Comment lutter face à l'extrême droite? Quelles similitudes entre la situation en France et en Belgique ? Petya Obolensky, travailleur social et député bruxellois pour le PTB, nous répond!
En France, l’extrême droite et plus largement les idées racistes sont de plus en plus présentes, les grands médias n’y sont pas étrangers en légitimant régulièrement le Rassemblement National (comme par exemple à force de répéter, pendant les mobilisations contre la loi retraites, que le RN en sortait vainqueur tout en reconnaissant qu’il n’avait rien fait). En Belgique, bien que le contexte soit différent, les idées d’extrême droite sont-elle aussi répandues à travers les médias et par ricochet dans la société? Voit-on aussi apparaître un racisme soi-disant « cool » comme en France?
Je pense qu’en Belgique aussi, sur les trente dernières années, le discours de l’extrême-droite s’est banalisé et on vit, comme on dit en France, une forme de lepénisation des esprits. Le Vlaams Belang qui était à l’époque le Vlaams Blok, quand il est apparu fin des années 1980, c’est une extrême droite à l’ancienne, assumée. Ils étaient aux élections en 1992 avec un programme en 70 points et plus de trente ans après la plupart de ces points ne sont plus tabous. Certains ont été repris par la droite et par beaucoup de partis traditionnels. Ils ont imposé des thèmes comme celui de la sécurité, de l’immigration etc.
Cela existe aussi en Belgique mais c’est clairement dans une moindre mesure qu’en France. Je pense que la situation au niveau des médias en France est vraiment effrayante, moi je suis en Belgique francophone où on est fort influencés par la politique française. À la vue des médias français on hallucine. Quand je vois ce qui s’est encore passé récemment, par exemple l’affaire de Guillaume Meurice qui, pour une blague sur France Inter, se fait sanctionner. On voit qu’il y a une forme de maccarthysme à l’encontre de toute expression de solidarité aujourd’hui avec le peuple palestinien.
Une différence importante entre la France et la Belgique réside aussi dans les chaines d’information en continu, peu présentes en Belgique.
Quand tu vois les principales chaînes, C news, Bfm tv, LCI, le discours de l’extrême-droite, notamment raciste et islamophobe, s’exprime de façon très évidente. On n’a pas cet équivalent en Belgique.
Il y a ici en Belgique deux paysages médiatiques très différents.
En Flandre, pour l’extrême-droite c’est open bar, ça ressemble déjà plus à ce qu’on voit en France. Elle a réussi à imposer autant que possible son hégémonie culturelle. Le PTB en Flandre n’a presque pas accès aux médias alors qu’au niveau francophone on est quand-même de plus en plus invités. On est devenu incontournables.
Une bonne partie du discours de l’ancien Vlaams Blok est aussi présentée comme une vérité, grâce au travail de fond d’un parti comme la N-VA qui a servi de passerelle à l’extrême-droite avec un nouvel emballage, des termes un peu plus présentables. On parle de droite « réaliste » et maintenant il y a de plus en plus de faiseurs d’opinion qui utilisent le vocabulaire de l’extrême-droite. La N-VA n’est pas la seule responsable, mais elle a tiré profit de sa position au gouvernement pour, par exemple, s’attaquer aux droits humains, aux syndicats, aux contre-pouvoirs, elle a fait sauter plein de verrous.
La mise en place de politiques ouvertement antisociales, antidémocratiques, sont les grands axes d’une forme de fascisation de la société qui est plus poussée en Flandre.
Côté francophone, même si le terreau est le même, il y a un rapport de force qui est plus progressiste, un cordon sanitaire qui existe et qui est respecté dans les médias et c’est aussi le rôle du PTB qui arrive, du côté francophone, à capter la colère des gens.
Mais la Wallonie est une anomalie, une exception aujourd’hui dans le paysage européen. C’est sûrement une histoire particulière de la région qui rend plus difficile, pour une force nationaliste, de s’identifier et de trouver une identité. Dans les années 1990, les fachos du côté francophone se prenaient la tête pour savoir s’il fallait un front national belge, francophone ou wallon, pour dire un peu la confusion. C’est peut-être plus dur pour l’extrême-droite de pénétrer en Wallonie. Ce que moi je vis au niveau francophone, étant issu d’un parti unitaire qui est parfaitement bilingue, ma réalité à moi, c’est plutôt le monde francophone, et ce qui me choque, ce n’est pas tellement, comme en France, l’expression d’un racisme « cool », « décomplexé ». Je vois plutôt une sorte d’anti-racisme libéral, élitiste, avec l’idée, « on va percer le plafond », on va diversifier les élites. On voit beaucoup, dans les médias, des représentants des minorités qui ont accès à des fonctions importantes et qui présentent les JT. Il y a par exemple une figure comme Hadja Lahbib qui est devenue ministre des affaires étrangères au MR. Selon moi, le problème au niveau de la Belgique c’est plutôt une espèce d’anti-racisme de pacotille.
