Selma Ben Khelifa : « Oui, la justice belge est raciste »

En Belgique, année après année, les violences policières s’enchaînent et se ressemblent. Idem pour l’origine ethnique des victimes décédées comme pour l’impunité judiciaire des policiers meurtriers. Un tabou institutionnel qui s’oppose aux désaffections et colères citoyennes croissantes contre « la justice de classe et de race  ». Entretien avec l’avocate Selma Ben Khelifa, en pointe sur ces questions brûlantes depuis plus de vingt ans.



Investig’Action
: Isaac Tshitenda est la cinquième personne à mourir de façon suspecte dans un commissariat belge1 entre 2021 et 2023. Cinq morts afro-descendants2 en moins de trois ans : que se passe-t-il dans ces commissariats ?


Selma Ben Khelifa : Cinq morts dans les commissariats et deux personnes tuées par balles hors des commissariats… Il y a eu ce patient psychiatrique de l’hôpital Fond Roy qui a été abattu au motif qu’il semblait « incontrôlable » 3. C’était un homme noir interné pour troubles psychiatriques. Là encore, le Parquet et la presse – qui ne fait plus son travail mais se fait le relais de la voix du Parquet – ont affirmé que ce patient avait une arme blanche à la main face aux policiers. Ce qui s’est révélé faux4… Ensuite, sur le fait qu’il aurait eu un comportement « anormal », désolée, mais un patient placé en hôpital psychiatrique, c’est assez évident que celui-ci peut présenter un comportement déviant ,et c’est d’ailleurs pourquoi il est à l’hôpital… Pourtant, cet homme a été abattu de deux balles par un policier… Il n’y a pas plus vulnérable dans notre société qu’un patient atteint de troubles psychiatriques : il y avait donc une nécessité d’assurer sa protection. Si un policier peut paniquer face un braqueur armé et se mettre a tirer, ce qui n’est pas permis mais on peut comprendre la volonté du policier de se protéger. Mais au sein d’un hôpital psychiatrique ?! Ensuite à Seneffe, c’est une autre personne qui a été abattue au seul motif qu’elle se serait enfuie… Pourtant, s’enfuir ne constitue pas une menace qui justifie de sortir son arme et tirer. Tout cela est particulièrement inquiétant.

 

Pour les quatre jeunes hommes et une quadragénaire décédés dans les commissariats, dans chaque cas, la version policière apparaît fort peu crédible…


SBK
 : Dans ces cinq cas, il y a l’obligation accrue de l’État de veiller à la bonne santé d’une personne dès que celle-ci est privée de liberté. Lorsque vous rentrez dans un commissariat, vous êtes censé en ressortir dans le même état. Si vous y entrer sans blessures et que vous en sortez blessé, il y a une présomption à charge des policiers concernés. A partir du moment où vous êtes détenu, ce sont les policiers qui doivent garantir que vous recouvrerez la liberté en bonne santé. J’ajoute que si une personne, qui doit être mise en détention, présente des indications de malaise, les policiers ont pour obligation de la présenter à un médecin, avant toute détention, pour s’assurer qu’elle sera en capacité physique de supporter l’enfermement. Dans le jargon policier, on appelle cela le « vu et soigné». Or, dans le cas de Sourour Abouda 5, dont je défends la famille, ce « vu et soigné » n’a pas été réalisé ! Sourour a été arrêtée et privée de liberté parce que, dans la rue, la nuit, elle semblait « agitée » et « tenir des propos incohérents ». Or, cela montrait surtout qu’il y avait un problème d’ordre médical et que la première des choses à faire était de la conduire devant un médecin. Cela n’a pas été fait ! Si quelqu’un a trop bu, abusé de médicaments ou qu’il y a un problème psychologique, l’endroit correct où être emmené par la police, c’est l’hôpital et pas le commissariat.

