Senegal's President Macky Sall as he departs after meeting with France's President at the Elysee Palace, amid the New Global Financial Pact Summit in Paris on June 23, 2023. (Photo by Ludovic MARIN / AFP)AFP

Inquiétante spirale dictatoriale au Sénégal

Sans précédent, le report  de dix mois des élections présidentielle - initialement prévues au 25 février - annonce le pire pour cet Etat d'Afrique de l'Ouest, naguère loué comme « un modèle de stabilité démocratique ». L'énième magouille de l'actuel président, Macky Sall, pour se maintenir au pouvoir dix mois de plus, risque de provoquer une nouvelle explosion de colère sociale... Analyse de Saïd Bouamama (I'A). 

Samedi 3 février le chef de l’Etat sénégalais annonce avoir abrogé son décret fixant la date des élections présidentielles au 25 février prochain. Cette décision intervient quelques heures avant l’ouverture de la campagne électorale dans laquelle 20 candidats devaient concourir. Comme à chaque fois qu’un mauvais coup anti-démocratique est porté, Macky Sall promet un « dialogue national » : « J’engagerai un dialogue national ouvert, afin de réunir les conditions d’une élection libre, transparente et inclusive ». Officiellement la décision est justifiée par un pseudo conflit entre l’Assemblée nationale et le conseil constitutionnel qui s’est ouvert il y a quelques jours.

En effet, la publication par le conseil constitutionnel des 20 candidatures validée le 20 janvier dernier, a suscité la plainte d’un candidat écarté, Karim Wade, fils et ancien ministre de la Coopération et des transports de l’ancien président Abdoulaye Wade. Celui-ci a déposé une demande de commission d’enquête au parlement qui a été adoptée par 120 voix contre 24.

La requête de Karim Wade concerne deux juges du conseil constitutionnel accusés de « corruption ». La plainte concerne également le premier ministre Amadou Ba, également candidat de la majorité présidentielle et candidat choisi par Macky Sall lui-même. Le vote sur cette commission d’enquête parlementaire était plié d’avance dans la mesure où la résolution proposant sa création était présentée par le parti présidentiel, le Parti Démocratique Sénégalais (PDS).


Magouilles au sommet


Nous sommes donc en présence de députés de la majorité et du pouvoir en place décidant d’une commission d’enquête contre leur propre candidat. La ficelle est bien grosse et masque une magouille au sommet. Cette commission d’enquête n’a pour seule raison d’exister que de permettre à Macky Sall de reporter les élections présidentielles et de demeurer au pouvoir le temps d’assurer une victoire certaine à son dauphin actuel peut-être, à un nouveau dauphin sans doute.

Dans la foulée les députés de la majorité ont déposé : « un projet de loi constitutionnel portant dérogation de l’article 31 de la Constitution » qui doit être soumis à l’assemblée cette semaine.

Une magouille aussi grosse n’est explicable que par l’impasse politique du pouvoir sénégalais et de ses parrains internationaux, l’Union Européenne en général et la France en particulier, contraints de se rendre compte que le dauphin choisi par Macky Sall n’avait aucune chance de l’emporter. Cela les a conduits à prendre le risque d’une crise politique et d’une explosion sociale plutôt que de renoncer au pouvoir. Pour la première fois depuis 1963 l’élection présidentielle est reportée pour maintenir au pouvoir les tenants de la Françafrique. La réaction populaire n’a pas tardé.

Dès le lendemain de l’annonce présidentielle les gendarmes dispersent dans la capitale à coup de bombes lacrymogènes des milliers de manifestants protestant contre le report des élections. Arborant des drapeaux sénégalais et portant des maillots de l’équipe nationale de Football, ces manifestants scandaient « Macky Sall dictateur ». Les autorités sénégalaises ont également suspendu la chaîne Walf TV au prétexte que les images des manifestations constituaient une « incitation à la violence » : « En accord avec le conseil national de la régulation de l’audiovisuel, le ministère a donné l’ordre aux diffuseurs de Walf TV de couper temporairement le signal pour incitation à la violence ». Le temporaire est rapidement devenu définitif puisque quelques heures après l’interruption temporaire, le groupe Walf faisait savoir sur les réseaux sociaux qu’il avait été l’objet « d’un retrait définitif de sa licence par l’Etat ».

Le pouvoir sénégalais prend par cette magouille au sommet une décision lourde de dangers et de conséquences. Le peuple sénégalais ne peut que descendre dans la rue comme il le fait depuis 2021 à chaque fois que le chef de l’Etat a tenté d’imposer une présidentielle pipée d’avance.

