Depuis que les enquêtes PISA ont dévoilé le caractère exceptionnellement inégalitaire des systèmes d’enseignement belges, tant flamand que francophone, certains tentent de minimiser, voire de nier cette réalité. Ils peuvent pour cela compter sur le soutien d’un courant de la psychologie cognitive qui va répétant que les inégalités scolaires sont inévitables et même souhaitables, parce qu’elles découlent d’inégalités d’intelligence. L’un des porte-paroles de ce courant est le très médiatisé professeur Wouter Duyck de l’université de Gand.
Le débat sur le tronc commun qui secoue le monde enseignant en est illustratif. Vaut-il mieux maintenir les enfants dans un tronc commun d’enseignement de longue durée, à l’image de ce qui se fait en Finlande et d’autres pays, où aucune séparation n’intervient avant l’âge de 16 ans? Ou bien est-il préférable de laisser les jeunes choisir plus rapidement leur voie, leur spécialisation, en fonction de leurs désirs et de leurs capacités, selon l’exemple de ce qui se pratique dans les pays de langue germanique: Allemagne, Autriche et cantons de Suisse alémanique ? Dans le premier cas, ne risque-t-on pas d’éteindre des vocations et de «niveler» par le bas? Dans le deuxième cas, n’entretient-on pas la ségrégation sociale et les inégalités?
Il ne faut pas se demander pourquoi les classes populaires échouent si souvent à l’école, mais pourquoi les enfants de riches, eux, réussissent à l’école
En Belgique, comme dans beaucoup d’autres pays, ce débat a pris un tour politique, la droite traditionnelle et l’extrême-droite se positionnant clairement en faveur d’une orientation précoce, alors que les partis du centre et du centre-gauche optent fermement pour l’allongement du tronc commun. Cela n’a rien d’étonnant. Les progressistes soulignent en effet que l’orientation précoce des élèves s’accompagne d’une forte ségrégation sociale. Ils montrent aussi que les pays où le «tracking» est plus tardif, comme la Finlande, affichent une moins forte liaison entre les performances des élèves (par exemple aux tests PISA) et leur origine socioculturelle.
Cependant, le clivage gauche-droite sur le principe du tronc commun ne va pas toujours dans le même sens. Certains cercles nettement ultralibéraux sur le plan économique, tels l’OCDE, la Table ronde européenne des Industriels ou la Banque Mondiale, ne cachent pas une tendre sympathie pour le «modèle finlandais». Les dirigeants des grandes entreprises de services et de certaines industries technologiques de pointe y voient la possibilité d’amener tous les élèves à maîtriser les compétences de base qui doivent faire d’eux des travailleurs flexibles, capables de s’adapter à des rapports techniques de production en constante et rapide mutation. Ils apprécient également le fait qu’un tronc commun, de préférence sans redoublement, est structurellement moins coûteux qu’une orientation précoce. Inversement, dans certains milieux de gauche, on s’inquiète d’un tronc commun allongé qui conduirait à remplacer l’école inégale par une école au rabais, arguant que les enfants des classes populaires ne sont pas mieux servis par l’une que par l’autre.
En Belgique francophone, ces échanges ont pris de l’ampleur suite à la décision du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles de lancer son «Pacte pour un enseignement d’excellence». Sous la pression conjointe de forces de gauche (PS et Écolo, syndicats, mouvements pédagogiques), du centre (CDH), mais aussi de certaines organisations patronales, le Pacte prévoit de prolonger le tronc commun de 14 à 15 ans. L’opposition à ce Pacte est menée par le MR — en particulier par l’ancien ministre de l’Éducation Pierre Hazette1 — et par certaines associations de professeurs qui y voient une menace pour la qualité de l’enseignement.
En Flandre, une tentative d’introduire un tronc commun plus modeste, pour les deux premières années de l’enseignement secondaire, avait été initiée par une coalition «multicolore», allant du parti socialiste aux libéraux du VLD, mais les succès électoraux des nationalistes de droite radicaux de la N-VA y mirent rapidement le holà.