 

 

Pourquoi les enquêtes judiciaires sur ces morts suspectes, dans les commissariats et ailleurs, sont-elles interminables (en moyenne 5 à 6 ans) ? Certains estiment que ces «enquêtes» sont essentiellement menées dans le but de mieux protéger les auteurs policiers de toute véritable sanction…

 

SBK: Je crois qu’il y a une forme d’impunité et l’excuse selon laquelle les tribunaux sont surchargés ne suffit pas. Bien sûr, il y a un problème de sous-financement de la justice qui aboutit à ce que chaque dossier prenne des plombes. Néanmoins, prenons l’exemple de « l ‘affaire Adil Charrot ». Le 10 avril 2020, lors d’une course-poursuite à Anderlecht, durant le couvre-feu (lié aux restrictions Covid), Adil, 19 ans, est mort, renversé par une voiture de police. Le lendemain éclatent des émeutes… Il y a un mois, le 15 mai, tous les émeutiers sont passés devant le Tribunal correctionnel. Pourtant, il a fallu une enquête approfondie pour identifier ces jeunes, cagoulés et aux visages dissimulés par des écharpes. Cela a nécessité différentes recherches pointues, des heures de visionnage des images de caméras de surveillance, etc. Tandis que pour le policier qui a renversé Adil et provoqué sa mort, le dossier est toujours au niveau de l’instruction : l’enquête n’est même pas clôturée ! D’un côté, il faut trois ans pour inculper et renvoyer des jeunes émeutiers devant un tribunal ; de l’autre côté, pour un policier auteur d’un homicide et immédiatement identifié, cela traîne. Pour les mêmes faits, il y a deux enquêtes qui sont menées mais l’une a été beaucoup plus vite que l’autre. Celle qui est toujours en cours porte sur une mort d’homme et présente beaucoup moins de complexité que la première enquête, aujourd’hui terminée… Il y a, incontestablement, une volonté d’aller vite dans la répression de jeunes émeutiers (qui n’ont tué personne) et de laisser les choses couler dans l’examen d’une violence policière.

 

Ce qui participe à renforcer l’impunité…

 

 

SBK : Oui et le coup de théâtre dans ce dossier, c’est que des collègues du policier qui a renversé Adil l’ont dénoncé comme une personne super-raciste qui allait jusqu’à se vanter auprès d’eux de l’avoir tué… Ce type est resté policier après les faits et on ignore combien de jeunes, il a contrôlé, arrêté ou maltraité depuis ? Pour tenir des propos pareils devant ses collègues, ce gars devait ressentir un sentiment d’impunité totale.

 

 

 

Face à ces violences policières, la plupart des médias traditionnels n’ose pas remettre en questions la version du Parquet. Par exemple, dans l’affaire Tshitenda, la version policière déclare que le trentenaire est entré « librement » dans un commissariat, puis s’est « agité» et ils ont dû le « maîtriser ». Aucun média n’a interrogé le choix de ce mot ? Pourquoi et comment fallait-il le « maîtriser » ? Selon quelles techniques ? D’autant qu’on retrouve ce terme à l’origine de plusieurs meurtres policiers d’afro-descendants de moins 30 ans, comme celui de Lamine Bangoura…6

 

SBK : Je ne connais « l’affaire Isaac Tshitenda » qu’a travers ce qu’en a dit la presse. Néanmoins, ce qui me semble étrange, c’est que ce jeune homme se serait rendu de lui-même dans ce commissariat d’Heusy (Verviers). Si c’est vrai, encore une fois, il n’y a aucune raison de vous « maîtriser » et encore moins d’en sortir sur une civière… Dans plusieurs affaires, notamment celle de Mawda, j’ai été frappée de voir que beaucoup de médias n’interrogent même pas les changements de version du Parquet… Un jour, celui-ci dit « blanc » ; les médias répercutent : « c’est blanc ». Puis, le lendemain ou quelques jours plus tard, le Parquet dit : « Finalement, c’est vert ». Et les médias relayent : « c’est vert ». Sans, à un seul moment, poser la question : « Attendez, hier, vous disiez blanc et aujourd’hui vous dites vert : pourquoi ? » Plus tard encore, le parquet dit : « Ah non, tous comptes faits, c’est mauve ». Et les médias : « Ok, c’est mauve ». Pourtant, les journalistes ont bien vu et compris le hiatus produit par ces différentes versions. Le fait qu’ils ne l’interrogent pas est inquiétant. Car c’est la question de la liberté de la presse. Pour le moment, je pense qu’en Belgique, la presse est encore libre. Je dis « encore » parce cela peut s’arrêter… Aujourd’hui, il y a une telle autocensure dans la presse belge francophone que cette liberté est de plus en plus sujette à questions. Dans les dictatures, lorsque, pour un article ou une ligne courageuse, le ou la journaliste risque sa vie ou celle de sa famille, je comprends l’autocensure. Par contre, en Belgique, je ne comprends pas..

