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Le journaliste américain Chris Hedges à nouveau censuré

Jusqu’à début mai, le journaliste réalisait des entretiens sur la chaîne The Real News Network et vient de se faire virer de ce média. Olivier Azam nous explique pourquoi. Une occasion de se poser la question de ce que doit faire ou ne pas faire un média qui se dit indépendant (IGA).

Chris Hedges a passé des années en Amérique latine, puis à Jérusalem et au Caire, sept ans au Moyen-Orient en tant que chef du bureau du New York Times, il a été fait prisonnier par les gardes républicains irakiens lors de la première guerre du Golfe, puis il a dirigé le bureau du New York Times dans les Balkans pendant la guerre de Bosnie et du Kosovo, reçu le prix Pulitzer en 2002… et finalement été viré du New York Times pour avoir dit la vérité sur la guerre en Irak, ce qu’un journaliste qui veut durer dans un grand média ne devrait jamais faire.
Il a ensuite organisé une grève pour protester contre l’éviction du rédacteur en chef de Truhdig, média auquel il participait. Tous les grévistes ont été licenciés et Chris Hedges a ainsi perdu la moitié de ce qu’il lui restait comme revenus, la dure réalité de la liberté d’expression aux États-Unis et dans un monde où les libertés d’opinion, d’expression et le droit d’informer se réduisent à nouveau drastiquement, comme un pendant aux guerres menées au nom de la liberté, de la démocratie et contre l’antisémitisme.

Depuis des années, Chris Hedges continue à travailler comme journaliste très indépendant. Il est l’auteur de nombreux essais, certains sont traduits en français chez Lux, et la BD-reportage co-réalisée avec Joe Sacco, Jours de destruction, jours de révolte, est un best-seller sorti en France chez Futoropolis. Avec une grande liberté éditoriale, Chris Hedges incarne une de ces voix dissidentes de l’Amérique courageuse, qui ne rencontre aucun écho dans les rédactions françaises pourtant très « américanolâtres » [1]

Sur beaucoup de sujets, The Chris Hedges Report est pour nous une source d’informations et d’analyse incontournable. Puisqu’il n’y a pas de hasard, Chris Hedges fait partie des journalistes qui soutiennent publiquement Julian Assange. En 2021 nous avons d’ailleurs organisé un duplex avec lui au cinéma l’Espace Saint-Michel à l’issue d’une projection d’Hacking Justice de Clara López Rubio et Juan Pancorbo.

Chris Hedges est particulièrement pertinent pour observer et analyser les drames du Moyen-Orient qu’il connait bien et dans lequel il a encore des contacts (il parle arabe). Jusqu’à la semaine dernière, le journaliste réalisait des entretiens sur la chaîne The Real News Network, où il s’était réfugié après l’interdiction de RT-USA et la suppression de six années d’émissions archivées, dans laquelle il faisait entendre de nombreuses voix, informant librement de l’état du monde… Chris Hedges vient de se faire virer de The Real News Network.

La raison de cette nouvelle exclusion ? Il y en a plusieurs visiblement.

Max Alvarez, le rédacteur en chef de The Real News a justifié auprès de Chris Hedges que cette éviction faisait suite à ses critiques à l’égard de Biden, notamment à propos du génocide à Gaza, qui « mettent en péril son statut d’organisation à but non lucratif ». Son soutien à l’écrivaine et poète Alice Walker semble aussi ne pas y être étranger, la célèbre auteure de The Color Purple, ancienne élève de l’historien Howard Zinn lorsqu’il enseignait à Spelman College à Atlanta, une université pour étudiantes noires. C’était dans les années 1960, en pleine ségrégation. L’historien soutenait alors activement les étudiantes et étudiants impliqués dans le mouvement des droits civiques, et s’engagera ensuite très fortement dans les mouvements anti-guerre, Vietnam, Irak, Afghanistan… Lui aussi viré, marginalisé, comme toujours les voix rebelles aux États-Unis comme ailleurs, Howard Zinn avait dû redoubler d’efforts pour braver les censures et finalement laisser une œuvre dont le livre Une histoire populaire des Etats-Unis (édité en France aux éditions Agone) “a changé le regard des Américains sur eux-mêmes”, comme dit son ami Noam Chomsky.

Dans cet article sur Consortium News du 26/4/2024, Chris Hedges expliquait comment, sous la pression du lobby israélien qui sévit ouvertement aux États-Unis, le Bay Area Book Festival a humilié « l’une des écrivaines les plus douées et les plus courageuses d’Amérique ». Alice Walker n’a cessé d’être attaquée toute sa vie pour ses engagements, notamment son soutien au peuple palestinien et pour Boycott Désinvestissement Sanction (BDS). La campagne de dénigrement qui la cible aujourd’hui tourne autour de son éloge d’un livre de l’auteur New Âge David Icke (« … and the truth shall set you free »). Le Bay Area Book Festival, qui connaissait les positions d’Alice Walker, l’a invitée puis, sous la pression, désinvitée, se hissant ainsi au sommet de la vertu tout après avoir surfé sur la notoriété de l’écrivaine engagée.

