Va-t-on de la guerre indirecte à la guerre directe contre la Russie ?

Les dernières semaines du mois de février ont été fertiles en développements dans la guerre opposant les USA/OTAN et la Russie en Ukraine. Les dangers qui guettent le monde, et en particulier l’Europe, se concrétisent et deviennent plus menaçants. Du méli-mélo d’événements disparates et désordonnés, il se dégage néanmoins des perspectives assez claires de collision directe entre l’OTAN et la Russie, c’est-à-dire du passage de la guerre indirecte par procuration actuelle à la guerre directe menée par des soldats et des civils de l’OTAN contre des soldats et des civils russes.

Les deux côtés disposant d’armes nucléaires, la montée aux extrêmes, c’est-à-dire, leur utilisation contre les armées et les civils sort du domaine de la théorie et des doctrines militaires pour entrer dans la sphère de l’application concrète. C’est à ce péril apocalyptique que sont confrontées dans les mois à venir les populations de nombreux pays. Cela exige une prise de conscience, un positionnement et des actions en vue de prévenir une catastrophe annoncée. Essayons d’abord de comprendre les raisons pour l’inquiétude, la source du danger.

Les USA/OTAN ont perdu en Ukraine

La guerre hybride, indirecte, par procuration, organisée et menée par les USA/OTAN depuis 2014 contre la Russie en Ukraine est un échec patent et impossible à camoufler. Loin d’abattre la Russie comme prévu, l’utilisation de l’Ukraine tel un proxy ou un instrument de combat a produit l’effet exactement contraire : le renforcement de la Russie, la destruction de l’Ukraine et la défaite des USA/OTAN. Les forces russes vont de succès en succès sur les champs de bataille, les armes russes démontrent leur supériorité sur celles des USA/OTAN, et l’économie russe se porte si bien qu’elle est maintenant la première d’Europe, tandis que les économies européennes s’embourbent sous l’effet boomerang des « sanctions » imposées à la Russie. Ce résultat n’a rien de surprenant pour tout observateur le moindrement conscient du rapport de force ou des faits économiques et ne s’étant pas départi de ses facultés mentales.

Ce n’était pas le cas des dirigeants des USA/OTAN, adeptes de l’impérialisme étatsunien mariné au néoconservatisme va-t-en guerre. Ivres de leur puissance, prenant leurs désirs pour des réalités, malades de russophobie, ils ont fait passer leur appareil de propagande à la vitesse supérieure, se surpassant en récits sur la facilité d’une victoire contre la Russie. Les populations occidentales ont été soumises à un déferlement sans précédent d’éructations délirantes de la part de leurs dirigeants politiques, médias, commentateurs de plateau et « experts » de service, tandis que toute analyse ou réflexion était ignorée, proscrite, ostracisée ou stigmatisée sous des huées d’insultes et de calomnies. Et pour cause : les mensonges sont des châteaux de cartes qui s’effondrent au contact de la réalité. Le but de la campagne d’hystérie collective était de décérébrer les opinions publiques et de leur faire accepter la folle aventure d’une guerre par procuration contre la Russie. Auto-intoxiqués, hallucinés, les bellicistes occidentaux croyaient à un succès rapide mettant la Russie à genou. L’effondrement économique et une « révolution de couleur » détruiraient l’État russe, ramenant la Russie à l’époque chaotique d’Eltsine, démembrant le vaste pays et livrant ses ressources au capital occidental. Un si bel exploit justifiait la tromperie et la manipulation de leurs populations. Les néocons, convertis au postmodernisme, n’ont-ils pas tenté de créer leur réalité, convaincus que, au bout du compte, ce sont les « faits alternatifs » et la perception qui importent ?

L’irruption du réel

Non prévue était l’ingérence de la réalité dans ce scénario abracadabrant. L’avancée des forces russes contre les forces de Kiev deux à trois fois plus nombreuses, les grandes batailles perdues à Marioupol en mai 2022 et à Bakhmout en mai 2023, le sacrifice irresponsable d’hommes et de matériel par Kiev, le coût financier pour tenir à bout de bras l’Ukraine, n’ébranlèrent pas la foi des commanditaires occidentaux du régime de Zelensky. Les « narratifs » enthousiastes et les rêveries optimistes s’enchaînèrent dans l’attente de la « contre-offensive » salvatrice qui, à l’aide d’armes miracles occidentales, infligerait à la Russie la cuisante défaite militaire tant recherchée. C’était peine perdue. La grande manœuvre se conclut par une débâcle otano-kievienne, mort-née dès son déclenchement en juin 2023. Les lignes russes n’ont même pas été entamées, bien que l’Ukraine avait envoyé à la mort ses meilleures troupes, récemment formées et armées à cette fin par l’OTAN.