Un psychologue se penche sur l’équité scolaire
Dans les débats qui eurent lieu en Flandre, une figure forte a émergé en la personne de Wouter Duyck, professeur de psychologie de l’université de Gand. Ce personnage s’est rapidement profilé comme le faire-valoir scientifique de tout ce qui, à droite et à l’extrême droite, entend rejeter le tronc commun au nom de l’attachement aux traditions et d’un rejet non voilé de toute ambition de démocratiser l’enseignement.
Duyck se présente comme le dépositaire de La Vérité scientifique, issue de ses travaux de psychologue et présente quiconque oserait contester ses thèses comme un vulgaire «idéologue égalitariste». Ainsi, quand Ides Nicaise, un économiste spécialisé en questions éducatives, osa critiquer une opinion de Duyck publiée par le think tank économique Itinera, il se fit sèchement rabrouer: «Sa critique fait table rase de découvertes scientifiques empiriques significatives et crée une discussion stérile qui transforme le débat sur l’enseignement en joute idéologique»2.
Bien qu’il se présente comme un «libéral», Duyck est souvent perçu comme proche de la droite radicale et nationaliste flamande de la N-VA. Bart De Wever aime se fendre d’un tweet pour populariser les thèses du professeur3. Le spécialiste N-VA de l’enseignement, Koen Daniëls, et les parlementaires N-VA citent volontiers ses travaux4. À la question d’un journaliste lui demandant si cette étiquette le dérangeait, il répond: «Oh, ça ne me fait rien. Ça me fait rire, parce que je n’ai pas de carte de membre. (…) Mais je dois quand même leur concéder qu’eux, au moins, écoutent ce que je dis»5.
Avec l’appui du MR6, Wouter Duyck commence également à faire carrière dans le sud du pays, depuis que La Libre Belgique lui a consacré une longue interview dans laquelle il stigmatise le «Pacte d’excellence» et en particulier l’idée d’un tronc commun allongé.7
Voyons donc quels sont les thèses et arguments de Duyck sur la durée du tronc commun.
Mensonge n°1
Pour commencer, il nie les preuves d’une relation entre «tracking» et inégalités des performances. Il n’y a, dit-il, «aucune preuve qu’une différenciation précoce dans l’enseignement secondaire a un impact social et il est encore moins prouvé que cet effet restreint puisse être réduit en retardant l’orientation verkleinen »8. Selon lui, les références incessantes à la Finlande ne sont pas convaincantes. Il estime que d’autres facteurs que la sélection tardive peuvent expliquer le plus faible degré d’inégalité sociale dans l’enseignement finlandais.
Cette argumentation pourrait à la rigueur être recevable si la Finlande constituait le seul exemple d’une relation positive entre tronc commun de longue durée et équité de l’éducation. Mais il n’en est rien. Une analyse statistique portant sur 30 pays européens montre que la précocité et l’importance de la première division en filières expliquent au moins 41 % de la variance de l’équité de l’enseignement. Le graphique9 ci-dessous illustre bien comment les pays qui pratiquent une filiarisation tardive et/ou moins importante (à gauche) ont un indice d’équité plus élevé que les pays qui orientent les élèves de façon précoce et massive (à droite du graphique). Il est donc absurde — pour les défenseurs du tronc commun comme pour ses opposants — de se focaliser sur la seule Finlande.
Cependant, conclure d’une telle corrélation qu’il suffirait de rallonger le tronc commun pour réaliser l’équité serait également absurde: il n’y a qu’à observer la France qui, malgré son collège unique jusqu’à 15 ans, se classe encore plus mal que nous dans ce domaine et, à l’inverse, l’Allemagne et l’Autriche, où la sélection s’opère plus tôt, et qui ont des scores d’équité moins mauvais que la Flandre et surtout que la FWB.
Il n’en reste pas moins que la réalité statistique est là, incontournable. Affirmer, comme le fait Duyck, que le «tracking» tardif n’aurait pas d’impact sur l’équité est une contre-vérité manifeste, inadmissible lorsqu’on se targue d’être un modèle de rigueur scientifique.