On fête les quarante ans de la loi Moureaux, on a les lois anti-discrimination parmi les meilleures du monde, mais le problème, c’est qu’elles ne sont pas appliquées et qu’il y a zéro sanctions, il y a zéro moyens humains et zéro moyens financiers. Le bilan des politiques antiracistes est nul !
Le traitement médiatique de Corner Rousseau, figure du parti socialiste flamand, n’est-il pas connivent ?
Mais certainement, en tous cas en Flandre, il vient de revenir pour sauver son parti d’une probable débâcle électorale. Pour rappel pour les lecteurs français, c’est quelqu’un qui a incarné une sorte de Glucksmann, qui était censé redonner un élan au PS du côté flamand, mais sur un angle d’attaque super libéral, ultra de droite sur les questions socio-économiques, mais qui a aussi fait exploser certaines barrières au niveau de l’antiracisme. Il y a eu un scandale où il a interpellé des policiers pour leur demander d’aller expulser des tziganes avec des termes très racistes, romophobes, décomplexés. Suite au scandale, il a été obligé de démissionner, mais face au néant où son parti a plongé dans les sondages, et vu qu’on arrive dans une période électorale, on l’a vite rappelé. On faisait clairement des appels du pied en le présentant comme le seul espoir pour son parti d’arriver au pouvoir etc.
Côté francophone, on parle moins de lui mais il y a quand même un terreau fertile. La N-VA lance maintenant des listes du côté francophone, il y a du potentiel pour des forces beaucoup plus à droite, totalement décomplexées. Et aussi le développement, un jour, d’une extrême-droite importante.
Est-ce que, comme en France où il y a un « tout sauf la France insoumise », il y a cette tendance-là aussi en Belgique où, au prétexte de lutter contre la soi-disant extrême gauche, certains préfèrent promouvoir la droite et l’extrême droite ?
Du côté francophone, je veux quand même nuancer. Même s’il peut y avoir un terrain glissant et que la situation peut vite changer, je pense qu’en France malheureusement on est vraiment dans une autre séquence.
Celui qui fait sauter les digues c’est surtout un Georges-Louis Bouchez, qui est un personnage ultra médiatique de la droite libérale, de la droite dure, le MR, qui elle, flirte de plus en plus avec des idées d’extrême droite et qui, lui, va exiger un cordon médiatique autour du PTB. Les attaques du côté francophone viennent plutôt de la droite libérale, il faut le reconnaître. Je pense que dans les médias le PTB a réussi à percer comme un parti qui compte, et on nous donne une place qui est de plus en plus importante.
Mais de nouveau, du côté néerlandophone, ce n’est pas du tout le cas ; il y a, par exemple, une tendance à avoir des jeux télévisés où l’extrême droite peut tout à fait concourir comme tout le monde, et là, on est souvent boycotté. C’est pour cela que le PTB investit des moyens dans les réseaux sociaux en Flandre, pour pouvoir justement percer. Encore hier, pour faire le buzz médiatique en Flandre, Raoul Hedebouw s’est présenté sous forme d’hologrammes dans différentes villes en même temps, parce que justement on cherchait l’attention médiatique flamande, un clin d’œil à Mélenchon.
Que répondre au discours de fatalité, qu’on entend depuis des années, le fameux « Marine Le Pen va gagner la prochaine présidentielle »? Une question pas que française car l’Europe entière est concernée.
C’est une question très importante, la question de l’optimisme. Il n’y a jamais de fatalité mais il faut bien analyser le rapport de force et bien apprécier l’époque actuelle pour comprendre pourquoi les idées d’extrême droite montent autant et comment les combattre. Je pense qu’il y a une situation très inquiétante dans toute l’Europe, pas seulement en France ou en Belgique, il y a d’un côté une droite, comme le Georges-Louis Bouchez, ou la droite incarnée par Macron aujourd’hui, qui court derrière l’extrême droite, qui banalise tout son discours, qui accepte de rentrer dans le même bac à sable. On a une social-démocratie qui se dit de gauche, mais qui mène une politique de droite depuis des décennies, et donc tous les ingrédients sont là pour créer une totale confusion politique.