L’incrédulité, l’incompréhension et le silence s’installèrent du côté des USA/OTAN. La fiction en technicolor venait de frapper le mur du réel. Après quelques tentatives de se bercer d’illusions (« C’est l’impasse pour les deux côtés. On est à égalité. »), l’échec fut reconnu, mais toujours à contre-cœur. Les Occidentaux avaient vidé leurs arsenaux; ils sont maintenant à l’os et n’ont plus rien à donner. Kiev a du mal à trouver de la nouvelle chair à canon : les jeunes sont kidnappés dans la rue pour être mis sous uniforme; les expatriés sont conviés à rentrer; les mercenaires sont envoyés en première ligne; les groupes bandéristes sont utilisés pour boucher les trous dans les lignes. Les bailleurs de fonds se rendent compte du mauvais investissement. À la Chambre des représentants étatsunienne, les élus rechignent à continuer le gaspillage des ressources de leur pays. Petit à petit, et malgré les dénis, le constat que l’Ukraine ne peut l’emporter contre la Russie fait son chemin. C’était une évidence depuis le début mais pas pour les fauteurs de guerre carburant au fantasme de casser la Russie.

Les lendemains de défaite

Les défaites sont orphelines. Chaque responsable essaie de s’en dissocier, pointant du doigt quelqu’un d’autre. Les auto-justifications et les récriminations sont choses courantes. D’abord, les USA/OTAN essaient de faire porter le chapeau à Zelensky, à sa mauvaise stratégie, à son entêtement, à sa dilapidation des ressources humaines et matérielles. Ses appels répétitifs pour davantage de dons devenant lassants, on en vient même à évoquer la corruption qui gangrène son pays.

Tout cela est hypocrite car les plans de guerre en Ukraine ont été élaborés de concert avec les USA/OTAN. Cela comprenait l’obsession du tout-à-l’offensive qui jeta des dizaines de milliers de soldats dans le « hachoir à viande » russe dans l’espoir de tuer des Russes (saigner la Russie est bien le but des USA/OTAN), ainsi que la malheureuse « contre-offensive » elle-même. Le commandant en chef Zaloujny tenta lui aussi de dégager sa responsabilité du désastre en prenant ses distances de Zelensky, tout en se mettant de l’avant comme solution de rechange. Cet épisode se termina par son limogeage le 8 février 2024. Les Occidentaux n’étaient pas encore prêts à larguer Zelensky.

Sur le front militaire, la situation se dégrada encore plus. Le 17 février, les Russes prirent la ville d’Avdiivka, un succès encore plus important que la prise de Bakhmout le 20 mai 2023. D’abord, l’opération fut un petit chef-d’œuvre de l’art militaire, se concluant par une déroute de l’adversaire et sa fuite à pied, combattants bandéristes du groupe Azov en tête. Ensuite Avdiivka était l’un des lieux les mieux fortifiés avec l’aide de l’OTAN depuis 2014, un promontoire d’où les forces de Kiev bombardaient les civils de Donetsk. L’issue de la guerre en Ukraine ne fait maintenant aucun doute et la défaite de Kiev est inéluctable.

Continuer la guerre malgré la défaite

 Une guerre par procuration est perdue lorsque le supplétif chargé de se battre pour les commanditaires n’arrive pas à l’emporter. Face à ce résultat, il y a quatre possibilités :

(i) continuer la guerre indirecte;

(ii) accepter la défaite (les États-Unis évacuent l’Afghanistan en 2021),

(iii) jeter les masques et faire faire la guerre par les commanditaires eux-mêmes, soit la guerre directe et sans auxiliaires,

(iv) trouver d’autres proxys pour poursuivre la guerre d’une façon ou d’une autre (en Syrie, les États-Unis remplacent les djihadistes vaincus par les Kurdes).

