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Imhotep (IAM): “C’est plus facile d’éliminer les pauvres que d’éradiquer la pauvreté”!

Le groupe de rap français IAM célébrait en 2023 les cinquante ans du Hip-Hop en sortant un vinyle par mois durant toute l'année. Cet anniversaire est poursuivi avec une grande tournée en 2024. Connu pour ces sons originaux, ses textes engagés mais aussi humoristiques, IAM était de passage en Belgique le week-end passé et continue sa tournée dans toute la France. Pour commenter l'évolution du rap, le traitement médiatique de Marseille et certaines questions d'actualité, nous avons interviewé celui que l'on surnomme l'architecte sonore de ce groupe mythique.  

IAM célèbre les cinquante ans du Hip-Hop, pensais-tu à un tel développement à tes débuts ? Comment analyses-tu son évolution ?

Il y a cinquante ans, la culture Hip-hop naissante a d’abord été une contre culture, premièrement désignée et dénigrée comme une sous-culture de descendants d’esclaves. D’ailleurs, quand cette culture est arrivée en France, au début des années 1980, elle était totalement confidentielle.

Alors que le street art et la danse commençaient à recruter leurs premiers adeptes, les rappeurs français étaient encore considérés comme des rigolos sans avenir. Les premiers tubes de rap français, du « Bouge de là » de MC Solaar à « Je danse le Mia » d’IAM, ont changé la donne.

Quand les majors ont compris que cette musique devenait « main-stream », elles se sont engouffrées dans la brèche, et le rap français est devenu un « produit commercial ».

Dans le même temps, toutes les disciplines du Hip-hop ont profondément transformé la culture occidentale dans sa globalité: la peinture, la danse et la musique bien sûr, mais aussi le cinéma, la mode et même la littérature.

De contre-culture, le Hip-hop est devenu une influence dominante des cultures modernes. Devenant un enjeu commercial, les codes du rap ont été récupérés et édulcorés pour devenir de la « pop urbaine », courant majeur de la variété actuelle. Pourtant, la créativité de la culture Hip-hop a continué à s’enrichir et à se diversifier.

Aujourd’hui le rap est plus que jamais omniprésent et multiforme. De la pop urbaine à succès, au néo boom-bap le plus obscur, en passant par la Trap et la Drill, le rap reste la musique la plus écoutée, depuis plus de trente ans et dans le monde entier.

On s’est rencontré lors d’une soirée sur le sample. Comment as-tu commencé à sampler et en quoi cela consiste ?

J’ai commencé à « sampler »  en 1985, soit trois ans avant d’acquérir mon 1er échantillonneur ! En fait, j’avais un magnétophone à cassette Fostex 4 pistes, sur lequel j’enregistrai des breakbeats extraits de vinyles, mesure par mesure, à l’aide de la touche pause. 

J’explique ma technique: je lançais le vinyle, je lâchais la pause sur le premier temps de la boucle, j’enregistrais une ou deux mesures du break puis je repressais sur pause au premier temps d’après, etc… C’est comme ça que je pouvais obtenir 3 ou 4 minutes de piste de batterie en boucle sur une piste de ma cassette, par dessus laquelle je pouvais rejouer des guitares, des basses, ou réenregistrer d’autres sons de vinyles. Du coup, quand j’ai eu mon premier échantillonneur en 1988 (le sampling-workstation W30 de Roland), je suis devenu beaucoup plus rapide ! 

Six mois après, j’ai rencontré l’équipe IAM et on s’est mis au boulot sérieusement.

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Tu cites souvent Eric B et Rakim comme une influence majeure, peux-tu nous expliquer pourquoi?

J’ai trouvé l’album « Paid in full » de Eric B and Rakim en vinyle dans un shop à Aix-en-Provence ( J’étais élève instituteur à l’Ecole Normale en 1986). C’est un album qui m’a littéralement traumatisé. J’ai découvert les premiers instrumentaux de Marley Marl, produits sur la SP12 EMU et ça a juste changé ma vie.

Tu as de nombreuses inspirations multiculturelles, peux-tu nous dire d’où elles viennent et comment elles ont été utilisés dans ton travail personnel et pour les prod d’IAM?

