La situation en Palestine diffère de celle de l’apartheid en Afrique du Sud, où l’exploitation économique des travailleurs noirs était au cœur du système. En Palestine, nous sommes non seulement témoin de la domination d'un groupe sur un autre ( colonisation, restriction de mouvement, apartheid ... ), mais aussi d'un nettoyage ethnique depuis 1948 (1 ), illustré par le meurtre, les massacres et les expulsions. David Cronin, journaliste et auteur irlandais, en offre une analyse pertinente.
Investig’Action : En quoi l’apartheid en Afrique du Sud n’est pas comparable à la situation en Palestine ?
David Cronin : Le défunt archevêque sud-africain, Desmond Tutu, a indiqué que l’oppression des Palestiniens est pire que l’oppression des Noirs en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid.
Israël est, en effet, un État d’apartheid avec une grande différence avec l’Afrique du Sud, premièrement au niveau de l’emploi.
Pendant l’apartheid en Afrique du Sud, les minorités blanches ont exploité des travailleurs noirs. On peut constater l’exploitation des travailleurs palestiniens par Israël jusqu’à la construction du mur au début des années 2000 et le blocus de Gaza en 2007. Depuis, il est devenu très difficile pour les Palestiniens de la Cisjordanie et de Gaza de recevoir des permis pour travailler en Israël, qui a décidé d’utiliser des migrants d’autres pays pour faire le travail que les Israéliens ne veulent pas faire. Ceci, bien que l’État d’Israël n’aime pas les migrants. Cette haine s’illustre par les Hommes politiques israéliens qui ont dit des choses monstrueuses contre les Africains. Par exemple, Miri Regev, membre du Likoud, a dit que les immigrés africains étaient un cancer pour Israël. Elle a ensuite présenté ses excuses … pas aux Africains, mais aux personnes malades du cancer…
Concernant la discrimination, elle existe contre les juifs éthiopiens même si, elle est bien moindre que celle dirigée contre les Palestiniens. Les Palestiniens travaillant dans les colonies ne bénéficient pas des protections et des droits sociaux d’Israël, alors que les travailleurs juifs si.
Contrairement à l’Afrique du Sud, nous avons réellement à faire à un génocide en Palestine. L’institut Raphaël Lemkin sur la prévention des génocides – du nom du juriste juif polonais Raphaël Lemkin, qui a conceptualisé le terme de génocide – a indiqué qu’un génocide avait lieu en Cisjordanie comme dans la bande de Gaza. Depuis le 7 octobre, Israël a tué plus de 500 Palestiniens en Cisjordanie, c’est bien sûr moins que les 37 000 Palestiniens de Gaza, mais ça reste un nombre élevé quand même.
Depuis le 7 octobre, les Palestiniens de Cisjordanie ne reçoivent leur salaire que partiellement.
Le marché palestinien est intégré au marché israélien puisqu’Israël contrôle le marché palestinien. Ainsi, les accords d’Oslo ont obligé Israël à transférer des droits de douane et impôts à l’autorité palestinienne, mais Israël a, plusieurs fois, refusé de le faire.
Le taux de chômage à Gaza a explosé depuis le 7 octobre. Le World Food Program a averti de la famine qui sévit à Gaza. Israël empêche la livraison d’aide alimentaire, mais on constate aussi une augmentation des prix de la nourriture et autres biens. Même s’il y a de la nourriture, elle est beaucoup trop chère.
De plus, Israël a détruit et bombardé certaines banques qui, selon lui, avaient des liens avec le Hamas. D’autres sont approuvées par l’autorité palestinienne et Israël les a épargnées. Les gens qui ont des comptes dans les banques détruites n’ont plus accès à leur épargne.
Qu’est-ce qui prouverait que le boycott est efficace ?
Il y a quelques semaines, alors que Prêt-à-manger avait annoncé vouloir investir dans le marché israélien, la société a finalement changé d’avis. BDS avait décidé de cibler Prêt-à-manger et, en Angleterre, le mouvement a mené une sensibilisation efficace contre la chaine.
Les agences de notations comme Moody’s, et Standard & Poor’s ( S&P ) ont annoncé, plusieurs fois, depuis le 7 octobre, avoir baissé la note d’Israël à cause de la situation géopolitique. Israël est donc moins attirant pour les grandes entreprises depuis le 7 octobre. Ces agences de notations ne peuvent évidemment pas parler des effets positifs du boycott, mais nous avons assez de signes qui indiquent que le boycott est une tactique efficace pour défendre les droits des peuples opprimés avec la complicité de l’UE et des États-Unis.
Y a-t-il eu des alternatives israéliennes pour contrer ce boycott ?
Israël a essayé de créer des alternatives, mais ça ne marche pas. Il y a quelques années, par exemple, certains artistes ont boycotté Israël. Pour contrer ce boycott culturel, Israël a créé un fond, une sorte de « pot de vin » pour inciter les artistes à venir en Israël.
Comment se porte l’économie du tourisme en Israël ?