Cette affaire rappelle ce qui était arrivé à René Vautier au début des années 2000, lorsque un lieu culturel associatif du 20e arrondissement de Paris, Confluences, l’avait invité à présenter ses films pour ensuite le désinviter et mener une campagne odieuse de calomnie contre celui qui avait été résistant à l’occupant nazi et Croix de guerre à 16 ans, repeint par des ignares et des opportunistes en infréquentable ami du révisionnisme… lui faisant payer, au passage, son engagement anticolonial et son soutien au peuple palestinien, selon le raccourci mainte fois usé jusqu’à la nausée : « Si tu soutiens le peuple palestinien opprimé et massacré, c’est que tu nies l’existence d’Israël, et que tu es antisioniste et donc un antisémite ! ». Avec en prime pour les procureurs improvisés de se draper d’intentions vertueuses. Après une longue et pénible procédure en justice, René Vautier avait finalement gagné, mais perdu beaucoup de temps et d’énergie pour ne pas finir sa vie, couvert de boue. Les organisateurs de cette cabale ont fait carrière en politique depuis, mais c’est un autre sujet.

Chris Hedges qui soutient Alice Walker qui aime les livre de David Icke, c’est mal ! C’est un cas typique de « culpabilité par association », procédé qu’on connait bien en France (sauf pour Louis-Ferdinand Céline, la c’est OK et même chic !)

The Real News Network est un média à but non lucratif, fondé et financé principalement par le producteur TM Scruggs, un type de gauche, musicien, musicologue, spécialiste de l’Amérique latine qui revendique : « je m’engage à être ouvert d’esprit et créatif » [2]. Mais, comme beaucoup d’Américains de gauche, ce dernier n’aime visiblement pas que Chris Hedges dise la vérité sur Biden et sur le Parti démocrate, sous prétexte que ces vérités risquent de favoriser la réélection de Trump. TM Scruggs n’a pas aimé notamment que Chris Hedges interviewe l’ex-démocrate Dennis Kucinich qui se présente au Congrès de l’Ohio en tant qu’indépendant et critique les deux partis au pouvoir. Cette émission a été retirée de The Real News Network. Elle restera la dernière de Chris Hedges sur ce média qui va avoir du mal à revendiquer désormais le statut de média indépendant.

« Ne pas attaquer le parti démocrate pour ne pas favoriser Trump » est exactement le même « argument » qui a été utilisé contre Julian Assange quand WikiLeaks a révélé les tricheries et malversations de la candidate Hillary Clinton. [3]

Il s’agit là d’une version communément admise dans la lutte politique que « la fin justifie les moyens » par celles et ceux qui considèrent que la morale est forcément de leur côté, qu’importe qu’elle soit trahie pour accéder ou se maintenir à un poste de pouvoir. Le problème, comme pour Hillary Clinton-la-va-t’en-guerre, c’est ici le double discours du clan Biden qui surfe sur le difficile exercice de soutenir Israël dans ses massacres, fournir les bombes, envoyer des troupes armés jusqu’aux dents pour réprimer violemment les étudiants en révolte dans les campus, mais ne pas perdre son électorat choqué par l’ignominie d’une telle hypocrisie. Difficile équation. Évidemment, Trump soutient aussi Israël et promet une plus grande répression encore aux étudiants et à toute forme d’opposition à Israël sur le sol américain (ce qu’explique aussi Chris Hedges).

Au fond, Chris Hedges paye sa liberté, son attachement à la vérité et sa haute idée du journalisme et de l’engagement citoyen. Ses entretiens et analyses sur le génocide en cours à Gaza, son soutien affirmé aux étudiants, sa façon de déconstruire la propagande et le récit biaisé de ce qui se passe notamment à Columbia University, son obstination à chercher la vérité, à ouvrir le champ à la parole dissidente, tout en résistant à la pression et aux intimidations, deviennent insupportables pour qui n’arrive plus à vendre un monde binaire dans lequel le camp du « bien » est une posture confortable. Et, comme souvent, ce qui se déroule aux États-Unis, dont on nous donne en France une vision parcellaire et romancée, dessine les contours de nos propres maux. [4]

Dans ce post sur son compte Substack, Chris Hedges affirme sa détermination à ne pas la fermer, prenant l’exemple du courage des étudiants qui mettent en péril leur avenir en s’opposant au génocide en cours à Gaza. Vous pouvez le suivre ici [5]

notes :

[1] « Si c’est écrit dans le New York Times, c’est que c’est vrai », nous a récemment affirmé un ancien correspondant de l’AFP à Moscou, lors d’un débat sur Julian Assange.

[2http://www.unitedforcommunityradio.org/?p=4273

[3] En 2016, WikiLeaks avait rendu publics 19 252 courriels révélant comment la direction du Parti démocrate avait manipulé ses élections primaires pour favoriser Hillary Clinton au détriment de Bernie Sanders. Ces révélations ont conduit à la démission de cinq hauts responsables du parti, dont la présidente du DNC (l’organisme qui dirige le Parti démocrate), Debbie Wasserman Schultz. Des courriels révélaient notamment que la candidate Clinton connaissait à l’avance les questions posées lors des débats de la primaire face à Bernie Sanders. WikiLeaks révélait aussi les extraits de conférences d’Hillary Clinton payées par Goldman Sachs en 2013 et le financement de la Fondation Clinton par l’Arabie saoudite alors que les records de ventes d’armes à ce pays ont été battus sous son mandat de secrétaire d’État.

[4] En témoigne encore la chasse aux sorcières dans les universités, les écoles et les médias, dont France Inter encore récemment

[5] Il est désormais très facile d’utiliser les fonctions de traduction en ligne pour lire en Français et les fonctions de traduction automatique sur les vidéos en ligne et élargir ainsi son horizon.


Source : Mutins de Pangée

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