Mensonge n°2
Les choses deviennent encore plus graves lorsque notre grand psychologue prétend que l’orientation des élèves ne serait que peu déterminée par leur origine sociale. «Il ne faut pas perdre de vue que l’impact social sur le choix des études est bien réel, mais tout de même plutôt limité. Le choix des études reste beaucoup plus fortement déterminé par les aptitudes cognitives, comme il se doit»10. Cette affirmation ne tient tout simplement pas la route. En Flandre, à l’âge de 15 ans, presque 80 % des enfants du décile socio-économique supérieur se trouvent scolarisés dans l’enseignement général (ASO). Dans le décile inférieur, ce pourcentage tombe à 26 %. Inversement, alors que 45 % des élèves du décile inférieur fréquentent l’enseignement professionnel, c’est le cas pour à peine 3,5 % des enfants du décile supérieur. En Fédération Wallonie-Bruxelles, la ségrégation sociale liée aux filières est encore plus forte puisque la probabilité pour un jeune de fréquenter l’enseignement professionnel à 15 ans est 19 fois plus élevée chez les élèves du décile socio-économique inférieur (23,3 %) que chez ceux du décile supérieur (1,2 %). Et la probabilité de fréquenter l’enseignement général y est 3 fois plus élevée pour les enfants du décile supérieur que pour ceux du décile inférieur11. Pour la deuxième fois, Wouter Duyck est pris en flagrant délit de mensonge ou d’ignorance.
Mensonge n°3
Pour faire bonne mesure, Wouter Duyck ose même prétendre que l’enseignement flamand ne serait, au fond, pas très inégalitaire. Il affirme de but en blanc, sur base d’une analyse de 15 pays, que «par rapport à tous ces pays, c’est en Flandre que l’arrière-plan social est le moins déterminant pour les résultats scolaires». Et dès lors, conclut-il «une orientation précoce ne fait pas de la Flandre le champion mondial de la discrimination sociale»12. On croit rêver. Voici la réalité des chiffres, vérifiables par quiconque prend la peine de se plonger dans les données PISA. Considérons les 19 systèmes éducatifs d’Europe occidentale, c’est-à-dire les plus comparables aux nôtres en termes d’environnement socio-économique. Calculons d’abord, pour chacun de ces pays, l’écart entre les performances moyennes des élèves du quartile socio-économique supérieur (les 25 % les plus «riches») et ceux du quartile inférieur. Plus cet écart est grand, plus les performances sont inégales selon l’origine sociale. Eh bien, la Flandre avec 98 points d’écart (ici en mathématiques pour PISA 2015) se classe quatrième après le Luxembourg (111), la France (110) et la Fédération Wallonie-Bruxelles (106). À titre de comparaison l’Islande affiche un écart de 61 points, la Norvège 62, la Finlande 72. Poursuivons en calculant pour chacun de ces pays de combien de points le score en mathématiques s’élève en moyenne lorsqu’on s’élève d’une unité dans l’indice socio-économique. Réponse: la Flandre se classe en deuxième plus mauvaise position, avec 44 points, ex æquo avec la FWB et juste derrière la France (53 points). Quant à la part de variance du score PISA expliquée par l’origine socio-économique, elle s’élève à 16 % en Flandre, à nouveau quatrième après la France, la FWB et le Luxembourg.
Ainsi, quel que soit l’indicateur d’équité sociale que l’on retient, l’enseignement flamand (tout comme l’enseignement francophone belge) fait toujours piètre figure.
École, classe, QI
Là où les thèses de Wouter Duyck commencent à devenir réellement dérangeantes, c’est lorsqu’il laisse sous-entendre que, finalement, les inégalités de performances entre élèves riches et pauvres résulteraient principalement de différences d’intelligence.