Ce qui est clair c’est que les idées d’extrême droite séduisent de plus en plus de travailleuses et travailleurs en Europe. Il y a différents aspects qui peuvent expliquer cela selon moi. Il y a une crise économique profonde avec des ingrédients, comme la pénurie et la concurrence qui sont essentielles pour alimenter le substrat de l’extrême droite, et qui sont communs à toute l’Union européenne, puisque l’Union européenne elle-même s’est construite sur ces valeurs cardinales. Elle a été construite par et pour les multinationales depuis le premier jour, pour étendre le marché et les parts des bénéfices des actionnaires. Dans ce cadre-là, malgré les grandes intentions, l’Union européenne c’est le contraire d’une union des peuples, d’une coopération entre les peuples. Les politiques économiques de tous les traités européens, depuis des décennies, agissent pour mettre en concurrence les pays de l’UE, les uns contre les autres, avec une spirale vers le bas et avec un grand tabou qui consiste à ne pas toucher au un pourcent des plus riches qui se sont enrichis comme jamais dans l’histoire de l’humanité. Et donc, dans ce cadre-là, le poison du racisme et de la division a un boulevard pour se propager.
L’extrême droite perce aussi en reprenant des discours de gauche.
Tout à fait, ils arrivent avec un masque social, un discours de démagogie sociale et anti establishment qui est très fort. C’est d’abord comme cela qu’ils arrivent dans les quartiers populaires. Les camarades du PTB Anvers, qui mènent le combat électoral actuellement dans les quartiers populaires anversois comme Borgerhout, font face à l’extrême droite qui arrive et reprend certains points du programme du PTB, pour d’abord draguer les gens qui vont dire « oui, on est pour que les riches soient taxés, on est pour baisser la tva sur l’énergie etc. ». C’est faux, quand tu vois alors leurs votes dans tous les parlements. Hitler le faisait aussi, ou Mussolini, arriver avec un discours social d’abord, pour plaire, pour ensuite récupérer une sympathie des classes sociales populaires. Au-dessus de cela, ils mettent une grosse couche de racisme. Quand tu es dans la merde, quand tu galères pour trouver un travail, quand tu es mis en concurrence avec des dizaines de travailleurs, quand pour avoir un logement social tu dois faire une file d’attente de dix à quinze ans, c’est beaucoup plus facile de regarder en bas que de regarder en haut.
Le bouc émissaire peut changer à travers les époques. Cela peut être le juif, le réfugié, cela peut être le musulman, le noir, le tzigane, en tous cas c’est l’autre, le plus faible qui est différent, tout est fait pour que l’on s’attaque à plus faible que soi. Et, enfin, il y a toute la politique de guerre de l’Union européenne, de conquête des grandes puissances européennes qui renforcent ce racisme. Tous ces ingrédients font que les idées de l’extrême droite, et notamment les idées racistes, sont plus fortes que jamais dans la classe ouvrière, et la question c’est : que faire ? Est-ce qu’on est condamné à voir l’extrême droite grandir et la gauche échouer lamentablement ? Non, je ne pense pas, justement parce que je pense que c’est aussi de notre faute, la faute à ce que la gauche a pu incarner cette dernière décennie, elle a complètement trahi la classe ouvrière et les quartiers populaires. Je pense qu’il n’y a pas trente six mille voies possibles, soit on continue dans le sens des politiques d’austérité actuelles imposées par l’Union européenne, et l’austérité c’est la réponse politique à la question, qui va payer la crise ? Les populations ou les responsables que sont la spéculation, le grand secteur financier, les banquiers, etc.
Tant que l’on continuera d’imposer cet autoritarisme austéritaire européen, la bataille concurrentielle, le dumping social de tous contre tous, cela ouvrira de plus en plus ce boulevard pour l’extrême droite, ce repli nationaliste, le racisme, le protectionnisme, l’idée de la préférence nationale.
