Trois questions à Moïse Essoh sur les élections sénégalaises

Avec 55% des voix, le candidat antisystème Bassirou Diomaye Faye a été élu, dimanche soir, président du Sénégal. Des résultats qui doivent encore être officiellement validés, ce vendredi 29 mars, mais qui enflamment d’espoir tout un peuple, après moult répressions et manœuvres meurtrières orchestrées par l’ex-président Macky Sall. A rebours des médias français, rappelons que cette élection présidentielle aura « coûté » près d’une centaine de tués depuis 2021... En cascade, le nouveau président va-t-il vraiment rompre avec le néocolonialisme français ? Trois questions à Moïse Essoh, analyste politique et Rédacteur en chef de MARA FM (radio de culture africaine en Belgique).


Investig’Action : Comment analysez-vous le résultat de ces élections pour l’avenir de ce petit pays d’Afrique de l’Ouest et, partant, quel enseignement peut ou doit en tirer le reste du continent ?

 
Moïse Essoh : Le premier enseignement, c’est que le déroulement et le résultat de ces élections indique que le système électoral sénégalais a atteint un certain degré de maturité et de qualité. Contrairement à d’autres pays d’Afrique, ce système ne souffre pas de contestations systématiques des résultats. Bien sûr, on doit toujours pouvoir contester des résultats électoraux mais à partir de preuves de tricheries et/ou de détournements et non, de façon systématique, dans le vide, juste pour arriver ou se maintenir au pouvoir.

Au Sénégal, on vient d’observer le candidat du pouvoir – organisateur de ces élections – reconnaître rapidement sa défaite et féliciter le vainqueur. En amont, les fonctionnaires, les personnes en charge administrative et opérationnelle du processus électoral ont travaillé sans politiser leur mission. C’est remarquable, pour le Sénégal, en particulier, comme pour le reste du continent. J’ajouterais qu’au Sénégal que les « sortants », ceux qui étaient au pouvoir, ont perdu et… perdent souvent. En 2000, le président Abdou Diouf a perdu les élections, son sucesseur Abdoulaye Wade en 2012 et, aujourd’hui, pareil pour le candidat du président Macky Sall : Amadou Ba. Ceci montre encore que les élections présidentielles sénégalaises ne sont pas organisées dans l’intention première de se maintenir au pouvoir.

L’autre point d’analyse : la coalition Diomaye Faye a ratissé très largement autour d’elle. Cela a commencé par quelques partis  d’opposition, tel le « Rassemblement pour la Vérité » dont le leader, Cheick Tidiane Dieye, a visité Ousmane Sonko en prison. Il y a une semaine, Dieye a annoncé le retrait de sa candidature, à la présidentielle, au profit de la Coalition Diomaye Faye. Celle-ci s’est donc élargie en force politique au fur et à mesure de l’approche du scrutin présidentiel. Il faut en déduire que ce n’est pas uniquement Bassirou Diomaye Faye et Ousmane Sonko qui ont fait 55% des voix au premier tour. Ce résultat est la somme de tous les ralliement successifs qui ont abouti à cette victoire sans appel. Cela indique qu’il existe une convergence reposant des intérêts a minima pour renverser le système politique actuel, puisque Diomaye s’est présenté comme un candidat antisystème.

Enfin, pour le reste du continent africain, je dirais que ces élections sénégalaises 2024 sont la preuve que la dictature ou la « démocrature », consistant notamment à organiser des pseudo-élections, n’est pas une fatalité. La dictature ou démocrature ne relève pas d’une question génétique ou ethnique et y mettre un terme définitif relève du courage politique.
         

I’A : Après les épisodes meurtriers qui ont précédé le maintien de ces élections, peut-on vraiment dire que le Sénégal reste l’une des rares – sinon la seule – « démocraties » d’Afrique de l’Ouest ?

 

Moise Essoh : Il faut le redire : le peuple sénégalais a combattu pour que triomphe la démocratie ! Comme dit précédemment, le problème ne se situe pas au niveau de l’organisation des élections et du respect démocratique de leur résultat. En revanche, on doit faire une analyse critique des multiples manœuvres de Macky Sall et consorts visant à se maintenir au pouvoir. Ces manœuvres pré-électorales ont eu pour conséquence directe ces épisodes meurtriers