 

Après le diagnostique du légiste selon lequel Isaac Tshitenda a succombé à un «malaise cardiaque», la presse est directement passée à autre chose. Pourtant, suite à ce constat médical, la première question qu’une presse libre devait se poser, c’est :
« Quelle en est la cause ? Qu’est-ce qui a provoqué ce malaise cardiaque ? »

 

Isaac Tshitenda, décédé dans le commissariat d’Heusy (Verviers), il y a un mois. Les causes de sa mort ne sont toujours pas connues…

SBK : J’ai une amie médecin qui me dit que lorsqu’elle entend « Il est mort parce que son coeur s’est arrêté », elle réplique : « Oui, si son coeur ne s’était pas arrêté, il ne serait pas mort »… Évidement que la vraie question est : pourquoi son coeur s’est-il arrêté ? Cela me rappelle une autre affaire où les policiers ont intercepté un garçon qui n’avait rien fait. Heureusement, il n’y a pas eu mort d’homme. Dans son P-V, l’un des policiers a écrit : « Je procède à un étranglement sanguin...» Il nous faut questionner ces techniques policières de maîtrise ! Combien d’entre-elles sont mortelles ? Et faut-il user de techniques mortelles pour maîtriser une personne qui ne présente pas un danger mortel ? C’est la question de la proportionnalité de l’usage de la force. Si cet usage de la force conduit au décès, celui-ci est  disproportionné puisque nous ne sommes pas censés tués des gens… Je sais que ça peut paraître fou qu’en tant qu’avocate je dise à un journaliste qu’on n’est pas censés tuer des gens mais, apparemment, il faut le redire : maîtrisé.e ou non par la police, vous êtes censé rester en vie !

 

 

Après Lamine Bangoura (2018), Ibrahima Barrie (2021), Isaac Tshitenda (2023) ou cet homme noir, prénommé Michel, abattu dans un hôpital psychiatrique (2023), que pensez-vous de la critique qui pointe une négrophobie telle au sein de la police que nombre d’agents fonctionnent, en intervention, avec la certitude de « la dangerosité du corps noir » ?

 

SBK : C’est très difficile de rentrer dans la tête d’un policier comme dans celle d’un raciste… Néanmoins, il existe une littérature scientifique, des études, qui objectivent cette perception de « la dangerosité du corps noir » en sociétés occidentales. Pour le dire autrement : un homme noir apparaît plus dangereux, dans le regard d’un raciste, qu’un homme blanc. En conséquence, les techniques de maîtrise policière risquent d’être plus fortes en fonction de cet a priori. Ceci dit, Jozef Chovanec7 était blanc et les policiers, impliqués dans son décès, l’ont « maîtrisé » de la même manière que Lamine Bangoura. Dès lors, cette critique suffit-elle comme explication ? Je ne sais pas, mais cet aspect mérite d’être interrogé sérieusement, chez nous, en Belgique. Ce type de questionnement et de recherches existent aux États-Unis ; le philosophe Norman Ajari les a étudiés et introduites en France. Il est temps qu’on s’en empare chez nous, car il est probable que les policiers belges soient influencés par le racisme ambiant qui se perpétue depuis la colonisation. Soulignons que ce racisme ne concerne pas que les policiers : je me souviens d’une étude française dans laquelle on avait interrogé des étudiants en médecine sur le degré de douleur. A la question : ‘Si on coupe un doigt à un patient, quel sera son degré de douleur ?’, la moitié des étudiants a répondu qu’un patient noir ressentirait moins de douleur, aurait moins mal, en cas d’ablation d’un doigt qu’un patient blanc…

 

Ibrahima Barrie, décédé le 9 janvier 2021 à Bruxelles, dans un commissariat de la rue de Brabant (Gare du nord). Deux policiers ont été renvoyés en Correctionnelle, en février dernier, pour “négligence coupable” et défaut d’assistance… Les causes de sa mort ne sont toujours pas connues.

 

 

Pour rester dans les milieux médical et policier : Ibrahima (23 ans), Mohamed (26 ans), Ilyes (31 ans) et Isaac (34 ans) ont tous été victimes d’un « malaise » mortel dans un commissariat, vous comprenez que l’hypothèse d’une « fragilité cardiaque répandue » chez les jeunes noirs et arabes fasse l’objet d’une incrédulité totale dans la jeunesse belgo-afro-descendante ?

 

SBK : Évidement ! On n’est pas du tout censé décéder d’un malaise cardiaque quand on est âgé de 30 ans ou moins. Il est logique de se poser des questions comme il est impératif de déterminer ce qui a précisément causé ces crises cardiaques.