Écoutons-le: «Le problème […], c’est qu’aucune de ces études ne mesure les compétences cognitives. Or ce sont elles justement qui sont importantes pour prédire les prestations scolaires et essentielles pour prétendre que l’origine détermine les résultats scolaires, vu qu’il y a une forte corrélation entre l’arrière-plan social et les capacités cognitives.»13
Dans un article de Duyck et Anseel, publié par le think tank Itinera Institute, les auteurs vont encore un peu plus loin: «Si on se fait l’écho, par exemple, de l’influence du SSE (statut socio-économique) sur le choix des études, il est d’une importance capitale de vérifier les compétences cognitives, puisque SSE et intelligence sont assez fortement en corrélation» (e.g. r = 0.38, Levine, 2011, Personality and Individual Differences).»14
Traduisons cela en langage clair. Primo, dit Duyck, il y a une forte corrélation entre l’intelligence (mesurée par le QI) et les performances scolaires. Secundo, il y a également une corrélation importante entre le statut socio-économique des individus et leur QI. Conclusion de Duyck: lorsqu’on observe une corrélation entre le statut socio-économique et les performances scolaires, une partie importante de l’explication ne réside pas dans les effets sociaux, mais bien dans l’intelligence, donc dans les gènes des individus. Pour ceux qui n’auraient pas encore compris, cela signifie que pour notre psychologue la cause première des inégalités sociales à l’école réside dans le fait que… les riches sont plus intelligents que les pauvres. Et sans doute est-ce pour cela, sous-entend-il, qu’ils sont devenus (ou que leurs parents sont devenus) si riches!
Si le QI mesurait bien des capacités cognitives «innées», alors il devrait être stable au cours du temps. Or, cette hypothèse est infirmée par l’expérience.
Cette conviction repose sur le postulat que nos capacités intellectuelles seraient au moins pour partie déterminées par une caractéristique héréditaire, immuable et mesurable par les tests de QI. Or ce postulat est pour le moins contesté et contestable.
Tout d’abord, l’idée même de mesurer l’intelligence présente «à la naissance», ces fameux «talents» ou «dons de la nature», ne semble pas avoir beaucoup de sens. Nos capacités de réflexion, d’abstraction, de mémorisation… ne peuvent se développer que par l’interaction entre le cerveau et son environnement. Sans cerveau il n’y a pas d’intelligence; mais sans éducation non plus. Il faut impérativement la conjonction des deux.
Et quand bien même une mesure scalaire de l’intelligence «innée» s’avérerait être théoriquement possible, comment être certain que les tests de QI mesurent bien cela et pas autre chose? Comment imaginer, en particulier, que de tels tests puissent être culturellement «neutres», alors qu’ils font forcément appel à des mots ou à des dessins, c’est-à-dire à des symboles chargés de signification culturelle? Et qu’ils sont donc forcément marqués par l’éducation.
Si le QI mesurait bien des capacités cognitives «innées», alors il devrait être stable au cours du temps. Or, cette hypothèse est infirmée par l’expérience. L’étude de l’évolution du QI d’enfants issus de milieux particulièrement misérables (enfants abusés sexuellement, enfants dont les parents sont en prison, etc.) et adoptés entre l’âge de 4 et 6 ans en témoigne. Leur QI d’origine, au moment de l’adoption, était en moyenne de 77 points, soit un niveau assimilé à des retardés mentaux. Neuf ans plus tard, le QI de ceux qui avaient été placés dans des familles d’agriculteurs ou d’ouvriers était passé à 85,5. Ceux placés en familles de classes moyennes affichaient 92. Et ceux qui avaient été adoptés par des familles de classes supérieures avaient un QI moyen de 9815. Comme le souligne David Kirp, «ça fait une fameuse différence: avec un QI de 77 vous ne pourrez pas m’expliquer les règles du base-ball; mais avec un QI de 98 vous pouvez diriger une équipe de base-ball»16. Or, ces 21 points d’écart peuvent seulement être attribués à l’environnement.
Quand Duyck prétend nous faire croire, sur base des tests de QI, que les inégalités sociales à l’école seraient en grande partie le fruit de différences de capacités ou de «talents», il nous trompe. Puisqu’il apparaît que le QI est lui-même fortement influencé par le milieu, donc par l’origine sociale des élèves et par leur scolarité, une absence de corrélation entre «intelligence» (QI) et milieu social serait en vérité très étonnante. Pour le dire plus simplement: les tests de QI font à peu près la même chose que les tests PISA: ils nous offrent une mesure de certaines capacités intellectuelles d’un élève, telles qu’elles se sont développées par l’interaction entre un héritage biologique largement aléatoire et un héritage culturel fortement déterminé par l’origine sociale et géographique, l’époque …et le fonctionnement du système d’enseignement.