Face à cette voie-là, la seule voie possible, c’est un socialisme 2.0. C’est un Marxisme qui a appris de ses erreurs, une vraie gauche décomplexée, authentique, qui revient à des principes de solidarité, de coopération et notamment sur la question de l’antiracisme mais en partant de l’unité de la classe ouvrière et en arrêtant de faire la leçon aux ouvriers.
Le problème c’est que, souvenons-nous de l’expérience grecque, cela m’avait fort marqué, elle a montré qu’il y avait quand même une mobilisation du peuple grec qui était conséquente pour avoir une politique sociale qui s’attaque aux plus riches pour sortir de la crise, et ça a été simplement interdit par l’establishment européen. Ça a été un avertissement aux autres peuples européens, c’est-à-dire, surtout, ne sortez pas des clous sinon on va vous écraser, et donc l’Union européenne, c’est le contraire de ce qu’elle dit, c’est le mépris des peuples, c’est la démocratie qui est bafouée, rappelle-toi le « NON » à la constitution, quand ils ont obligé le peuple irlandais à voter trois fois (ou deux fois?) jusqu’à ce qu’il y ait un « OUI ». Tout cela témoigne du fait qu’il n’y a rien de démocratique, que ceux qui font la loi, c’est la Banque centrale européenne, l’Eurogroupe, la table ronde des industriels etc.
On en vient donc aux stratégies possibles pour la gauche. Est-ce que c’est s’opposer plus frontalement à l’Union européenne ? Et comment récupérer la colère ?
Pour commencer, arrêter le mépris, être dans la classe ouvrière au sens large du terme, dans les entreprises, dans les quartiers populaires, écouter les gens, avoir de l’empathie, leur parler, les convaincre patiemment, les prendre ensemble dans les luttes communes, etc. Je pense qu’à partir du moment où tu as une extrême droite qui combine protectionnisme économique, un discours sur la perte de la souveraineté des peuples, des politiques d’austérité, un discours anti establishment et, en plus, ce discours raciste, il faut répondre à ces différents éléments. Un élément mis en place par le PTB, et qui fonctionne assez bien je pense – on verra côté flamand d’ici un mois -, c’est de démasquer le caractère antisocial de l’extrême droite.
Je trouve que c’est un programme fondamental et on a vu dans l’histoire du fascisme, qu’une fois arrivés au pouvoir, leur programme social passe totalement à la poubelle. On l’a fait avec le PTB, on a montré à la population toutes les fois où l’extrême droite a dû voter sur des propositions du PTB pour taxer les riches, ils n’ont jamais soutenu ces propositions. Avoir une lecture de classe, pour comprendre le fascisme et le combattre, c’est fondamental sinon on ne peut pas comprendre le caractère de classe du fascisme, on ne peut pas comprendre l’histoire. C’est toujours arrivé dans des moments où il y avait une possibilité de révolte, de révolution, des moments de crises où tout semblait possible et où quelque part, avant ou après une révolution avortée, si tu veux, c’est une sorte de plan B de la grande bourgeoisie pour garder ses privilèges.
Un deuxième élément c’est, sur l’aspect anti establishment de l’extrême droite qui est aussi complètement faux, puisque Bart de Wever lui-même va dire que ses patrons, c’est la Voka (organisation patronale flamande) qui est un peu le patron des patrons, mais en même temps, je pense qu’il faut comprendre que le mécontentement de la population vis-à-vis de l’establishment est totalement fondé. Quand tu vois à quel point le parlementarisme est devenu complètement creux, à quel point les partis traditionnels font du blabla, moi je suis au parlement depuis cinq ans mais c’est hallucinant, et tu vois à quel point ils sont soumis aux lobbies patronaux.
Comme le dit Raoul Hedebouw, on peut tout voir au Parlement sauf le pouvoir, je pense qu’il est important de ne pas négliger ce facteur-là, toute la colère de la population à l’encontre des privilèges des politiciens, de leurs salaires mirobolants, des indemnités de départ. Par exemple au Parlement bruxellois, après cinq ans, c’est minimum 50.000 euros d’indemnités de départ que tu reçois dans ta poche juste parce que tu n’as pas été réélu, et ça peut monter, donc ça aussi il faut démonter. Et troisièmement, combattre le racisme mais en partant de l’Unité de la classe ouvrière dans toute sa diversité. Je pense qu’on ne peut pas accepter qu’une partie de nous-même, une partie de la classe ouvrière, n’ait pas les mêmes droits, soit sous payée pour le même travail, soit logés dans des logements insalubres, ait au quotidien une relation avec la police de plus en plus violente, etc. Donc je pense que la gauche radicale fait face à des défis cruciaux dans sa course contre l’extrême droite parce que il y a un mécontentement, une population qui est de plus en plus dégoûtée, qui ne croit plus aux élites, qui va dire, droite et gauche c’est la même chose et l’extrême droite arrive avec des discours types, ni de droite ni de gauche, comme elle l’a toujours fait dans l’histoire mais pour ensuite avoir un cap très très à droite.