En fait, Macky Sall a deviné très tôt qu’il perdrait les élections présidentielles 2024 face à Ousmane Sonko. Dès lors, parallèlement à une répression tous azimuts contre ce candidat populaire, Sall a tenté de remettre Karim Wade dans le jeu électoral. L’objectif étant d’éparpiller suffisamment les voix au premier tour des élections afin qu’il n’y ait pas de vainqueur. Ensuite lancer une sorte de « d’alliance  » – avec le Parti de la démocratie de Karim Wade – des personnalités du système pour l’emporter au second tour face au camp de « la rupture ». Tout cela a échoué et grâce à l’efficience organisation du système électoral sénégalais, ce que craignait Macky Sall est arrivé…

En effet, parce que son peuple l’a décidé ainsi, le Sénégal reste une démocratie. Mais ce n’est pas la seule en Afrique de l’Ouest. L’année passée, le Libéria, anglophone, a démontré que son processus d’élections pouvait se dérouler dans la paix et sans donner lieu à de pseudo-contestations violentes pouvant déboucher sur des épisodes meurtriers. L’ex-président George Weah a d’ailleurs perdu de très peu, un écart de 2% maximum avec son adversaire, et actuel président, Joseph Boakai. Après leurs défaites respectives (Weah en 2023 et Bokai en 2017), ces deux candidats ont, chacun, reconnu la victoire de leur concurrent. Dans une moindre mesure, une bonne santé du processus électoral s’observe aussi au Nigéria. Il y a eu aussi des avancées démocratiques au Bénin, francophone, mais l’actuel président Patrice Talon « s’installe » négativement et multiplie les craintes des observateurs… On verra bien si Talon respecte sa décision de ne plus se représenter et reconnaîtra, immédiatement, l’éventuelle défaite du candidat issu de son camp politique aux prochaines élections…

En somme, via l’organisation d’élections les moins constables possibles, plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest ont progressé en termes de standards démocratiques. Maintenant, c’est vrai, la démocratie, ce n’est pas que les élections. C’est aussi la liberté d’expression et la liberté de la presse. En la matière, il faut reconnaître que le Sénégal a une grande longueur d’avance sur les autres pays d’Afrique de l’Ouest.  


I’A : Le nouveau président, Bassirou Diomaye Faye, devra s’attaquer à plusieurs défis socio-économiques mais aussi répondre à l’aspiration de la jeunesse d’en finir avec le néocolonialisme français (à l’image du Niger, du Mali et du Burkina-Faso). Le programme, le parti et la coalition de Faye en ont-ils, réellement, les moyens comme l’ambition politiques ? 


Moïse Essoh : De par sa composition, la coalition Diomaye Faye a l’ambition politique d’opérer la rupture avec « l’ancien régime », le système en place. Ce dernier est indubitablement un système néocolonial. Il y a donc, sur le papier, une ambition politique des vainqueurs électoraux d’en finir avec le néocolonialisme français.

Maintenant, par sa pratique, son histoire et ses habitudes, le peuple sénégalais est très fortement lié au peuple français. Pas forcément à l’Etat français, mais à des millions de citoyens de l’Hexagone, dans une diversité et des secteurs multiples. Dès lors, s’il y a rupture du nouveau pouvoir sénégalais, celle-ci devra être politique mais certainement pas culturelle. Sans parler de l’importance de la diaspora sénégalaise en France ou le fait que le Sénégal reste une destination de voyage majeure des Français. Bref, que ceux-ci se rassurent : on n’assistera pas à une rupture du style : « Plus de Français chez nous ! » ou autres dérives racistes.

C’est donc la rupture politique qui va être tentée. Diomaye Faye et sa coalition en ont-ils les moyens ? C’est une autre histoire… Car ils vont devoir rapidement constaté qu’une partie importante de l’économie sénégalaise est fortement imbriquée sinon dépendante de multinationales françaises. Il faudra donc, à Diomaye Faye et sa coalition, créer ou trouver des alternatives économiques avant de « couper le cordon » ; faute de quoi, les premiers à en « payer le prix » seront les citoyens sénégalais. Le peuple pourrait alors se retourner contre le nouveau président, en cas de rupture brutale avec le néocolonialisme économique français s’accompagnant de cures d’austérité et autres privations, aggravant encore les déjà difficiles conditions d’existence de millions de Sénégalais…

En résumé, le nouveau pouvoir sénégalais, largement plébiscité, a l’ambition politique de « la rupture » mais pas les moyens. En tout cas, pas tout de suite. Néanmoins, il y aura une nouvelle donne en Afrique de l’Ouest, car le Sénégal va très probablement quitter le camp de ceux qui soutiennent aveuglément les options de l’Etat français contre l’alliance des Etats du Sahel. De ce côté-là, il y a aura une rupture et c’est plutôt bienvenu pour la libération des peuples d’Afrique de l’Ouest.


Propos recueillis par Olivier Mukuna


Source : Investig’Action  

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