Et même s’il devait y avoir un fond de vérité dans les thèses du professeur Duyck, il n’y aurait toujours aucune raison pour que l’action des «capacités cognitives» (du QI) sur l’inégalité sociale à l’école soit deux fois plus grande en Flandre que dans d’autres systèmes d’enseignement.
Un discours idéologique, sous couvert de scientificité
Derrière les arguments scientifiques qu’il délivre, ce que Wouter Duyck défend avant tout c’est une conception de l’éducation réactionnaire (refus de l’équité, affirmation de l’inégalité d’intelligence liée à l’origine sociale, nécessité d’une forte hiérarchisation…) et ultralibérale (dans le sens d’une totale liberté de concurrence entre écoles et réseaux et d’une totale liberté de choix pour les parents). Dans son idéologie, l’inégalité et la lutte pour les meilleures places sont considérées fondamentalement comme une bonne chose. À ses yeux, une société équilibrée est une société où les plus forts, les plus intelligents, les plus capables parviennent à occuper les meilleures places et pas une société où l’on tente de faire avancer tout le monde le plus haut possible.
«Les enfants sont équivalents, mais pas égaux. […] Nier les différences individuelles et refuser une structure qui rencontre au mieux ces différences représente une menace pour notre bien-être économique et social à venir.»17 «Appliquons donc le difference principle de John Rawls et acceptons les différences dans l’enseignement, parce que cela profitera à toute la société et n’optons pas pour un système qui nie ces différences.»18
Mais en fait, Wouter Duyck se soucie surtout des plus forts. Après la publication des nombreux articles qui après PISA 2015, soulignaient le caractère profondément inégalitaire de l’enseignement flamand, il écrivait: «De nombreux médias regrettent le recul des élèves les plus fragiles. Avec raison. Mais on n’a pratiquement pas accordé d’attention au problème principal: c’est la tête de la classe qui écope le plus. C’est cette tendance qui menace notre prospérité»19.
Wouter Duyck a certes raison sur un point essentiel: ce n’est pas en abaissant les exigences, en ayant une école moins ambitieuse, que l’on aidera les enfants des classes populaires. Les inégalités sociales de performances scolaires ne se développent pas seulement, et même pas principalement entre le moment où les élèves sont orientés en filières (12 ans en Flandre, 14 ans sur le papier en FWB) et le moment où les enquêtes PISA dévoilent ces inégalités (à l’âge de 15 ans). Elles naissent et grandissent bien plus tôt, dès l’école maternelle. Aussi, prétendre éliminer l’inégalité simplement en prolongeant le tronc commun est évidemment un leurre. Et même un leurre dangereux. Faute de mesures en amont, dès le début de la scolarité, Duyck aura raison de pronostiquer que «avec ce tronc commun prolongé, on obtient des élèves qui en ont assez de l’école »20. Voyons donc quelles sont les conditions de réussite d’un tronc commun de longue durée.
Les mécanismes de l’inégalité et de la ségrégation scolaires
Quand on lui demandait pourquoi les enfants des classes populaires échouaient si souvent à l’école, le pédagogue Bernard Charlot avait coutume de répondre que cette question était mal posée: ce qu’il faut plutôt se demander, disait-il, c’est pourquoi les enfants de riches, eux, réussissent à l’école. Et là, tout s’éclaire: réussissent, ceux qui trouvent en dehors de l’école le soutien, l’aide, le suivi individualisé, dont tous ont besoin pour réussir, mais que l’école ne peut assurer, faute de moyens ou de volonté. L’étude longitudinale américaine STAR a montré qu’en réduisant de 25 à 15 le nombre d’élèves par classe dans les quatre premières années de scolarité, on diminuait de moitié l’écart social de réussite scolaire à la fin de la scolarité obligatoire21.
Duyck n’aborde la problématique de l’orientation que sous l’angle du destin social pour l’individu ou sous l’angle de la «grandeur» de la nation.