En fait, une culture vivante telle que le Hip-hop ne peut être que multiculturelle ( Voir le concept de créolisation d’Edouard Glissant). Elle s’inspire de toutes les autres cultures, et c’est grâce à cette diversité d’influences qu’elle rassemble et fédère dans le monde entier. 

Au milieu des années 1980, Marseille bougeait au son du Reggae, de la Soul, du Funk, du Raï, des musiques traditionnelles des différentes communautés de Marseille… 

Mes origines espagnoles et ma naissance à Alger expliquent aussi la petite touche Arabo-Andalouse.

Toutes ces influences se sont retrouvées tout naturellement dans notre musique, on y a même pas réfléchi. C’est Marseille bébé !

Tu n’hésites pas à prendre position sur des sujets d’actualité, notamment sur le gouvernement Macron et ses lois répressives ( violences policières, retraites, réfugiés…) mais aussi les guerres occidentales. Certains commentateurs parlent d’un manque d’engagement des artistes et notamment des rappeurs sur le génocide en cours à Gaza. Penses-tu que l’engagement des artistes a faibli ?

En ce qui concerne le groupe IAM, notre engagement n’a jamais faibli en 35 ans. 

Depuis « Vietnam » ou «  Non soumis à l’État » sur notre cassette « Concept », jusqu’à « Demain c’est loin » ou « Raisons de la Colère », nos convictions sont restées intactes. 

Par contre, il faut garder à l’esprit que la culture n’est pas seulement un produit de consommation, c’est aussi un enjeu politique majeur. 

Ceci permet d’expliquer pourquoi les médias main stream diffusent souvent « Je danse le Mia » mais jamais « La fin de leur monde », «  Armes de distraction massive » ou « Pouvoir au peuple ».  

Quand tu sais que 90% des médias français sont détenus par 5 milliardaires, tu comprends facilement pourquoi tu n’entends jamais Kery Kames ou Keny Arkana en radio ou en télé, et pourquoi tu y vois plus souvent Macron ou Zemmour que Akhenaton. 

Je suis persuadé que l’engagement des artistes n’a jamais faibli, mais la marchandisation de la culture et les monopoles médiatiques peuvent donner cette impression. 

Les artistes mainstream savent depuis longtemps que pour être diffusés, ils doivent rester consensuels et éviter les sujets qui fâchent. Ils s’auto-censurent pour ne pas être black-listés, tout simplement.

Heureusement, il y a des exceptions, même si elles sont rares. Mon fils de 29 ans m’a fait découvrir des rappeurs comme Freeze Corleone ou 404 Billy et ça me rassure de voir que des gamins affirment leurs convictions et prennent position.

Et même des rappeurs plus mainstream arrivent à placer des punchlines engagées dans certains de leurs textes, trois exemples parmi tant d’autres:

1) « …Je ne suis pas de la même race que Nadine Morano… » 

2) « …J’ai plus peur du vaccin que du virus… » 

3) « … Je suis le fantôme de Sankara dans le cul de Marine Le Pen… » 

Je vous laisse deviner de qui sont ces rimes.

Même internet était plus libre il y a vingt ans qu’aujourd’hui. La plandémie du Covid19 a révélé l’énorme pouvoir de censure et de propagande des GAFAM, qui s’est encore accentué avec la guerre en Ukraine. Cette propagande atteint actuellement son apogée, alors que le génocide en cours à Gaza se déroule dans un silence assourdissant des médias dominants. Pour eux, la « guerre contre le Hamas »  a commencé le 7 octobre 2023 et ils ne donnent quasiment la parole qu’à l’extrême droite israélienne. 

En ce qui concerne la Palestine, nous prenons position depuis trente ans, depuis nos premiers albums avec des titres comme « J’aurais pu croire » ou « L’affaire est en cours », ou le morceau «  Marche sur Jérusalem » de Idir avec Akh… 

Nos textes ont toujours manifesté clairement notre opposition à toute forme de colonialisme ou d’impérialisme. Et nos indignations ne sont pas sélectives: Tchétchènes, Ouïgours, Rohingyas, Yéménites ( 500 000 victimes massacrées avec des armes françaises…).

