Coups médiatiques et spectaculaires de Macron avec l'opération "Place nette XXL", discours racistes d'Éric Zemmour déclarant Marseille "n'est plus vraiment une ville française", que révèlent ces images chocs? Peut-on parler réellement de lutte contre la drogue, contre les drogues? Pour y voir plus clair, nous interrogeons Laurent Mucchielli, sociologue, est directeur de recherche au CNRS (Mesopolhis, UMR 7064, CNRS, Aix-Marseille Université & Sciences-Po Aix). Il est notamment l’auteur de Délinquances, police, justice. Enquêtes à Marseille et en région PACA (Presses de l’Université d’Aix-Marseille, 2016), Sociologie de la délinquance (Armand Colin, 2017), Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance (Armand Colin, 2018), La doxa du Covid (Eoliennes, 2022) et Défendre la démocratie : une sociologie engagée (Eoliennes, 2023).
Interviewé sur le sujet des drogues par le média 15-38 Méditerranée, vous parliez du manque d’intérêt des élites marseillaises, avec des écoles et bâtiments délabrés. Quelle est la part de responsabilité de l’État et de la municipalité ou même la métropole ? Sous Macron on a l’impression qu’il y a une volonté délibérée d’écraser et humilier les masses (gilets jaunes, covid, retraites…). Considérant que les municipalités aient une réelle volonté, pourraient-elles s’en sortir pour réduire le trafic de drogues ?
Sur le macronisme, je serai rapide. Oui, c’est à l’évidence une caricature de posture autoritaire, de pratique anti-démocratique des institutions, de néo-libéralisme sauvage et de mépris social envers les petites gens. La façon dont le mouvement des Gilets Jaunes a été engendré et mâté à grands coups de violences policières est assez éloquente. On voit actuellement en Nouvelle-Calédonie le même mépris, le même autoritarisme parisien et le même résultat : mettre les gens dans la rue à force de les humilier. Mr Macron passe son temps à conflictualiser la société en menant une politique contraire aux intérêts élémentaires des milieux populaires. Sandra Laugier et Albert Ogien l’avaient anticipé lucidement dès 2017 dans leur livre Antidémocratie. Comme le disait également Roland Gori en 2019, dans le contexte du mouvement des Gilets jaunes, le président de la République « ne gouverne pas les Français, il les soumet ». Du côté de la ville de Marseille, n’y travaillant plus depuis plusieurs années, je ne suis pas assez renseigné sur la réalité des politiques menées actuellement. Je peux simplement dire que, sur la question de la vidéosurveillance que je connais bien (voir mon livre de 2018, qui comportait un gros chapitre sur le cas de Marseille), j’ai constaté un grand écart entre les promesses de campagne et les décisions prises une fois élus.
Autrement dit, est-ce un sujet local ou national ?
C’est évidemment une question nationale au plan de la loi. Et de ce point de vue, la situation est bloquée en France (alors qu’elle bouge dans beaucoup d’autres pays). Là aussi, il ne faut rien attendre du gouvernement actuel dont le niveau de réflexion sur la question est : « la drogue c’est de la merde, on ne va pas légaliser cette merde » (Mr Darmanin, ministre de l’Intérieur, le 14 septembre 2020, sur la chaîne de télévision LCI). D’abord, parler de « la drogue » au singulier est une bêtise. Il y a des drogues, c’est-à-dire des substances psychoactives, certaines légales (tabac et alcool), d’autres non. Et dont les effets à tous points de vue (y compris la dangerosité individuelle et la dangerosité sociale) n’ont rien à voir les unes avec les autres. D’emblée, la confusion est un refus de penser. Ensuite, c’est donc toujours la politique de l’autruche qui domine : « tout est interdit, tout va bien ». Or rien n’est plus faux. Tout est interdit, et de plus en plus durement réprimé, mais cela n’empêche nullement la réalité de se développer. Il faut regarder les données que l’Observatoire Français des Drogues et des Tendances addictives (OFDT) compile depuis le début des années 1990. Les consommations de cannabis, de cocaïne et de LSD ne cessent d’augmenter. Le cannabis est désormais consommé par près de 12% de la population adulte, c’est trois fois plus qu’au début des années 1990, même si ça baisse chez les adolescents depuis le milieu des années 2010. Enfin, nos politiques sont enfermés dans un pseudo-choix manichéen : prohiber ou légaliser. J’entends encore régulièrement des élus dire que l’alternative à la prohibition serait une sorte de dangereuse anarchie récréative et se poser en remparts contre cela. C’est vraiment stupide. Dans beaucoup d’autres pays, on a compris qu’il faut sortir de ce manichéisme si l’on veut être capable de penser le problème en tenant compte de toutes ses dimensions (les libertés fondamentales, les besoins individuels, la santé publique, l’ordre public, la protection des mineurs, etc.). On comprend alors qu’entre les deux extrémités du pseudo-choix, il existe une troisième voie, la voie du milieu : ni tout interdire bêtement, ni tout autoriser de manière irresponsable, mais réglementer, c’est-à-dire autoriser avec des règles d’usage. Comme pour l’alcool et le tabac. Pour ne parler ici que de la consommation (la production et la vente posent encore d’autres questions, également inexistantes dans le débat public français).