Les deux premières possibilités sont peu susceptibles d’être retenues. Zelensky veut bien continuer la guerre par procuration mais les promesses d’armes occidentales ne peuvent se concrétiser car il n’y en a plus (l’Ukraine n’a reçu que 30% des obus promis) et les sommes demandées pour tenir l’Ukraine sous perfusion sont de moins en moins trouvables dans les économies occidentales, anémiques et au seuil de l’austérité. Dépenser des milliards pour une guerre en Ukraine frise l’indécence alors que les prix flambent, les agricultures sont dévastées par le déversement de produits ukrainiens, les niveaux de vie s’affaissent, les budgets publics sont plombés de déficits et l’endettement national dépasse le PIB. Le grand « Sommet » convoqué par Macron à Paris le 16 février 2024 pour augmenter l’aide européenne à Kiev ne débouche sur rien. En janvier-février 2024, la Grande-Bretagne, l’Allemagne et la France ont signé des traités bilatéraux d’aide et de coopération militaire avec l’Ukraine pour 10 ans, mais nul ne sait s’ils pourront être suivis d’effet. Quant à l’option de l’acceptation de la défaite, elle est plus qu’improbable car la guerre n’est pas menée en fonction de ce qui se passe en Ukraine mais pour abattre la Russie. Peu importe le sort de l’Ukraine, la mise hors de combat de la Russie doit se réaliser coûte que coûte car il en va de la pérennité de l’impérialisme étatsunien. Macron ne fait que refléter ce besoin des États-Unis en insistant que la Russie ne doit pas sortir vainqueur.

Passer de la guerre par procuration (perdue) à la guerre directe ?

Reste donc les formules de la collision directe et du proxy de substitution. Les deux s’entrecroisent et sont au cœur de l’actualité de ces dernières deux semaines. En 2024, l’alarmisme de mauvais aloi remplace l’exaltation ignare de 2022-2023. On se plaît à se faire peur : la Russie ne doit pas l’emporter en Ukraine car elle piafferait d’impatience à envahir l’Europe; il faut arrêter les chars russes en Ukraine si l’on ne veut pas les voir défiler sur les Champs-Élysées. Un cas de bipolarité géopolitique.

Le 19 février, un politicien français ultra-atlantiste en tout et pro-guerre contre la Russie appelle la France « à passer en mode économie de guerre ». Le 26 février, Macron fait sa déclaration n’excluant pas l’envoi de troupes occidentales affronter la Russie. Comment l’interpréter ? Macron a l’habitude de gouverner par petites phrases lancées tantôt par ci, tantôt par là pour satisfaire tel groupe ou tel courant, pour donner le change sur ce qu’il fait véritablement, ou pour détourner l’attention de ses difficultés à l’intérieur (tous les voyants économiques, sociaux et politiques en France sont au rouge). En général, ce n’est que du vent ou un écran de fumée pour faire illusion.

Dans le cas qui nous occupe, il y a aussi la volonté de la France de se distinguer dans les relations internationales, ce qui, en principe, est bienvenu. On se rappelle combien de Gaulle avait fait rayonner la France. Mais n’est pas de Gaulle qui veut. On ne saurait prendre les vessies pour des lanternes. De Gaulle tenait un discours d’indépendance de la France contre les hégémonies; Macron fait de la surenchère en faveur de l’alignement otanien de la France et pour l’hégémonie étatsunienne. Voulant les premiers rôles, il ne se distingue que par les rodomontades et le surcroît de bellicisme par rapport à ses alliés. S’il joue au matamore pour impressionner la Russie, Poutine lui rappelle le 29 février l’existence des armes atomiques qui peuvent atteindre son pays. Macron est immédiatement désavoué par les autres dirigeants occidentaux, y compris ceux des États-Unis. On lui fait remarquer que la France, généreuse en discours grandiloquents, a moins donné à l’Ukraine que l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Toujours est-il que Macron met le sujet sur la table. Il le fait de concert avec Biden à qui il a parlé au préalable. À ce stade, l’idée est de préparer les esprits. C’est le but recherché.

Un suicide collectif

À court terme, l’intervention militaire directe de quelque pays de l’OTAN que ce soit ou de toute l’OTAN n’est qu’une abstraction dans les conditions actuelles. L’OTAN n’a ni les troupes ni les armes pour une guerre contre la Russie. Aucun pays de l’OTAN ne peut envoyer au combat plus que quelques milliers de soldats. Tous auraient à décréter le service militaire obligatoire et la conscription, tout en se convertissant à l’économie de guerre. On imagine l’accueil que feraient les opinions publiques à ces mesures. Pour le moment, ils en sont (l’Allemagne en particulier) à des programmes de réarmement et d’augmentations de leurs budgets militaires.