 

 

Ilyes Abbedou, décédé le 19 janvier 2021 dans une cellule du commissariat de la zone Bruxelles-Capitale-XL, lieu de détention où Mohamed Berkane et Sourour Abouda vont aussi perdre la vie…. Les causes sa mort ne sont toujours pas connues.

Mohamed Amin Berkane, décédé le 13 décembre 2021 dans le même commissariat bruxellois, un an après  Ilyes, deux ans avant Sourour… Les causes de sa mort ne sont toujours pas connues.

 

Sourour Abouda, 46 ans, mère d’un fils de 19 ans, décédée le 12 janvier 2023 dans le commissariat bruxellois où Ilyes et Mohamed ont péri avant elle… Les causes de sa mort ne sont toujours pas connues.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



Notre premier entretien, lié aux violences policières, date d’il y a dix ans
8 : qu’est-ce qui a changé, positivement, depuis 2013 ?

SBK :  La situation reste catastrophique, mais je ne sais pas si elle a empiré depuis 2013 ? Je sais que beaucoup ont l’impression qu’elle a empiré. Mais, grâce aux réseaux sociaux, il y a beaucoup d’affaires qui sortent, qu’on ne peut plus passer sous silence. Dans les années 80 et 90, avant la révolution numérique, je me souviens qu’il était fréquent que, dans les familles marocaines, congolaises et turques, il y avait eu un mort ou une victime de violences graves au contact de la police. On n’était juste pas au courant. Aujourd’hui, on établit et diffuse des listes de noms, dont plus personne ne peut ignorer qu’il s’agit de noms à consonance étrangère ! Mais ce n’est pas parce qu’il n’y avait pas listes ni de visibilité avant, qu’il n’y avait pas de morts… Aujourd’hui, au moins, ces violences policières sont largement dénoncées.

 

Vous avez été l’une des trois avocats des parents de Mawda aux procès (2020 et 2021). Beaucoup estiment que la condamnation à 1 an de prison avec sursis (en première instance), puis à 10 mois avec sursis (en appel), contre le policier (qui a tué la fillette kurde de 2 ans) contribue aussi à forger un sentiment d’impunité… Même lorsque survient la condamnation d’un policier meurtrier, celle-ci n’est pas exemplaire ?

 

SBK : Tout ça pour ça… Dans ce dossier, nous nous sommes battu.e.s comme des malades pour faire entendre la vérité. Toute cette guerre judiciaire pour aboutir à 10 mois avec sursis… Je ne suis pas spécialement pro-prisons ni en faveur de sanctions judiciaires sévères mais je reste une fan de l’égalité. Si, pour les mêmes faits, vous condamnez un citoyen lambda à 10 ans de prison ferme, vous condamnez un policier à la même peine. Ou alors, vous donnez du sursis à chacun. C’est mon point de vue. Ici – même s’il ne s’agit pas de violences policières -, on peut faire la comparaison avec la condamnation des 18 étudiants très aisés impliqués dans la mort de Sanda Dia 9. Le laxisme et la clémence des Autorités judiciaires par rapport à la sévérité des condamnations lorsqu’il s’agit de citoyens lambda, et particulièrement lorsque ceux-ci sont racisés, c’est absolument dingue ! On ne peut plus s’interdire de parler de racisme tant celui-ci est évident. La grande partie de mon entourage est composée de personnes qui ne sont pas des juristes ni spécialement Bac+5 . Pour elles, il est tout aussi « normal » que la justice soit raciste que le fait qu’il pleuve souvent en Belgique. Lorsque j’ai exprimé cette conviction citoyenne devant des juges ou des avocats, ce fût immédiatement le tollé : « Mais qu’est-ce que vous dites ? C’est incroyable ! On ne peut pas dire des choses pareilles, enfin ! ». Alors, soit ils ne se rendent pas compte soit le code social est  : « On le sait, mais on ne peux pas le dire »… Mais oui, hélas, la justice belge est raciste.

 

 

 

Mawda Shawri, 2 ans, décédée le 17 mai 2018 d’une balle dans la tête tirée par un policier qui sera “condamné”… à aucun jours de prison.

Sur ces dix dernières années, ce racisme judiciaire s’est-il accentué ?