C’est donc d’abord un sujet national, qui est bloqué en France depuis très longtemps par des politiciens qui ont diabolisé « la drogue » et qui poursuivent sans relâche des politiques sécuritaires simplistes. Mais c’est aussi une question locale car, en théorie, tous les acteurs locaux (services de l’État, de la Région, du Département, de la Ville, partenaires associatifs) sont réunis dans un grand partenariat (le CLSPDR, contrat local de sécurité et de prévention de la délinquance et de la radicalisation) et sont sensés définir ensemble une stratégie locale. Hélas, en pratique, tout tourne le plus souvent autour des acteurs étatiques (voir notre évaluation générale au début de ce livre). Et c’est donc le point de vue de l’État qui prédomine le plus souvent, a fortiori dans des périodes de renforcement du jacobinisme comme c’est le cas actuellement.
Est-ce qu’il y a une réelle volonté de réduire le trafic de drogue ? La drogue n’est-elle pas utilisée comme moyen d’affaiblir les masses et les jeunes en particulier, les détourner des véritables questions politiques (injustices et inégalités, un tiers de la population française que ne mange pas toujours à sa faim) ?
Les usages de drogues répondent à des besoins très variés, qui vont du récréatif au thérapeutique, et elles sont consommées à tout âge. Elles sont par ailleurs plus ou moins fortement addictives, à l’exception de la plus répandue des drogues, le cannabis, dont le principal danger est le même que celui du tabac (fumer est un facteur important de certains cancers et de certaines maladies cardio-vasculaires). S’agit-il d’un « moyen d’affaiblir les masses » comme vous le dites ? En tous cas, c’est un moyen par lequel une partie de la population gère ses souffrances et son mal-être. Pour le meilleur et pour le pire si l’on songe aux usages des opiacés et de leurs substituts. On observe d’ailleurs une remontée des décès par overdoses depuis le milieu des années 2010. On verra aussi bientôt ce que les confinements imposés à la population en 2020 et 2021 lui auront fait sur le plan psychologique et les impacts que cela a eu sur les consommations de drogues.
Bien entendu, plane ici le spectre de la crise des opioïdes aux USA. La population française n’est pas victime du cynisme absolu des industries pharmaceutiques américaines comme l’entreprise Purdue Pharma qui a tué indirectement plusieurs centaines de milliers de personnes avec son OxyContin présenté frauduleusement comme moins dangereux que les analgésiques antérieurs et prescrit par des médecins souvent naïfs et parfois activement corrompus. Rappelons que cette entreprise a été condamné pour fraude et pour corruption en octobre 2020, avec une amende cumulée de 8,3 milliards de dollars, soit la plus lourde sanction jamais prononcée par la justice américaine à l’encontre d’une industrie pharmaceutique. Rappelons aussi qu’une autre société étasunienne du même secteur, bien plus importante, Johnson & Johnson, a également été condamnée, de même que les cabinets de conseil (l’américain McKinsey et le français Publicis) qui organisaient leur marketing et leur lobbying. Nous ne sommes pas confrontés à telle corruption de l’offre légale de drogues en France. Reste toutefois la question du malaise psychosocial qui se cache derrière l’augmentation des consommations. Le livre d’Anne Case et Angus Deaton en rend bien compte. Les auteurs parlent des « morts de désespoir », en cumulant les overdoses de drogues, les suicides et les maladies graves liées à l’alcoolisme. Et surtout, ils identifient ce qui se cache derrière, à savoir le mal-être des classes populaires blanches américaines habitant en dehors des grandes villes, qui sont – après les classes populaires noires urbaines – les grandes perdantes de l’évolution du capitalisme américain toujours plus inégalitaire. La France s’est longtemps opposée à ce modèle en vantant son niveau de redistribution et de protection sociale. Mais on voit bien comment ce modèle s’effondre progressivement sous les coups de boutoir des politiciens néo-libéraux qui gouvernement notre pays sans réelle discontinuité depuis plus de vingt ans.
Marseille ne sert-elle pas de mauvais élève sur lequel il faut toujours se montrer sévère, une sorte d’exemple pour des politiques répressives et des opérations démagogiques, sans vouloir réellement changer les choses sur le terrain ?