Contexte de cette frénésie du pouvoir


La décision présidentielle de report des élections est une véritable prise de risque. Cette dernière ne peut se comprendre qu’en resituant la décision dans ses contextes historiques et régionaux. Le contexte historique est celui d’un processus électoral aux rebondissements multiples, une véritable saga de l’acharnement à ne pas partir de la part des tenants actuels du pouvoir et de leurs parrains extérieurs.

Le premier épisode de la saga est l’annonce par Macky Sall de sa candidature pour un troisième mandat présidentiel, contrairement à ce que prévoit la Constitution. Alors qu’il avait lui-même dénoncé en 2012 la candidature pour un troisième mandat de son prédécesseur Abdoulaye Wade ; alors que la Constitution actuelle datant de 2016, c’est-à-dire sous sa législature, précise que  « nul ne peut se présenter plus de deux mandats consécutifs », le président Macky Sall prétendait que la constitution de 2016 avait remis les compteurs à zéro et qu’en conséquence son premier mandat commencé en 2012 ne devait pas être comptabilisé. Pendant plus d’un an le peuple sénégalais réagira à ce projet de viol de la Constitution par des manifestations massives et sévèrement réprimées.

Le second épisode de la saga est la décision d’éliminer à tout prix le candidat de l’opposition patriotique, Ousmane Sonko, dirigeant du PASTEF (Patriotes Africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité) qui a de grande chance de l’emporter si l’élection est réellement démocratique. Ce candidat qui développe un programme de rupture avec la dépendance néocoloniale et d’auto-centrage du développement économique est particulièrement populaire dans la jeunesse qui voit en lui une alternative à l’exil forcé et à la mort dans le désert et la méditerranée pour tenter de passer en Europe.

La France est, bien entendu particulièrement inquiète de cette candidature. La justice sera donc enrôlée pour interdire de candidature Ousmane Sonko qui était déjà arrivé troisième lors des présidentielles de 2019 avec 15 % des voix. Il sera en conséquence accusé de « viols et de menaces de mort » en février 2021. Il est acquitté le 1er juin 2023 de ces accusations mais condamné à deux ans de prison ferme pour « corruption de la jeunesse ». Une condamnation qui le rend inéligible déclare le ministre sénégalais de la justice : « La condamnation de l‘opposant Ousmane Sonko dans une affaire de mœurs est définitive ce qui le rend inéligible pour la présidentielle de 2024. Il n’y a aucune cabale en vue d’évincer un candidat à la présidentielle ».


Acharnement politico-judiciaire


Comme si cela ne suffisait pas, Sonko est de nouveau condamné en mai 2023 pour diffamation envers la ministre du tourisme à six mois de prison avec sursis. Cette décision est confirmée par la Cour suprême du Sénégal en janvier 2024. Pendant toute cette mascarade judiciaire des manifestations populaires sont organisés pour soutenir l’opposant Sonko, exiger sa libération et lever la menace d’inéligibilité. La répression policière est particulièrement violente faisant des dizaines de décès, des centaines de blessés et des centaines d’arrestation.

Pour ne prendre que l’exemple des manifestations de mai- juin 2023, voici comment Human Rights Watch en décrit le bilan : « Les autorités sénégalaises devraient immédiatement mener une enquête indépendante et crédible sur les violences commises lors des manifestations qui ont eu lieu dans tout le pays. Au moins 16 morts ont été signalées et des dizaines d’autres personnes ont été blessés ».

L’ampleur de la contestation contraint Macky Salle à annoncer début juillet 2023 son renoncement à un troisième mandat. Mais cela ne suffit toujours pas au clan Macky Sall et à ses parrains internationaux. De crainte que la justice ne remette en cause l’inéligibilité d’Ousmane Sonko, il est de nouveau accusé et inculpé, fin juillet, pour « appel à l’insurrection et complot ». Dans la foulée, son parti PASTEF est dissous. Le ministre de l’intérieur, Antoine Félix Diome annonce ainsi « la dissolution par décret du PASTEF pour appels fréquents à des mouvements insurrectionnels ce qui constitue un manquement permanent et sérieux aux obligations des partis politiques ». Malgré son inéligibilité, Ousmane Sonko continue de faire peur. De sa prison il a en effet appelé à voter pour le numéro 2 de son parti Bassirou Diomaye Faye.

Le troisième épisode de la saga est l‘intronisation du dauphin choisi par Macky Sall et ses parrains internationaux. Le dévolu est posé sur l’actuel premier ministre Amadou Ba. La précampagne électorale révèle bientôt que ce candidat n’a aucune chance de l’emporter. Ces chances sont d’autant plus faibles que le spectre de la candidature d’Ousmane Sonko revient en force. Deux décisions de justice, celle du tribunal de Ziguinchor en octobre 2023 et celle du tribunal de Dakar en décembre 2023, rétablissent Ousmane Songo dans son droit de se présenter aux élections présidentielles.