SBK
: Non, en fin de comptes, cela reste un phénomène structurel dont l’affaire Sanda Dia est une piqûre de rappel totalement choquante. Imaginez l’inverse. Dix-huit jeunes bruxellois, noirs et/ou arabes, torturent jusqu’à la mort un de leurs camarades blancs qui désirait être leur ami… Que se passerait-il ? On parlerait chaque jour de « gangs », de «bandes urbaines» de « sauvageons » ou de « barbares »; on modifierait la loi ; Molenbeek et Matongé seraient quadrillés pendant des mois… Cette différence de traitement est insupportable.

 

 

 

 

D’autres pensent que le travail accompli sur le « décolonial » ajouté aux diverses volontés politiques et associatives de faire condamner tout propos sexiste et raciste pourrait influencer les magistrats à rendre des décisions exemptes de racisme…


SBK
: Oui, cela, c’est l’impression de gens, souvent positionnés à gauche, qui pensent qu’ils font avancer les choses. Mais, dans le même temps, il y a
Schild en Vrienden10 qui envoie leurs jeunes diplômés dans nos différentes institutions (police, justice, administrations, etc). Il y a donc deux versants… A cet égard, je vais revenir sur un élément qui n’a pas été relevé dans la décision rendue au procès Sanda Dia. Le juge a retenu « les traitements inhumains et dégradants ». En droit, lorsqu’un homicide est commis, il peut y avoir des formes d’excuse comme la légitime défense. En revanche, la torture et les traitements dégradants ne sont jamais excusables ! Quelles que soient les circonstances ou la situation, il est interdit de faire subir à quelqu’un.e un traitement inhumain. Point final. Pourtant, au terme de ce procès en Flandre, nous avons un magistrat qui retient l’infraction la plus grave – les traitements inhumains et dégradants – pour ne pas la sanctionner derrière… Vous évoquez le décolonial : l’enquête judiciaire sur ces étudiants du cercle Reuzegom a montré que plusieurs d’entre-eux chantaient la chanson coloniale « Onze Congo  ». Cette chanson, déjà entendue et dénoncée au Pukkel Pop Festival11 qui scande : «Handjes kappen / De Congo is van ons” (« Couper les mains / Le Congo est à nous“)… Certes, il y a des décoloniaux en Belgique mais il existe aussi des nostalgiques du colonialisme, y compris parmi les jeunes qui étudient à l’université.

 

Photomontage réalisé, le 11 juin, par le média indépendant bruxellesdevie.com pour étriller la “condamnation” des 18 riches étudiants du Cercle Reuzegom, reconnus coupables d’avoir torturé Sanda Dia jusqu’à la mort. “Sanction” ? 400 € d’amendes et 300 heures de  Travaux d’Intérêt Général (TIG)…

 

Le ministre de la Justice, Vincent Van Quickenborn (Open VLD), a accepté, le 8 juin, de répondre aux questions et critiques d’étudiants de la KUL12 concernant le jugement du procès Sanda Dia. Un début de prise de conscience ?


SBK
: Non. Ce n’est pas ce ministre-là qui est conscient de quoi que ce soit. Au contraire, ce même ministre est en train de soutenir un projet de loi qui veut rajouter une peine, dans le code pénal, contre le droit de manifester. En résumé : si, lors d’une manifestation, vous avez fait un tag sur du mobilier urbain, jeté des oeufs sur la vitre du siège du MR ou commis un incendie ou autres dégradations, en plus de votre condamnation, le projet est de pouvoir vous condamner à trois ans d’interdictions de manifester. Ce qui va très loin. Parce que, outre le déni d’une liberté fondamentale qui est celle de manifester, comment la police va-elle vérifier que la personne interdite de manifs n’y est pas ? Ils vont quadriller tout le monde avec l’envoi de drones dotés de la technique de reconnaissance faciale. Tout ça va dans le mauvais sens. Il faudrait au contraire diminuer les interdictions. Être sévère et répressif contre les infractions les plus graves (meurtre, viols, tortures) et laisser couler sur les infractions beaucoup moins graves. Ce qui allégerait le charge de travail des policiers et diminuerait aussi le risque de bavures…


Revenons à notre entretien d’il y a dix ans. Après sa diffusion sur Investig’Action 13, Pierre Vandersmissen – directeur controversé du service d’intervention de la zone de police Bruxelles-Capitale-Ixelles – a tenté de nous traîner en justice pour « calomnies et diffamation ». Vous, car vous l’aviez qualifié de « brute », et moi, du fait que j’avais choisi de titrer mon article avec votre qualification. Pendant sept ans, Vandersmissen a usé de toutes les voies de recours jusqu’au Conseil d’État. En vain. Sa plainte contre nous a chaque fois été « classée sans suite ». Après d’autres dérives, ce procédurier a enfin été écarté de son poste de directeur en 2020… Voyez-vous un aspect positif dans le fait que nous ayons évité un procès grâce à la clairvoyance de chacune des instances judiciaires belges ?