En tant qu’ancien travailleur social, quel est votre point de vue sur l’évolution droitière et la perte progressive des droits fondamentaux ?
En effet, toute ma vie, j’ai été travailleur social avant de me retrouver député. Maintenant on est en campagne électorale, on verra si je suis réélu mais avant ça j’étais travailleur social. J’ai surtout travaillé dans le secteur des soins de santé, dans le secteur de la jeunesse, avec la jeunesse des quartiers populaires notamment à Schaerbeek et à Molenbeek, des quartiers populaires bruxellois. Et j’ai ensuite travaillé dans les logements sociaux. C’est très intéressant de voir que dans tout ce dont les gens ont besoin pour vivre dignement, l’accès à une bonne école, l’accès aux soins de santé, l’accès à un bon emploi, l’accès à un logement digne, on retrouve la pénurie et la concurrence.
Pour donner un exemple le plus compréhensible et le plus frappant, à Bruxelles, tu as à peu près cinquante mille familles sur une liste d’attente pour avoir droit à un logement social et le temps d’attente moyen est autour de dix ans. C’est à dire qu’une maman qui a des ados et qui ne s’en sort pas, elle doit s’inscrire sur une liste de logements sociaux quand ses gamins sont ados et elle obtient ce logement quand ses enfants ont quitté la maison. Sur cette liste d’attente pour avoir un logement social, tu es mis en concurrence avec d’autres familles pauvres et tu gagnes des points en fonction de critères spécifiques.
Pouvez-vous expliciter?
Puisqu’on ne construit pas assez de logements sociaux, que le parti socialiste au pouvoir, quand ils ont un terrain public, le vendent au privé, et puisqu’on a un manque de logements sociaux de qualité bien qu’il y ait des milliers de logements sociaux vides, c’est finalement la concurrence entre les pauvres pour obtenir les rares logements disponibles. Dans ce cadre là, il y a un phénomène de mutation. C’est à dire qu’une vieille dame qui est dans son logement social depuis trente ans où elle a vécu avec son mari qui est décédé, on lui demande de quitter son logement parce qu’il est trop grand et elle a trois-quatre mois pour le vider avant qu’arrive une famille qui vient de Molenbeek ou de Schaerbeek. La majorité sont des Belges d’origine étrangère, souvent arabes ou noirs, un public plus précarisé, féminin, jeune. Et cela génère de la colère chez cette vieille dame “belgo-belge” et cela crée des problèmes de racisme et de colère grandissants. Tout est fait pour que les gens se désolidarisent.
Mon boulot en tant que travailleur social consistait plutôt à pointer du doigt les responsables politiques qui refusent d’allouer des moyens humains, financiers et politiques à la construction de logements sociaux de qualité, des moyens pour se battre, pour se réapproprier les friches du public, pour réquisitionner les immeubles vides et y loger les gens etc. Les gens sont dans la merde, dans une misère de plus en plus grande et dans une insécurité de plus en plus grande et l’associatif aujourd’hui en Belgique est subventionné de manière très conditionnée et de plus en plus limitée dans le temps. La logique est de mettre en concurrence les acteurs associatifs pour voir qui va avoir une petite part du gâteau. Nous, PTB, force de gauche radicale authentique, on veut aller chercher une beaucoup plus grosse part du gâteau parce qu’on a jamais produit autant de richesses, une région comme Bruxelles, c’est une des régions les plus riches d’Europe et pourtant un bruxellois sur trois vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. C’est absolument inacceptable.
Les travailleurs sociaux qui sont en première ligne sur le terrain paient les pots cassés et doivent faire des miracles parce que les politiques sont incapables de trouver des perspectives communes aux gens. En tant que travailleur social, tu essaies d’embarquer avec toi des gens de toutes cultures, de toutes origines et tu vois que les problèmes du racisme notamment, ils disparaissent en travaillant ensemble.