Durant les trois décennies d’unilatéralisme et de suprématie étatsunienne (« la fin de l’histoire »), les Occidentaux avaient oublié les conflits de grande envergure pour se concentrer sur les guerres « sans fin », conflits asymétriques quasi coloniaux de suppression de récalcitrants : pays plus faibles et forces irrégulières « en sandales ». Ils ont tout misé sur les proxys et les moyens high tech, la guerre conventionnelle étant tombée en désuétude. Les armées nationales ont été remplacées par des armées de professionnels, beaucoup plus petites. Les forces militaires sont devenues des corps expéditionnaires, des forces spéciales et des opérateurs à distance de systèmes d’armes, plutôt que des armées. Elles ont du mal à recruter et leurs effectifs sont incomplets. Plusieurs pièces d’équipement sont hors service ou ne sont plus fabriquées, et les chaînes de production sont démantelées.

Aucun pays de l’OTAN n’a l’expérience d’une guerre contre un adversaire de la taille de l’armée russe, un « pair ». Celle-ci est, en plus, la plus aguerrie au monde, autant en guerre high tech qu’en guerre conventionnelle à grand déploiement d’effectifs. Sa taille est supérieure et elle est capable de croître fortement. Depuis la mobilisation de septembre 2022, pouvant aller jusqu’à 1,25 millions d’hommes, la Russie se prépare à un éventuel passage à la guerre directe par l’OTAN. Son armement conventionnel a fait les preuves de sa supériorité sur le champ de bataille en Ukraine et son industrie militaire peut augmenter sa cadence de production. Elle n’aurait même pas besoin de son arsenal nucléaire, le premier au monde, pour repousser l’OTAN. Qu’à cela ne tienne, le recours au nucléaire par les deux côtés serait une conséquence possible en cas d’affrontement. Si la guerre par procuration contre la Russie relève de l’aveuglement, la guerre directe est assimilable à un suicide collectif.

Il n’empêche que ce qui se dessine semble bien être une fusion des scénarios iii et iv : l’Europe serait préparée pour être le nouveau proxy et celui-ci basculerait dans un affrontement direct avec la Russie.

Où logent les États-Unis ?

Chefs de la coalition occidentale, maîtres d’œuvre de la stratégie de la guerre par procuration, les États-Unis auraient été les bénéficiaires de la défaite de la Russie. Leur hégémonie mondiale aurait été confortée. Mais la guerre a été contre-productive et les États-Unis sont engoncés dans de redoutables problèmes domestiques. Que font les États-Unis quand une aventure extérieure tourne au vinaigre ? Ils stoppent les pertes, rentrent chez eux et laissent en rase campagne les associés qu’ils ont utilisés se débrouiller seuls (Vietnam, Afghanistan). Tout indique qu’ils cherchent en ce moment une porte de sortie de l’Ukraine, indépendamment de ce que ferait un Trump réélu. Les boutefeux de 2022-2023 sont désormais le soutien le moins sûr de Kiev.

Il faut rappeler que les États-Unis ont deux ennemis : la Russie et la Chine, et qu’ils doivent les séparer pour les vaincre un à un. Pour les États-Unis, la Russie était considérée seulement comme un obstacle moins important à surmonter rapidement pour passer à l’essentiel :  un conflit avec la Chine. Après la défaite russe anticipée, les États-Unis déplaceraient leur attention vers la Chine, laissant à l’Europe otanienne la responsabilité de poursuivre le combat contre la Russie pour la tenir éloignée de la Chine pendant l’affrontement américano-chinois. L’agitation en Europe pour un passage à ce qui serait de facto la guerre directe et la création d’une « défense européenne » est en droite ligne de ce plan originel. Cela signifie que le rôle assigné à l’Europe est d’être le proxy de substitution des États-Unis, suite à l’épuisement du proxy ukrainien. Dans l’éventualité du passage à la guerre directe contre la Russie, le territoire européen prendrait la suite du territoire ukrainien. La guerre se déroulerait en Europe.