La liste est longue et on oublie souvent le génocide le plus meurtrier du 21ème siècle: la guerre des mines au Congo qui a fait plus de 20 millions de morts en vingt ans. Mais presque personne n’en parle car nous utilisons tous ces terres rares et ces minerais dans nos téléphones, tablettes et ordis… 

Est-ce que Marseille est un terreau favorable pour le travail collectif entre rappeurs à voir les proximités que vous avez entre vous? IAM avec Faf la rage, la FF, Dj Djel, les Psy 4 (et j’en oublie), à l’époque du début d’IAM avec le Massilia Sound System et plus récemment Jul qui multiplie les projets avec SCH, Alonzo, Naps… ?

Le rap marseillais est une histoire de famille depuis le début. Dès les premières soirées Hip-hop au milieu des années 80, c’était battle de danse dans la salle et micro ouvert sur scène.

Sur les premiers albums d’IAM, nous invitions le Soul Swing, Uptown et les artistes émergents de l’époque.

Les revenus de nos premiers succès ont été réinvestis dans la production d’albums collectifs comme Chroniques de Mars.

Cet ADN collectif du rap marseillais est toujours d’actualité avec des projets comme « 13 organisés » ou « Chroniques de Mars 3 » qui est sorti fin 2023.

Et l’autre spécificité de Marseille, c’est que l’on retrouve toutes les générations de rappeurs sur un même titre ou un même album. De ce point de vue là, « Chroniques de Mars 3 » est vraiment emblématique de cet esprit de collectif et de transmission entre générations.

Marseille fait régulièrement la Une des médias et se trouve résumée à des faits divers. Médias et politiques pointent du doigt continuellement les consommateurs et vendeurs de drogue, sans aucun contexte. N’est-ce pas, comme pour l’écologie, très hypocrite de pointer du doigt les consommateurs et déresponsabiliser les politiques ?

Depuis les guerres de l’opium de l’Empire Britannique contre la Chine ou les « guerres à la drogue » aux USA, c’est toujours les même scénarios qui se répètent. En effet, il est plus facile d’éliminer les pauvres avec des drogues et des armes que d’éradiquer la pauvreté. 

Historiquement, les dominants ont toujours utilisé ces outils pour maintenir dans l’oppression les laissés-pour-compte de l’économie de marché, en organisant leur auto-destruction.

D’ailleurs, dans cette guerre à la drogue, on s’en prend au commerce de détail ou au demi-gros, mais les grossistes sont très rarement inquiétés. 

L’exemple historique le plus connu vient des USA: pendant que Reagan prétendait faire la guerre à la drogue, la CIA importait des tonnes de coke et inondait de crack les quartiers pauvres de New-York ou Los Angeles!

A Marseille, les armes de guerre ont commencé à arriver après la guerre d’ex-Yougoslavie.

Le trafic était souvent organisé avec des complicités françaises, y compris dans l’armée. Ce trafic a explosé en même temps que la cocaïne est arrivée dans les quartiers de Marseille. Avant ça, la coke était une drogue de riches, dans les quartiers il n’y avait que le cannabis ( et l’héroïne de la french connection ).

Aujourd’hui les armes arrivent d’Ukraine: les Ukrainiens nous revendent les armes que la France leur a envoyées !
On retrouve ces armes dans nos quartiers, et les jeunes savent très bien d’où ça vient.

En fait, ces arrivées massives d’armes et de drogues dures ne peuvent pas être organisées par des petits trafiquants de détail, ce sont de très gros réseaux.

En plus, on est dans un pays où quasiment tout le showbiz et les politiciens carburent à la cocaïne. Des scandales récurrents nous le rappellent souvent ( Palmade, Lemaire, Guerriaud… ) et en haut lieu, c’est l’impunité totale. C’est la « République en mâche », avec la complicité d’une partie de la police et de la justice.
Les jeunes le savent et l’exemple vient toujours d’en haut.

Comment expliquer ce traitement médiatique orienté des médias nationaux sur Marseille?  