Dans ma maison de quartier, je réussissais à mettre ensemble des vieilles mémés de toutes origines, avec des gamins, des ados, des hommes, des femmes, des chauves, des chevelus, des noirs, des blancs, des juifs, des musulmans, tous ensemble pour se battre pour plus de moyens pour tout le monde.
Est-ce qu’il y a des stratégies à gauche, que ça soit au sein des partis ou en dehors des partis? Des initiatives pour contrer le renforcement de l’extrême droite et toute la tension sociale que ça engendre?
Moi je pense que c’est vraiment important de lutter avec et au sein du peuple, avec les ouvriers travailleurs, ensemble contre l’extrême droite. On est face à un combat très difficile comme nous le rappelle l’histoire.
A l’époque, quand les mineurs français faisaient grève à la fin du XIXème, celui qui venait casser la grève c’était le patron qui amenait des mineurs belges, ce n’étaient pas les bourgeois, c’était des mineurs belges.
C’est donc pour cela que l’on va faire un travail de pionniers, un travail politique, syndical, culturel, dans des fronts démocratiques les plus larges possible. Je pense que dans des régions comme le nord de la France où l’extrême droite est très très forte comme en Flandre aujourd’hui côté belge, pour nous c’est vraiment une reconquête dans une démarche proche de celle de François Ruffin en France.
Il faut se dire « ok, on va retourner dans ces quartiers populaires où les travailleurs n’avaient plus vus de politiques les prendre au sérieux depuis longtemps ». Et je pense que c’est en travaillant ensemble dans les entreprises, les quartiers populaires, pour de meilleurs salaires, pour de meilleures conditions de retraite, de meilleures conditions de travail, pour un environnement plus sain, plus sécurisé, qu’on viendra à bout de la division.
Pour ça, il faut que toutes les démocrates s’unissent dans les syndicats, dans les partis, dans la société civile et aussi avec les victimes de racisme et d’injustices sociales. C’est un combat permanent pour savoir qui va remporter la direction politique par rapport à la classe ouvrière, la classe travailleuse, au sens large, qui va avoir l’hégémonie culturelle.
Dans les années trente, quand tu regardes en Allemagne à ce moment-là, l’extrême droite s’est présentée sous la bannière d’un national socialisme, pas d’un fascisme ou un néolibéralisme comme on essaye de le nous le faire croire aujourd’hui. Le fascisme ne dit jamais son nom clairement, ils n’hésitent pas à utiliser un verbiage et une phraséologie socialiste pour la détourner et tromper la population et les travailleurs.
Nous, PTB, on croit à un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par delà les différents clivages, notamment régionaux et donc, on aime bien le “on est fâchés mais pas fachos”. Il est très important de recomposer notre fierté de classe, affirmer une identité de classe forte.
J’ai beaucoup travaillé avec la jeunesse belgo-marocaine à Bruxelles qui est importante dans les quartiers populaires comme Anderlecht, Bruxelles, Molenbeek, Schaerbeek et j’ai fait beaucoup de théâtre, de la vidéo, des documentaires. On a travaillé sur les cinquante ans de l’immigration marocaine et on était allés chercher de vieux mineurs, des témoins de l’immigration italienne, grecque, portugaise etc. J’ai été étonné de voir à quel point tout est fait pour dévaloriser ces gamins, leur enlever même la conscience qu’ils appartiennent à la classe ouvrière. Ils leur donnent l’illusion qu’ils peuvent réussir comme petit indépendant. Il n’y a plus rien qui est fait pour que ces gamins connaissent leur propre histoire, pourquoi est-ce que mes parents ou grands-parents ont été amenés en tant que classe travailleuse en Belgique.
On a bien vu durant le covid qui exerçait les métiers essentiels. Ne faut-il pas rendre plus de visibilité à ces personnes?
tout à fait, qui sauvait des vies et n’étaient pas confiné chez soi? Qui est ce qu’on applaudissait? La classe ouvrière, ultra diverse, ultra féminine, notamment dans le secteur des soins de santé. Malgré tout ce que l’on entend depuis des décennies, c’est la classe ouvrière qui fait tourner la société, une classe ouvrière qui est plus large que juste la classe ouvrière dans les secteurs stratégiques, au cœur de la production. On a une vision de la classe ouvrière qui est englobante, unitaire, ce sont les travailleurs, avec ou sans papiers, avec ou sans emploi, cette fierté de classe, elle doit absolument renaître. On doit arrêter de nous diviser au sein d’une même classe.