Les intentions étatsuniennes sont lisibles dans le renvoi le 5 mars de Nuland, russophobe patentée, personnage de premier plan dans l’État et dans la sphère néoconservatrice. Événement significatif, il marque enfin la sortie des chimères et la prise de conscience à Washington de la défaite en Ukraine ainsi que de toute la stratégie basée sur le proxy ukrainien dont Nuland est l’acteur principal au moins depuis 2014. Fait inhabituel, la sanction est une reconnaissance spectaculaire de l’échec de la politique du pays. Le proxy ukrainien est irrécupérable. Les États-Unis ne peuvent plus rester aussi « engagés » en Ukraine que ne le veut Nuland; sa présence est un inconvénient. Par ailleurs, ils en ont plein les bras en Palestine, au Proche-Orient et dans le Sud où leur association avec Israël les discrédite dans leur quête d’appuis pour le maintien de leur hégémonie et d’un monde unipolaire. Fidèles à leur conduite après une aventure impériale ratée, ils regardent ailleurs, vers la Chine, où ils espèrent plus de succès que contre la Russie. Il n’échappe à personne que le diplomate nommé au poste que convoitait Nuland est un spécialiste de la Chine.

Que faire devant le danger de guerre en Europe ?

Pour le moment, tous les intervenants présents sur les plateaux de télévision français se sont penchés avec délectation sur la déclaration de Macron. Au-delà des Pour et des Contre, il y a l’enthousiasme qui s’exprime, chacun se sentant investi d’une nouvelle mission, celle qui consiste à influer sur le cours stratégique des choses. Une reprise de pouvoir éventuelle de Trump et les distances que ce candidat prend déjà à l’égard de l’OTAN permettent pour le moment de se bercer d’illusion sur la capacité de la France à assumer elle-même un certain leadership de remplacement. La France qui a toujours rêvé de jouer un rôle politique dominant au sein de l’Union européenne, peut espérer l’espace d’un instant, être en mesure de jouer un rôle politique déterminant au sein de l’OTAN. Les stratèges de plateaux peuvent de leur côté espérer prendre du galon et voir croître leur influence possible auprès de Macron.

Cet enthousiasme français risque cependant d’être de courte durée, car il est une version dévoyée et pervertie de la politique envisagée par le général de Gaulle. Malgré les apparences, les propos audacieux de Macron ne sont que l’expression d’un volontarisme belligérant qui convient parfaitement à Washington. C’est un peu comme si Macron était sorti de ses gonds en regardant du coin de l’œil le Commander in chief américain. Malgré la rebuffade officielle venant de Washington, le président français a le feu vert étatsunien. Si jamais l’Europe s’engage directement dans une confrontation guerrière avec Moscou sans que cela ne relève d’une initiative des États-Unis, le président américain quel qu’il soit, mais a fortiori si c’est Donald Trump, ne tardera pas à prendre ses distances à l’égard de l’article 5.  Les contrats signés, même avec des alliés, peuvent aisément être déchirés si les intérêts des États-Unis changent. L’Europe serait alors Gros-Jean comme devant. Il est dans l’intérêt Américains de laisser l’Europe se charger elle-même de confronter la Russie. Cette indépendance politique nouvelle de l’Europe par rapport à Washington, serait en réalité la reprise sous une nouvelle forme d’une dépendance ancienne : un new skin for the old ceremony. Un nouveau proxy européen, même perdant, pourrait à tout le moins peut-être servir à enliser la Russie, ne serait-ce qu’en la forçant à mobiliser ses effectifs pour affronter l’Europe, pendant que les États-Unis se tourneraient vers la Chine pour l’affronter avec leurs proxys régionaux (Taïwan, Corée du Sud, Japon, Philippines, Australie, Nouvelle Zélande). Qu’Européens et Russes s’affaiblissent mutuellement n’est que bénéfice net pour l’impérialisme étatsunien.

Conclusion

Après l’Ukraine, l’Europe est manifestement le prochain proxy des États-Unis pour la guerre contre la Russie. Les premiers concernés, les Européens, auraient intérêt à tirer le signal d’alarme au plus vite, avant que la spirale guerrière ne les entraîne dans l’abîme. Il n’y a aucune garantie que la guerre directe contre la Russie, aujourd’hui fanfaronnade macronienne, ne se transformera pas en sinistre réalité. La chair à canon ukrainienne serait relayée par la chair à canon européenne, les cobayes ukrainiens par les cobayes européens.

