Trois questions à Manu Scordia sur sa dernière BD politique

« Mawda – Autopsie d'un crime d’État ». C'est le titre de la nouvelle BD du dessinateur belge Manu Scordia. Artiste et militant, le montois a réalisé une œuvre articulant, avec brio, politique, journalisme et pédagogie. Si beaucoup a déjà été écrit et filmé sur l'assassinat policier de la petite Mawda (2018), sa BD a le mérite de confronter aux « sujets qui fâchent » ; d'illustrer sans concession les racines du « problème » (racisme d’État, déshumanisation, chasse aux migrants). Des racines qui, en Europe, sont loin d'être arrachées et annoncent, dès lors, de nouveaux crimes d’État...

Investig’Action : Mawda Shawri ou une fillette kurde de 2 ans tuée en Belgique d’une balle policière dans la tête… Qu’avez-vous eu envie de dire et de partager en réalisant «l’autopsie dessinée» de ce crime d’État ?


Manu Scordia : Beaucoup de choses… La mort de Mawda cristallise plusieurs aspects d’un même réalité, à savoir le racisme et son caractère institutionnel. D’abord, elle montre (s’il tant est qu’il en était besoin) le caractère profondément morbide des politiques en matière de droit d’asile à l’échelle belge comme à l’échelle européenne. Des politiques dans lesquels ceux qu’on appelle « migrants » sont traqués comme des criminels au risque de leur ôter la vie. On dépense des fortunes en matériels répressifs en tout genre, gardes-frontières, centres de détention… pour mener un enfer à ceux qu’on refuse d’accueillir dignement alors même que la mise en place d’un accueil décent aurait en réalité un coût moins important.

Mawda est une victime de ces politiques mais elle est loin d’être la seule. Elle s’ajoute aux dizaines de milliers de morts en Méditerranée, dans la manche, étouffés dans des camions, dans des centre fermés ou suite à une expulsion… Nos politiques migratoire sont effroyablement meurtrières et Mawda en est un triste symbole. Ces politiques menées sont la démonstration du racisme intrinsèque de la société dans laquelle nous vivons. Ces dizaines de milliers de personnes qui meurent chaque année aux portes de l’Europe ne laisseraient pas indifférents si on les considérait vraiment comme des humains ! Si on ne les avaient pas au préalable déshumanisé.

Mawda Shawri (2016-2018)


Le racisme a toujours la même fonction : scinder l’humanité entre l’Occident et le reste du monde, et reléguer le reste au rang de « sous-humanité ». Consacrer la supériorité occidentale pour perpétuer sa domination économique et politique sur le reste du monde. Autrement dit : si Mawda est morte et, surtout, si sa mort apparaît aux yeux de tant de gens comme acceptable, c’est qu’elle appartenait à cette « sous-humanité ».

L’affaire Mawda est un cas d’école en matière de fabrication de l’impunité policière et la connivence entre l’appareil judiciaire qui la rend possible. La bande dessinée (largement basée sur l’excellente contre-enquête du journaliste Michel Bouffioux) décortique, dans le détail, les faits et gestes des différents acteurs, cette nuit-là, puis dans les jours qui ont suivi. Les différents coups de téléphone ; le coup de feu qui n’est pas mentionné ; les différentes versions mensongères adressées au Parquet ; le légiste qui ne va pas voir le cadavre ; le parquet qui relaie à la presse les mensonges policiers sans aucun recul puis, quand il apparaît que ces versions étaient fausses, les magistrats qui ne vont pas demander des comptes aux policiers et vont, au contraire, relayer leurs nouveaux mensonges…

Pour autant, il importe de comprendre qu’il ne s’agit pas juste de « dysfonctionnements » ou « d’erreurs de communication », comme on a pu l’entendre dans les médias mainstream. Ces mécanismes, qui fabriquent l’impunité policière, relèvent d’un fonctionnement qui fait système.

En examinant d’autres crimes policiers commis en Belgique ou en France (Lamine Bangoura, Mehdi Bouda, Amine Bentounsi, Nahel Merzouk…), on retrouvera ces mêmes mécanismes de manière systématique. C’est-à-dire : versions policières mensongères, clémence judiciaire envers les policiers incriminés, les versions policières abondamment relayées dans la presse quand la version des familles des victimes est toujours sujette à caution, criminalisation des victimes et de leurs proches, etc. En résumé : déshumanisation, chasses aux « migrants » et impunité policières sont plusieurs facettes du racisme d’état dont a été victime Mawda Shawri.