D’autre part, dans notre enseignement belge, les inégalités qui naissent en début de scolarité sont ensuite largement amplifiées par des mécanismes de ségrégation sociale et académique produits par le quasi-marché scolaire. L’affectation des élèves aux écoles sur la base presque exclusive du libre choix des parents produit inévitablement des phénomènes de regroupement social, de recherche de «l’entre-soi», qui perpétuent et renforcent d’année en année les écarts scolaires entre classes sociales. Cette réalité-là est parfaitement prouvée par les études comparatives. Et l’on sait que si la Suède et la Finlande commencent aujourd’hui à être moins «performantes» en matière d’équité scolaire, c’est essentiellement parce que ces deux pays ont commencé à introduire davantage de marché scolaire depuis quelques années. Or, Wouter Duyck, lui, estime que «les parents doivent avoir la liberté d’inscrire leurs enfants dans l’école de leur choix. Car certaines écoles ont tout simplement jeté l’éponge. […] Ce sont les écoles de type Molenbeek, avec des enfants d’arrière-plans divers.»22 Il est évidemment fort commode de prétendre que le tronc commun allongé est impraticable, si l’on s’oppose par avance aux mesures qui conditionnent son succès…
La question fondamentale
Derrière tout ce débat, la question fondamentale porte sur la conception que l’on a du rôle de l’école. Duyck n’aborde la problématique de l’orientation que sous l’angle du destin social et professionnel pour l’individu ou sous l’angle de la prospérité économique et de la «grandeur» de la nation. Il méconnaît totalement les autres fonctions éducatives, émancipatrices et citoyennes de l’école.
L’école doit être à la fois juste et ambitieuse, car elle doit apporter aux opprimés les connaissances qui permettent de transformer ce monde.
Pour Duyck et ses amis politiques, l’école doit être ambitieuse, afin de permettre aux élites d’aller le plus loin possible. Pour un démocrate, l’école doit être juste, afin de permettre à tous les citoyens de prendre part, de façon égale, à la vie démocratique. Et pour le progressiste, l’école doit être à la fois juste et ambitieuse, car elle doit apporter aux opprimés, aux exploités, aux laissés-pour-compte de notre société les connaissances qui permettent de comprendre le monde, de l’analyser avec un esprit critique et de participer aux actions, aux luttes, aux débats qui transforment ce monde.
Voilà, à mes yeux, la principale raison de vouloir un tronc commun de longue durée.
Source: LAVA Revue
Notes:
- Dont on lira par exemple la Carte blanche Le tronc commun n’est pas la solution, dans Le Soir du 17 janvier 2018.
- W. Duyck, Ideologie mag onderwijsdebat niet kapen, 18 janvier 2014.
- De Tijd, 3 septembre 2018.
- Voir par exemple: Commissie voor Onderwijs, Vlaams Parlement, 26 avril 2018. Ou: Het Laatste Nieuws, 30 novembre 2017.
- Interview de W. Duyck dans De Morgen, 23 juin 2018.
- En particulier de la part du député Laurent Henquet, voir www.laurenthenquet.be/pacte-duyck-henquet.
- La Libre Belgique, 26 avril 2018.
- Duyck W., Bontere klassen zijn geen slimmere klassen, 27 juin 2012.
- N. Hirtt, Impact des facteurs de ségrégation et du financement sur l’équité des systèmes éducatifs européens. Quelques leçons statistiques de l’enquête PISA 2015, Aped, 2017.
- W. Duyck, Bontere klassen… op. cit.
- Calculs propres à partir de la base de données PISA.
- W. Duyck, Ideologie…, op. cit.
- W. Duyck, Ideologie…, op. cit.
- W. Duyck et F. Anseel, Gelijke Kansen, Gelijke Kinderen, Gelijke Klassen? Early Tracking in het Onderwijs, Itinera Institute, 2012.
- C. Capron et M. Duyme, Assessment of effects of socio-economic status on IQ in a full cross-fostering study, 1989, Nature, no 340, p. 552–554.
- David Kirp, « After the Bell Curve», The New York Times, 23 juillet 2006.
- W. Duyck, Ideologie…, op. cit.
- W. Duyck, Bontere klassen…, op. cit.
- W. Duyck, Help onze bollebozen!, 9 décembre 2016.
- Interview De Morgen, 23 juin 2018.
- Alan B. Krueger, Diane M. Whitmore, The effect of Attending a Small Class in the Early Grades on College Attendance Plans (executive Summary), NBER Working Paper, no 7656, avril 2000.
- Interview De Morgen, 23 juin 2018.