Open Sky est un accord entre Israël et l’Union européenne dont le but est d’encourager l’aviation entre Israël et l’Union européenne. À cause de ces politiques, certaines compagnies aériennes comme Ryanair offrent des vols à bas prix à destination d’Israël. Depuis le 7 octobre, il y a moins de vol pour Tel-Aviv ; c’est un cauchemar pour Israël.
Existe-t-il une politique différenciée de l’Union européenne entre l’achat des produits qui viennent d’Israël et ceux provenant des colonies ?
Théoriquement, oui. En réalité, non.
Il y a quelques années, le parlement irlandais a voté l’interdiction d’importer des produits provenant des colonies israéliennes en Cisjordanie. Le Premier ministre irlandais a utilisé son véto et a refusé de signer cette loi, selon lui parce que ses mains étaient liées par l’Union européenne et sa politique commerciale commune. L’Union européenne ne leur autoriserait pas à prendre des mesures unilatéralement.
Est-ce correct ?
Cette politique commerciale commune de l’Union européenne existe effectivement depuis des décennies. Mais il y a des exceptions concernant les politiques fondamentales liées à la santé ou à l’environnement. Les avocats ont déclaré que le respect du droit international est une de ces politiques fondamentales.
L’Irlande peut donc dire à l’Union européenne que le respect du droit international est plus important que la politique commerciale commune de l’Union, que ces colonies en Cisjordanie violent le droit international et qu’il est nécessaire pour l’Irlande d’interdire l’importation des produits issus de ces colonies. Malheureusement, le Premier ministre irlandais et le ministre des affaires étrangères actuels sont lâches et ne veulent pas d’une bataille avec l’Union européenne.
Depuis l’an 2000, il existe un accord d’association entre Israël et l’Union européenne. Les entreprises israéliennes qui veulent exporter leur bien vers l’Europe paient des droits de douane réduits. Théoriquement cet accord s’applique seulement aux entreprises israéliennes en Israël et pas celles implantées en Cisjordanie. En réalité, Israël ne fait pas de distinction entre les entreprises israéliennes activent en Israël et celles actives en Cisjordanie. C’est facile pour Israël de dire qu’une tomate qui vient de Cisjordanie est une tomate israélienne. Il suffit d’imposer un code postal israélien. L’Union européenne a des lois sur le papier, mais ne contrôle pas les importations israéliennes.
Une autre chose réellement scandaleuse est Carrefour qui a décidé d’ouvrir des supermarchés en Israël, mais aussi dans les colonies israéliennes en Cisjordanie. Carrefour a tiré bénéfice d’une loi israélienne qui a pour but d’attirer des investissements européens. L’Union européenne a félicité Israël d’avoir pris de telles initiatives. Tout récemment l’Union européenne a organisé des réunions à Tel-Aviv avec de hauts fonctionnaires israéliens pour discuter de la possibilité d’élargir ce système et d’attirer encore plus d’entreprises en Israël. Ces réunions ont été organisées après le 7 octobre comme si un génocide n’avait pas lieu en ce moment même !
Les entreprises européennes ne prennent-elles pas de risque à passer ce genre d’accord ? Elles se font ensuite boycotter.
C’est quelque chose d’intéressant. L’Union a décidé de continuer avec la politique d’avant le 7 octobre, c’est-à-dire de renforcer la coopération économique avec Israël. Elle a même décidé d’étudier comment encourager les investissements européens en Israël, ceci même si les investisseurs eux-mêmes disent ne pas vouloir investir là-bas.
Au sein de l’Union, il y a quand même quelques singularités comme Joseph Borrel, vice-président de la Commission européenne, qui a critiqué Israël.
Le boycott est un cauchemar en ce moment pour l’économie israélienne, mais il y a une exception importante : l’industrie de l’armement. Israel Aerospace Industries, le plus important fabricant d’armes en Israël, a annoncé des bénéfices records. La même entreprise qui fabrique des drones qu’Israël utilise pour tuer des civils palestiniens est aussi en train de former et de fournir une assistance directe à l’armée israélienne. Un commerce d’armes très important entre Israël et l’Union européenne existe, surtout entre Israël et l’Allemagne qui est le deuxième fournisseur d’armes à Israël. C’est un commerce dans les deux sens : Israël vend aussi ces armes à l’Union européenne. L’Allemagne a discuté récemment de plusieurs contrats entre leurs industries d’armements.
Olaf Scholz a dit, après le début de la guerre en Ukraine, vouloir augmenter les dépenses allemandes sur l’armement, et que les fabricants d’armes israéliens étaient les bienvenus. Quasiment tous les fabricants d’armes israéliens utilisent le « battle-tested » label. Nous trouvons ça sur des sites comme Israël Aerospace Industries ou l’entreprise privée israélienne Elbit systems.
Il y a énormément de coopérations entre l’industrie française et Elbit systems. Par exemple Thales a un programme de coopération de longue date avec Elbit systems pour fabriquer des drones pour l’armée britannique. La Grande-Bretagne a utilisé des drones israéliens en Afghanistan et en Irak par exemple.
Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher en Angleterre étaient contre le boycott de l’Afrique du Sud. Ce sont des gens ordinaires qui ont décidé de boycotter l’Afrique du Sud de l’apartheid, et les États occidentaux n’ont rejoint le mouvement et introduit des sanctions qu’au dernier moment grâce à la mobilisation des sociétés civiles.
L’Irlande, l’Espagne et des pays ayant des politiques assez semblables comme la Belgique doivent introduire des sanctions contre Israël eux-mêmes, unilatéralement, sans l’accord de l’Union européenne.
L’appel au boycott avait été lancé par le Congrès National Africain ( ANC ) dans les années 50 et n’est devenu réellement efficace que dans les années 80 où c’est devenu à la mode de boycotter l’Afrique du Sud2. Le racisme existe toujours en Afrique du Sud, mais n’est plus institutionnalisé comme auparavant.
Pourquoi ne pourrait-il pas y avoir une alliance entre l’Irlande, l’Espagne et des pays européens ayant reconnu l’État de Palestine pour avoir du poids dans les décisions de l’Union concernant la Palestine ?
La Norvège et récemment la Slovénie reconnaissent l’État de Palestine en plus de l’Irlande et de l’Espagne. Je suis fier de dire que nous avons vu des manifestations immenses à Dublin et dans d’autres villes irlandaises depuis des mois.
Et je suis certain que le gouvernement irlandais a reconnu l’État de Palestine à cause des pressions de la société civile, mais ce n’est pas suffisant. Il faut sanctionner Israël et jusqu’à aujourd’hui l’Irlande, l’Espagne ne l’ont pas fait. L’Irlande a importé des armes de Elbit systems, mais elle dit qu’elle veut un accord européen pour faire quelque chose contre Israël et supprimer les avantages qu’Israël reçoit dans le cadre de l’accord d’association. Des États membres de l’Union comme l’Allemagne, la Hongrie, la Pologne et la République tchèque bloquent ces sanctions contre Israël.
L’Irlande, l’Espagne et des pays ayant des politiques assez semblables comme la Belgique doivent introduire des sanctions contre Israël eux-mêmes, unilatéralement, sans l’accord de l’Union européenne.
Quels sont les partis politiques irlandais qui seraient les plus favorables à introduire des sanctions unilatéralement contre Israël ou à interdire l’importation des produits des colonies ?
Nous avons pour le moment un gouvernement de centre droit, ceux-là ne veulent pas introduire de sanctions contre Israël.
Théoriquement un parti de gauche pour le moment dans l’opposition Sinn Féin est favorable à l’idée de sanctionner Israël.
Y a-t-il une différence dans la représentation médiatique du boycott en Irlande et en France ?
En France, pour avoir organisé des appels au boycott devant des supermarchés, certains citoyens ont été arrêtés. La Cour européenne des droits de l’Homme à Strasbourg a rendu un verdict dans lequel elle a indiqué que les appels au boycott font partie des droits à la liberté d’expression qui doivent être protégés.
Donc quand des hommes politiques français disent qu’il est illégal de boycotter ou de sensibiliser au boycott, c’est faux.
En Irlande, même si le gouvernement n’est pas favorable aux appels au boycott, ils n’empêchent pas les gens d’organiser des campagnes. Le gouvernement irlandais, bien qu’imparfait sur Israël et sur d’autres questions, respecte le droit à la liberté d’expression.
Peut-être que le lobby pro Israël a moins d’influence en Irlande qu’en France ?
En Irlande nous n’avons pas un très grand lobby sioniste, mais ce lobby est virulent.
En tant qu’Irlandais, vous considérez-vous sous occupation anglaise ?
Oui, bien sûr ! Et nous aussi, nous avons une partition de notre pays, je suis de l’Irlande du Sud, mais ne fais en réalité, pas de distinction entre Irlande du Nord et Irlande du Sud : les deux sont l’Irlande.
J’espère pouvoir témoigner de la réunification de l’Irlande au cours de ma vie. On ne peut, pour l’instant, pas trouver une majorité en faveur de la réunification. Mais la démographie change ; il y a maintenant une majorité catholique en Irlande du Nord. Peut-être que dans 10 ans, une majorité se dira d’accord pour la réunification.
Source : Investig’Action
Notes
1Le nettoyage ethnique de la Palestine a commencé bien avant 1948. Voir : Suárez, Thomas. Comment le terrorisme a créé Israël. Investig’Action, 2017.
2 « Je vous demande de ne pas vous abstenir d’agir, sous prétexte que les sanctions apporteront plus de souffrances aux Noirs qu’aux Blancs. Nous avons été les victimes de profondes souffrances bien avant le boycott et l’appel aux sanctions. Nous ne reculons pas devant les souffrances qui doivent nous conduire à la liberté » Albert Luthulli, homme politique Sud-Africain. Source : https://www.ritimo.org/Exemple-d-une-lutte-victorieuse-contre-l-apartheid