Le combat idéologique doit être mené simultanément sur deux fronts. Il faut mettre en évidence le caractère contradictoire des deux positions adoptées à l’égard des Russes. Ainsi que l’ont déjà remarqué Noam Chomsky et bien d’autres, les leaders otaniens ont, d’une part, jusqu’ici minimisé les capacités de la Russie dans la guerre d’Ukraine, mais ils ont, d’autre part, en même temps ameuté l’opinion publique face au danger d’une éventuelle invasion russe en territoire européen. Très faible sur le terrain ukrainien, la Russie serait tout de même assez forte pour avoir l’ambition d’envahir l’Europe. Pour sortir de cette vision contradictoire, irrationnelle et manichéenne, il n’est peut-être plus nécessaire d’insister longuement sur les capacités russes qui ont été déployées en Ukraine. Leur puissance militaire est visible à l’œil nu. La démonstration n’est plus à faire. Mais il reste à convaincre la population que la Russie n’a ni l’ambition ni le besoin de conquérir de nouveaux territoires. Elle a déjà assez à faire sur son immense territoire national qu’elle doit gérer. Il serait temps aussi de se méfier un peu plus des États-Unis qui cherchent à provoquer la Russie pour qu’elle pose des gestes défensifs que les leaders européens paranoïaques vont s’empresser d’interpréter en fonction de l’image qu’ils se font de ses ambitions.

Il n’est pas trop tôt pour toutes les organisations et personnes anti-guerre de se faire entendre et de s’unir pour alerter l’opinion publique européenne du danger de voir l’Europe ressembler à l’Ukraine, voire quelque chose de bien plus grave si les armes nucléaires sont employées. Le « Non à la guerre » doit être retentissant et doit peindre les conséquences d’une belligérance européenne dans les termes les plus explicites. Un mouvement fort ne laisserait pas les décideurs indifférents. L’interruption de cette marche infernale ne doit pas attendre le déclenchement des hostilités, car il serait alors déjà trop tard.

Samir Saul est docteur d’État en histoire (Paris) et professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Son dernier livre est intitulé L’Impérialisme, passé et présent. Un essai (2023). Il est aussi l’auteur de Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945-1962) (2016), et de La France et l’Égypte de 1882 à 1914. Intérêts économiques et implications politiques (1997). Il est enfin le codirecteur de Méditerranée, Moyen-Orient : deux siècles de relations internationales (2003). Courriel : samir.saul@umontreal.ca

Michel Seymour est professeur retraité du département de philosophie à l’Université de Montréal, où il a enseigné de 1990 à 2019. Il est l’auteur d’une dizaine de monographies incluant A Liberal Theory of Collective Rights, 2017; La nation pluraliste, ouvrage co-écrit avec Jérôme Gosselin-Tapp et pour lequel les auteurs ont remporté le prix de l’Association canadienne de philosophie; De la tolérance à la reconnaissance, 2008, ouvrage pour lequel il a obtenu le prix Jean-Charles Falardeau de la Fédération canadienne des sciences humaines. Il a également remporté le prix Richard Arès de la revue l’Action nationale pour l’ouvrage intitulé Le pari de la démesure, paru en 2001. Courriel : seymour@videotron.ca site web: michelseymour.org


Source: Pressenza

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2 thoughts on

Va-t-on de la guerre indirecte à la guerre directe contre la Russie ?

  • marti

    Voici ce que disent les auteurs en conclusion: “Il n’est pas trop tôt pour toutes les organisations et personnes anti-guerre de se faire entendre et de s’unir pour alerter l’opinion publique européenne du danger de voir l’Europe ressembler à l’Ukraine, voire quelque chose de bien plus grave si les armes nucléaires sont employées. Le « Non à la guerre » doit être retentissant et doit peindre les conséquences d’une belligérance européenne dans les termes les plus explicites. Un mouvement fort ne laisserait pas les décideurs indifférents. L’interruption de cette marche infernale ne doit pas attendre le déclenchement des hostilités, car il serait alors déjà trop tard.”
    >
    Voici la pétition que nous (petit groupe de Gilets Jaunes. Page facebook: Gilets Jaunes du Coin) venons de lancer:avec nos faibles moyens, mais qui correspond à l’urgence de la situation décrite:
    Lien: https://www.change.org/POURLAPAIXCONTRETOUTEINGERENCEFRANCAISE

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