 

SBK : Eh bien, je ne crois pas… Parce que c’est l’institution policière qui pose problème et non « X » ou « Y » en tant qu’individus. Je maintiens que Vandersmissen réagissait de manière super brutale à chaque fois qu’il était en charge du maintien l’ordre dans les manifestations bruxelloises. Néanmoins, dans votre article, j’ai le souvenir d’avoir aussi dit ceci : « Il ne commettra de brutalités que s’il sent qu’on lui laisse les mains libres au niveau politique. Cela ne signifie pas qu’il a reçu un fax du ministre de l’Intérieur [de l’époque], Joëlle Milquet, pour lui dire : « Tape les femmes et les enfants tant que tu veux : tu n’auras pas de problème ». Néanmoins, les précédents font qu’il éprouve un sentiment d’impunité tout à fait réel. » En somme, Joëlle Milquet avait plus de raisons d’être fâchée contre moi que Pierre Vandersmissen (rire)… Ensuite, le fait de muter « X » et le remplacer par « Y », censé être davantage dans le dialogue, c’est bien, mais cela ne change rien aux dysfonctionnements structurels de l’institution. Je pense qu’il faudrait retirer une série de missions à la police pour les donner à des services sociaux. Il n’y a aucune raison qu’un type armé intervienne et tire à balles réelles sur un patient dans un hôpital psychiatrique. Comme il n’y a aucune raison que des policiers interviennent où dorment les sdf. On se souvient que, lors des restrictions liées au Covid, les sdf étaient constamment harcelés par la police parce que – par définition – ils ne se confinaient pas…

 

Le 22 octobre 2013, Me Selma Ben Khelifa était arrêtée sur l’ordre arbitraire du très  “sympathique” Commissaire Pierre Vandersmissen.

Que pensez-vous du livre intitulé « Sale flic », signé par deux journalistes belges francophones 14, publié fin avril ?

SBK : C’est un livre très journalistique mais qui ne pose pas la question de l’institution “police” en tant que telle. Dès lors, je trouve qu’un ouvrage, plus académique, à même de répondre sur ce qui pose problème dans cette institution ainsi que soulever des pistes pour remédier à ses dysfonctionnements structurels de violences, de racisme et de sexisme, serait un vrai travail qui nécessite d’être fait.

 

 

 

 

Affirmeriez-vous, comme d’autres, que le pouvoir judiciaire belge entretient une impunité du corps de police ainsi qu’une « justice de classe et de race » ?


SBK
: Oui, je le pense et l’affirme : le pouvoir judiciaire pratique et entretient une justice de classe et de race. Et je redis la même chose que pour les policiers : il ne s’agit pas de pointer un ou des magistrats, individuellement. Sans doute que le magistrat ne s’en rend pas compte et va être très vexé par cette affirmation car… il a un ami noir. Peu importe : le problème est institutionnel. C’est l’activiste Afro-américain Stockely Carmichaël qui disait : « Si un homme blanc veut me lyncher, c’est son problème. Si cet homme blanc a le pouvoir de me lyncher, ça devient mon problème. Le racisme n’est pas une question d’attitude, c’est une question de pouvoir.» C’est à l’institution qu’on doit s’en prendre et pas aux individus. Le fait que les suprémacistes de Schild en Vrienden fassent leurs machins de néo-nazis entre eux ne représente pas une menace. Par contre, le fait qu’ils ont développé un programme pour envoyer les leurs à l’Office des étrangers, au ministère de la Justice ou devenir juges ou procureurs, cela, ça devient notre problème. Un véritable danger pour l’ensemble de la société.



Propos recueillis par
Olivier Mukuna

 

2 Ibrahima Barrie (le 9 janvier 2021), Ilyes Abbedou (le 19 janvier 2021), Mohamed Berkane (le 13 décembre 2021), Sourour Abouda (le 12 janvier 2023) et Isaac Tshitenda (le 13 mai 2023).

14 Un livre sur lequel nous reviendrons dans un prochain article consacré aux violences policières belges.

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