La Commission électorale nationale autonome doit maintenant se prononcer. Le président Macky Sall décide tout simplement de limoger 12 membres de cette commission et porte à sa tête un nouveau président, Abdoulaye Sylla, que l’on espère plus docile. Il ne reste qu’à jouer l’acte final, à savoir le report des élections pour avoir le temps de trouver un poulain plus crédible.

Frayeurs néocoloniales de la Françafrique


Le contexte de cette frénésie du pouvoir sénégalais est aussi celui de la région. Les coups d’Etat patriotiques au Mali, au Burkina Faso et au Niger ont porté un coup sévère à l’impérialisme français et à la Françafrique dans la région.

L’exigence du retrait des troupes française de ces trois pays, la constitution de l’Alliance des Etats du Sahel dans le cadre d’un projet fédératif à terme, les nouvelles alliances internationales de ces pays, la décision commune de quitter la Cédéao, la décision d’harmoniser les politiques économiques et financières pour déboucher à terme sur la création d’une monnaie commune et d’une sortie du Franc CFA, etc., autant de mesure qui suscitent d’énormes frayeurs à Bruxelles et à Paris.

Les « alliés sûrs » s’amenuisent à un rythme accéléré. Il ne reste comme piliers importants que la Côte d’Ivoire et le Sénégal. Si ce dernier venait à chuter démocratiquement ce serait une blessure à mort pour l’ensemble du néocolonialisme dans la région et un exemple pour les autres régions du continent. Il est donc urgent pour Bruxelles et Paris de placer un homme « sûr » à la tête du Sénégal, quitte pour cela à sacrifier l’image d’un Sénégal démocratique que l’on a mis tant de temps à construire.

Les deux capitales se savent menacées au Sénégal par une contestation de plus en plus forte du néocolonialisme français. Des mouvements et campagnes comme « France dégage » ou « Auchan dégage » existent depuis plusieurs années. Lors des contestations populaires de 2021 et 2023 plusieurs enseignes françaises ont été saccagées. Ce fut le cas d’Orange, d’Auchan et de Total. Deux faits significatifs sont venus rappeler l’importance que la France accorde au prochain résultat électoral présidentiel sénégalais.

Le premier est la nomination en novembre dernier par Emmanuel Macron lui-même du président Macky Sall au poste d’envoyé spécial du Pacte de Paris pour la Planète et les peuples lors du 6ème Forum de la paix de Paris. Cette distinction honorifique qui se réalise alors que Macky Sall est toujours en poste sonne comme une récompense pour service rendu. Le second fait est la réception du premier ministre candidat par le président Macron et la première ministre Borne en décembre 2023. L’opinion publique sénégalaise ne se trompe pas en analysant cet accueil chaleureux comme la reconnaissance et l’adoubement du candidat sénégalais.

Ce qui se joue au Sénégal n’est rien d’autre que l’avenir du néocolonialisme dans la région. C’est l’ampleur de cet enjeu qui explique les prises de risque de Macky Sall avec la caution de Bruxelles et Paris.

Saïd Bouamama


NDLR : entre la rédaction de cet article et sa diffusion dans notre chronique hebdo Le Monde Vu d’En Bas (7 février 2024), le ministre français des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, a finalement appelé, ce 8 février, « les autorités [sénégalaises] à organiser l’élection présidentielle le plus rapidement possible, conformément à la Constitution du Sénégal […]. Le Sénégal doit rester démocratique ». Reste à voir s’il s’agit d’un véritable « lâchage » de Macky Sall par la France ou d’une rhétorique théâtrale dont est coutumier le pouvoir macroniste ? Même son de cloche pour l’Union européenne, à Bruxelles, qui a condamné le report de l’élection présidentielle et demandé « instamment à la classe politique de prendre rapidement les mesures nécessaires visant à rétablir le calendrier électoral, conformément à la constitution du Sénégal ».

Pour aller plus loin :

  • Antoine Izambard, “Le Sénégalais Amadou Ba en visite pré-présidentielle”, Challenge du 14 décembre 2023, consultable sur le site https://www.challenges.fr
  • Human Rights Watch, Sénégal : Violentes répression de l’opposition et de la dissidence, consultable sur le site https://www.hrw.org
  • Mehdi Ba, Au Sénégal, Macky Sall pourrait prolonger son mandat jusqu’en août, Jeune Afrique du 4 février 2024, consultable sur le site https://www.jeuneafrique.com

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