Oui, j’ai écrit un article entier il y a quelques années (dans ce livre) sur la médiatisation de « la violence » à Marseille. C’est l’équivalent du thème « les banlieues », que l’on voit traité médiatiquement en région parisienne à longueur d’année. Marseille et la Seine-Saint-Denis sont comparables dans l’imaginaire de la violence et dans le lien que beaucoup font (et pas seulement à l’extrême droite) avec les « jeunes d’origine étrangère ». Les deux territoires concentrent l’activité du trafic de drogues à grande échelle. Ce qui fait la spécificité du cas marseillais, c’est sa profondeur historique. Marseille est une plaque tournante du trafic de drogues (essentiellement de cannabis en provenance de la région du Rif au Maroc) parce que c’est historiquement le grand port français qui reliait la métropole à ses colonies. C’est une ville stratégique sur les routes des drogues, qui a vu se constituer dès l’entre-deux-guerres le narcobanditisme français, italo-corse à l’origine. Et qui connaitra son apogée avec la French Connection dans les années 1960 et 1970. Mais dès les années 1930, Marseille est associée à Chicago dans les discours politiques, les reportages et même les films (le Chicago d’Al Capone bien entendu). C’est donc une longue histoire. Et c’est sur cet imaginaire que surfent médias et politiciens qui viennent régulièrement à Marseille pour prétendre ausculter le malade. En réalité, ils viennent simplement s’indigner. Et cette sorte de rituel politico-médiatique se conclut invariablement par l’annonce du gouvernement qu’il va « renforcer les moyens de la police et de la justice » pour en finir avec le crime. On l’a encore vu en mars de cette année, après la « visite surprise » de Mr Macron dans la cité phocéenne. Tout ceci est largement une mise en scène. Même si, derrière, cela a bien pour effet d’alourdir la répression des quelques réseaux de trafiquants que la police parvient à démanteler, et surtout des simples consommateurs. Le nombre de personnes mises en cause par la police et la gendarmerie pour des ILS (infractions à la législation sur les stupéfiants) ne cesse de croître. Il approche les 300 000 par année, dont 80 à 85% sont de simples usagers. De même, sur les quelques 60 000 mesures et sanctions judiciaires prises ensuite, près de 95% concernent de simples usages ou de la détention/acquisition. Dans ces conditions, la réalité « sur le terrain », comme vous dites, ne risque pas de changer réellement. Et ceci n’est pas une surprise. La simple répression ne mène à rien. Nous l’avions évalué à Marseille (voir un chapitre de ce livre), à l’époque de Mrs Hollande et Valls et des « zones de sécurité prioritaires » (ZSP). Partout où nous étions allés, les trafics avaient repris dans les semaines ou les mois suivant les opérations policières. La politique actuelle est la même, et elle conduira donc au même résultat presque nul.
Vous expliquiez dans une interview que l’État français a parfois géré lui-même la vente de drogues. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette information ?
C’est un secret de Polichinelle. Il suffit de lire les historiens (notamment ce livre). La première grande vague de toxicomanie est celle de l’opium à la fin du 19ème et durant la première moitié du 20ème siècle. Le gouvernement français de la Troisième République en est directement responsable dans son organisation de la colonisation de l’Indochine. Il a en effet rationalisé la production et la vente à travers une régie publique du tabac et de l’opium, faisant de très gros bénéfices qui ont fortement contribué au budget de la colonisation de ce territoire. A cette époque, l’État a donc organisé la toxicomanie, qui plus est avec un produit extrêmement addictif et dangereux, à des fins d’enrichissement. Et ce jusqu’au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, lors même que l’opium était prohibé en Occident depuis la Convention de La Haye en 1912.
Est-ce qu’il n’y a pas une part de responsabilité de l’État rendant possible le trafic de drogues au niveau international et local ? Quelles collusions peut-il y avoir entre politiques et groupes mafieux actifs dans le commerce des drogues ? Les liens entre Alexis Kohler et la famille propriétaire de MSC croisières (champion du monde des saisies de cocaïne) peuvent-ils faire l’objet d’une poursuite judiciaire par exemple ?
Même si j’ai regardé le troublant documentaire de Off Investigation sur l’affaire Kohler, je ne connais pas suffisamment le dossier que vous évoquez pour me permettre d’en parler publiquement. Mais le problème est général. Une fois de plus, la prétendue « République exemplaire » promise par le futur président en campagne disparaît dès qu’il exerce le pouvoir. Depuis 2017, nous comptons pas moins de 19 condamnations, 9 mises en examen et 13 enquêtes en cours concernant des ministres ou des parlementaires macronistes. Cela fait beaucoup… Et cela me semble logique compte tenu de la nouvelle doctrine du « partenariat public/privé » qui s’est imposée partout, qui accélère les conflits d’intérêts et les phénomènes de pantouflage (ce que l’Observatoire des multinationales appelle « les portes tournantes »), bref qui constitue un véritable accélérateur de corruption.