I’A : La vérité judiciaire et la condamnation clémente du meurtrier de Mawda a déçu ou révolté celles et ceux qui espéraient, cette fois, une véritable prise de conscience. Votre BD questionne-elle cet aspect des choses ? Autrement dit, comment pouvons-nous, en tant que citoyens, contribuer à ce que “ça” n’arrive plus, à ce qu’on n’oublie pas Mawda, comme beaucoup ont oublié Semira Adamu ?

Manu Scordia : D’abord, je mettrais « vérité judiciaire » entre guillemets tant le procès qui a eu lieu n’a pas eu grand chose à voir avec la vérité ni avec la justice. Trois hommes étaient sur le banc des accusés : l’auteur du tir, le présumé-chauffeur et le présumé-passeur. Je dis présumé parce qu’au vu des éléments à charge contre eux, il ne peut absolument pas être établi avec certitude qu’il s’agissait bien d’eux. Ils ont pourtant tous les deux écopés de peines très lourdes de plusieurs années de prison ferme (la présomption d’innocence, ça vaut pour Gérard Depardieu ou Gérald Darmanin, pas pour d’obscurs réfugiés irakiens).

Le policier qui a tué la petite fille, lui, n’a écopé que de 10 mois de prison avec sursis. C’est-à-dire : pas un jour de prison ! Le racisme d’état se retrouve aussi, de manière très claire, dans ce deux-poids, deux-mesures. Il faut également préciser que le procureur, qui a requis ces peines si lourdes pour les deux Irakiens, n’est autre que Christian Henri, qui avait, dans les jours qui ont suivis le drame, défendu les versions mensongères de policiers. Comme le dit Michel Bouffioux dans la BD : « Ce tribunal est à la fois juge et partie dans cette affaire ».

Ensuite, ce procès n’a pas permis de mettre en cause les véritables coupables, à savoir le gouvernement belge (à l’époque une coalition MR et N-Va) qui a initié les opérations « Médusa », des opérations de chasse aux migrants dans lesquelles les policiers doivent arrêter des migrants à tout prix (même au prix de la mort d’une petite fille, manifestement).

Sur le banc des accusés ne se trouvaient pas non plus les différents policiers présents la nuit du drame qui ont traités les parents de Mawda avec une violence inouïe, qui ont empêché la maman d’accompagner sa fille agonisante dans l’ambulance, qui ont menti aux services de secours, qui ont colporté aux Parquet des versions fausses pour couvrir leur collègue… Il semble évident que dans le cadre d’un homicide, faire des faux témoignages en vue de couvrir l’auteur des faits, est passible de poursuites ! Ici, pas du tout. Aucun d’entre eux n’a été inquiété…

Non, ce procès n’a pas du tout permis de faire réellement la lumière sur ce scandale d’état et encore moins susciter une prise de conscience. L’État belge n’a absolument pas pris la mesure de ce qui s’était passé et continue de mener des politiques d’asile meurtrières similaires (voire pire) que celles qui ont tué Mawda. A cet égard, les appels au monde politique pour la création et la tenue d’une commission d’enquête parlementaire sont restés lettre morte.

Si prise de conscience il y a eu, celle-ci est le fait de citoyens, de collectifs, d’associations qui n’ont cessé de sensibiliser, informer, mobiliser… pour exiger un procès digne de ce nom et exprimer leur solidarité avec les parents de Mawda. Pour répondre à votre question [« que pouvons-nous faire pour que ça n’arrive plus ? »], je dirais : continuer encore et toujours à sensibiliser, conscientiser, redoubler d’imagination pour multiplier les formes d’action afin de mobiliser le plus de monde possible et créer un rapport de forces qui permette d’empêcher que de telles choses ne se reproduisent.



I’A : L’extrême-droite, la répression policière et le rejet des migrants s’intensifient partout en Europe. S’ajoute incompétence ou refus des dirigeants politiques de s’attaquer réellement au racisme et à la pauvreté structurels. Avez-vous le sentiment que cet « air du temps », européen, nous prépare d’autres crimes d’État (tels que ceux perpétrés contre Mawda [Belgique] ou Nahel [France]) ?