Ce deux poids deux mesures médiatique est un grand classique: on ne parle que de la petite délinquance pour éviter de parler de la grande. Et pendant qu’on parle des gamins de Marseille qui s’entretuent pour des broutilles, on ne parle pas de saisie record de cocaïne sur le port du Havre par exemple.

On entend souvent que Marseille est la plaque tournante du trafic de drogue en France, mais on entend rarement parler de saisies énormes dans d’autres grands ports de France… Bizarre, non ?

Via instagram, tu publiais des posts dénonçant Spotify, en quoi cette plateforme participe à un appauvrissement des artistes ?

Je ne dénonce pas que Spotify, je dénonce toutes les plateformes de streaming.

Avant internet, les artistes se faisaient exploiter par les majors et maintenant ils se font racketter par les plateformes.

Sur le schéma ci-dessous, vous verrez le nombre de streams nécessaire pour gagner 1€ en indépendant.

Jusqu’en 2000, un artiste signé en major prenait en moyenne 2€ par CD single vendu.

Vingt ans après, il prend 1 € pour 1600 écoutes sur Youtube ? C’est 3 200 fois moins !!!

Vous la voyez l’arnaque ou pas ? 

Et le pire, c’est les fermes à clics et les faux streamings achetés, là c’est la honte…

En fait, les plateformes utilisent notre musique quasiment gratuitement et se gavent sur la publicité.

En plus, leurs algorithmes favorisent les gros vendeurs et invisibilisent les artistes confidentiels.

C’est exactement le contraire d’un disquaire à l’ancienne, qui vous faisait découvrir des pépites inconnues.

En plus la qualité du son streamé est souvent dégueulasse ( à part sur Tidal).

Personnellement, je ne streame pas et quand je ne trouve pas ce que je cherche en vinyle ou en CD, je l’achète sur Qobuzz.

Les élites économiques et politiques organisent la numérisation du monde, la présentant comme une évolution naturelle de l’histoire. Tous les domaines de la vie sont désormais axés autour de la connexion internet. Avec la marche forcée d’informatisation du monde, le CD semble disparaitre. Il me semble que les tous derniers albums d’IAM sont des Vinyles, allez-vous encore produire des CD ?

Les questions de numérisation du monde et de dépendance à Internet sont très intéressantes.

Dans une autre interview, on parlera techno-fascisme bio-politique et tyrannie numérique, ces sujets me passionnent.

Mais restons sur l’importance du support. Nous avons toujours milité pour la durabilité et qualité de nos albums, que ce soit en cassette, vinyles ou CD.

Par contre, c’est vrai que depuis quatre ans, nous sommes redevenus indépendants dans nos productions et nous privilégions le vinyle.

Mais je comprends tout à fait l’importance que tu accordes au format CD, on va y réfléchir…

En ce qui me concerne, je ne supporterai pas de savoir que ma musique est uniquement dans le cloud.

Le jour où il n’y a plus de réseau, ou si les plateformes censurent mon artiste préféré, on fait comment ?

Comme je le dis souvent à mon fils, sois prévoyant, télécharge tes classiques et sauve les sur disque dur.

Quelle est ton activité musicale actuelle? Et les projets pour 2024 ?

Les collègues du groupe IAM sont repartis en tournée au taquet, complet dans toute la France ! De mon coté, je suis retraité et j’ai arrêté les concerts… Du coup, je prends du temps pour ma famille, pour jardiner, pour cuisiner, pour aller à la pêche… Et ma pêche préférée, tu le sais, c’est la pêche aux samples ! Digger, sampler, mixer, la routine.. Uniquement des prods indé qui sortent confidentiellement…

Tout pour le kif et rien que le kif !

Le totalitarisme numérique en action: Imhotep dénonce le racket de Youtube sur la propriété intellectuelle des artistes mais ne peut pas interdire à Youtube de diffuser ses musiques. Sujet de la prochaine interview : Quelles alternatives à Youtube ?

Je fais des mash-up aussi, comme ceci :

ou plus en mode reggae:

Et 2024 ça continue, deux projets collectifs, un en soutien à la Palestine, le 2ème sur le thème de l’apocalypse.

Bref, je n’ai pas le temps de m’ennuyer.


Source : investig’Action

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