Pour revenir à votre question, historiquement, comme je le rappelle dans ce livre, le narcobanditisme n’aurait pas pu se développer dans l’entre-deux guerre sans des collusions avec le politique. A Marseille, les bandits bénéficiaient de la protection de Simon Sabiani. Cet homme politique d’origine corse, qui fut député des Bouches-du-Rhône de 1928 à 1936 et premier adjoint à la mairie de Marseille de 1929 à 1935, était alors « le véritable maître de la ville » selon l’expression de l’historien de Marseille, Emile Temime. En retour, les bandits assuraient le service d’ordre de certains élus ainsi que diverses autres basses besognes et violences politiques, surtout contre les ouvriers et les dockers communistes. Et des choses similaires se constataient encore à l’époque de la French Connection et sous les premiers mandats de Gaston Defferre comme maire de Marseille. Aujourd’hui, je ne vois pas de lien majeur entre politiciens et trafiquants de drogues à Marseille. Mais les bandits quels qu’ils soient (dans le commerce illicite comme dans le licite) cherchent toujours à sécuriser leurs activités en corrompant les contrôleurs. En l’occurrence, le narcobanditisme permet de dégager de tels bénéfices que l’argent qui sert à la corruption est également colossal. Et il y a eu quelques affaires retentissantes ces dernières années, mettant en cause notamment quelques membres haut placés de la police judiciaire et de la douane ainsi récemment qu’une juge d’instruction pour ses liens avec le grand banditisme corse“.
Amitiés
La Peur, arme politique
15,00 €Quels sont les leviers possibles pour une réduction du trafic et de ses nombreux impacts en termes de violences ?
Une seule chose est certaine : la situation ne changera pas tant que la seule politique sera la répression. Faites tomber 10 dealers et 10 autres auront pris leur place dans les semaines qui suivent. Harcelez les clients en les attendant au coin de la rue et les dealers mettent en place la commande par Snapchat ou Telegram et un service de livraison à domicile. C’est la leçon du réel. Dès lors, si l’on voulait véritablement faire bouger les lignes, il faudrait sortir de cette logique punitive. On se poserait alors de nouvelles questions. On s’interrogerait sur la demande de drogues (et non seulement sur l’offre). On réfléchirait sérieusement à la réglementation comme nous l’avons discuté plus haut. On ferait réellement de la prévention (et non des leçons de morale inutiles) auprès des adolescents. On réfléchirait à l’accompagnement social des toxicomanes mais aussi des trafiquants. Je ne parle pas ici des bandits qui tiennent les réseaux de trafics, mais de la petite armée de gamins en échec scolaire, humiliés et dégradés par leur expérience de la vie dans les quartiers ghettoïsés, qui sont exploités comme des forçats par les vrais bandits et qui tiennent le pavé du matin au soir, cumulant le risque de l’interpellation policière et celui des violences entre réseaux de deal. J’emploie ici une métaphore qui aide à comprendre : quand un patron ou un gouvernement veut fermer une entreprise sans se contenter de mettre au chômage tous les salariés du jour au lendemain, il fait un plan social, il réfléchit notamment en termes de reclassement, de reconversion, de formation et de réinsertion professionnelle. Et bien c’est un peu la même chose ici. Les nombreux policiers, gendarmes, douaniers et magistrats que j’ai interrogés durant mes enquêtes parviennent à peu près tous au même constat d’inutilité de la simple répression. Mais ils disent en substance « si on légalise, les délinquants vont se déporter sur d’autres activités criminelles ». Il faudrait donc penser la réinsertion des dealers. Bref, vous le voyez, c’est une question complexe, multidimensionnelle. Et la seule chose qui est sûre, c’est que la réflexion et l’élaboration des politiques publiques sur ce sujet ne sont pas du tout au niveau de la complexité du problème. C’est tellement facile de faire la politique politicienne sur le dos des drogues. Voyez comme il est compliqué d’ouvrir une simple salle d’injection. Même quand le dossier est bien monté, avec les avis des médecins de santé publique, des toxicologues, des travailleurs sociaux, il suffit d’une ou deux petites phrases de politiciens jouant sur les peurs et de quelques articles de presse sensationnalistes pour menacer d’enterrer en quelques heures un projet élaboré depuis des mois voire des années. Bref, le blocage est avant tout politique à mon sens.
Source : Investig’Action
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