Manu Scordia : J’aurais bien voulu vous répondre « non », mais malheureusement, c’est « oui ». Par contre, je ne parlerais pas « d’incompétence ». Le racisme et les inégalités sociales sont le fait d’un système (celui dans lequel nous vivons : le système capitaliste occidental) et nos dirigeants politiques sont justement, à mon sens, très « compétents » pour faire perdurer ce système.

Oui, il y a une montée des partis d’extrême-droite, mais aussi une « extrême-droitisation » des politiques menées par des gouvernement qui même s’ils ne sont pas ouvertement d’extrême-droite, en applique déjà une bonne partie du programme. Cette extrême-droitisation (on peut même dire fascisation) se manifeste dans l’amplification de ces politiques migratoires meurtrières ; dans la multiplication des crimes policiers impunis ; dans les répressions policières terriblement brutale des mouvements sociaux et aussi dans les desseins guerriers, de plus en plus explicites, de nos dirigeants.

Cette fascisation que nous vivons amplifie donc le racisme et la déshumanisation de celles et ceux qui ne sont pas identifiés comme Blancs. En conclusion de la BD, j’ai écrit ceci :

« À l’heure d’écrire ces lignes, cela fait quelques semaines qu’en France, le jeune Nahel a trouvé la mort, abattu à bout portant par un policier. La cagnotte en faveur du meurtrier a dépassé le million et ça résonne comme un triste écho. La maman de Nahel, comme les parents de Mawda, est elle aussi la cible d’une avalanche de propos haineux et insultants. Cinq ans après la mort de Mawda, le même climat raciste et délétère sévit toujours. Il s’est même amplifié dans des proportions effrayantes. Si tant de gens trouvent que la mort d’un enfant de 17 ans n’est finalement pas si grave, que le policier « n’a fait que son boulot » et ne voient même pas l’incroyable indécence qui consiste à accabler une mère qui vient de perdre son fils, c’est la démonstration du racisme terriblement prégnant dans toute la société et dans tous les inconscients. Ce racisme déshumanisant pour lequel la vie d’un Arabe, d’un Noir, d’un « migrant »… ne vaut rien. Ce racisme qui est le prélude des génocides ».

Ce qui est frappant depuis que j’ai écrit ça : il y a un génocide en cours ! Depuis le 7 octobre 2023, l’État d’Israël est en train d’exterminer, méthodiquement, la population palestinienne de Gaza avec la complicité de nos dirigeants européens. On en est aujourd’hui à plus de 50 000 morts…. La Cour Internationale de Justice [CIJ] a reconnu le caractère génocidaire de ce qui se déroule depuis plus de cinq mois. Pourtant, le monde politico-médiatique occidental continue de minimiser, relativiser, voire « justifier » l’horreur. Nos États continuent d’entretenir des relations diplomatiques et commerciales avec Israël et ceux qui, ici, ont le courage de dénoncer ce génocide sont criminalisés…


On pourrait penser que je m’éloigne du sujet de l’interview mais, selon moi, c’est totalement lié. Dans l’entretien que vous avez réalisé avec Mohamed Khatib, le porte-parole de Samidoun, il dit notamment ceci : « Si les citoyens belges laissent leurs gouvernants se rendre complices des crimes perpétrés par Israël, un jour ou l’autre, cette politique criminelle se retournera contre eux. C’est déjà le cas quand on observe le systématisme des violences policières mortelles contre les jeunes Arabes et noirs, en Belgique ou en France. »

Il a parfaitement raison… Si on laisse faire, nous sommes les prochains sur la liste. L’État d’Israël est la pointe avancée du camp occidental au Moyen-orient et le génocide, qu’il est en train de perpétrer, n’est autre que la manifestation la plus monstrueuse de cette fascisation du camp occidental. Ce camp impérialiste conduit une guerre contre les peuples (du Sud en premier lieu, mais aussi du Nord) à travers des coups d’états ; des interventions militaires ; le pillage des ressources, mais également à travers ses politiques migratoires qui aboutissent à la noyade en mer de dizaines de milliers de gens ; on pourrait d’ailleurs, là aussi, utiliser le mot « génocide » …

Avec l’actuel génocide perpétré à Gaza, le camp occidental a passé un cap dans la radicalisation de « sa » guerre. Mawda – avec les Gazaouis et tant d’ autres – est une des victimes de cette guerre raciste et terriblement meurtrière que le camp impérialiste mène contre les peuples.


Propos recueillis par Olivier Mukuna


Source : Investig’Action

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