En France, les manifs massives du monde du travail qui ont eu lieu pour défendre les retraites et qu’une énorme majorité de la population soutenait, reflète bien ce processus de conscientisation de plus en plus fort.
C’était un défi à l’époque des fondateurs de la classe ouvrière de passer d’une classe en soi à une classe pour soi, c.à.d., d’une classe sociale qui existe objectivement de par la place qu’elle occupe dans la production à une classe sociale consciente d’elle-même, de la force qu’elle a, de ses intérêts, de son rôle historique, une classe ouvrière au sens large, fière, forte, capable de faire des ponts avec les petits indépendants, avec les étudiants, avec d’autres couches de la société, au coeur du combat politique, qui fait bouger la société, qui aspire au progrès social et démocratique. C’est ce qu’on essaie de faire au PTB.
On revient de loin puisqu’après la seconde guerre mondiale et les trente glorieuses, quand les partis communistes étaient très forts, les partis sociaux démocrates ont complètement trahi la classe ouvrière.
Ils sont sortis de l’usine, sortis des quartiers populaires, ils ont dit, elle est réduite, ce n’est plus comme avant, en plus ses valeurs sont de plus en plus réactionnaires.
On a substitué la politique de classe par son mépris, on a construit une sorte de gauche de valeurs avec une politique complètement à droite économiquement au bénéfice des classes moyennes, sur-diplômées. Ce remplacement a laissé une place à prendre à l’extrême droite qui a pu prendre racine dans la classe travailleuse et draguer tout cet électorat. C’est ce qu’on peut voir en France, en Flandres et dans plein d’autres pays d’Europe.
Si la gauche marxiste veut trouver une voie de reconquête des quartiers délaissés entre les mains de l’extrême droite, il faut une pratique et un discours de classe, pas juste de la théorie. Il faut plutôt mettre les mains dans le cambouis tout en ayant une analyse marxiste, un socialisme 2.0.
Que ce soit au niveau des partis politiques, de la société civile, des syndicats, il faut arrêter ce mépris de classe.
A propos des travailleurs marocains, en effet les Belges d’origine marocaine sont systématiquement critiqués dans les médias s’il y a un quelconque débordement, sans donner le contexte par exemple de violences policières. Mais pour dire qu’ils ont participé à la construction du métro bruxellois ça fait moins de bruit.
L’histoire des Chibanis me touche beaucoup, le groupe Zebda qui m’avait beaucoup marqué à l’époque, avait fait un morceau qui s’appelait les Chibanis (immigré maghrébin de la première génération)
Toute l’histoire de comment on a recruté les Marocains de Belgique est passionnante. Comment ils ont été dans des villages au Maroc dans le Rif, ils ont divisé les hommes, qu’ils ont systématiquement pris ceux qui ne parlaient pas français pour qu’ils ne se mélangent pas aux syndicats ou à la classe ouvrière.
Est-ce qu’en Belgique comme en France une partie des médias instrumentalisent la guerre menée par Israël pour réduire toute opposition à la guerre en Palestine à du terrorisme? Un procédé qui participe à diffuser les idées racistes et délégitimer la gauche qui défend le droit des Palestiniens…
C’est le cas mais dans une moindre mesure qu’en France où les choses sont encore plus polarisées. Je suis effrayé de certaines choses qui se disent sur les médias français, qui circulent sur les réseaux sociaux en Belgique. Ils sont arrivés à un degré en France proche du maccarthysme. La moindre idée de soutien au peuple palestinien est assimilée à du terrorisme, en Belgique, ce n’est pas à ce point-là. Même si c’est moins fort, il y a quand même énormément de pression en Belgique aussi, notamment pour assimiler toute critique de la politique israélienne à de l’antisémitisme.
Je trouve donc très important pour les gens de gauche de vraiment expliciter la différence fondamentale entre l’antisémitisme qui est une forme de racisme inacceptable et l’antisionisme qui est une forme de colonialisme, d’impérialisme qui est en soi raciste. Mais les deux ne sont pas toujours distingués.
Les premiers jours après le 7 octobre, il y a eu beaucoup de pression et je pense que le PTB était la seule formation politique qui a tenu le coup en disant, « on condamne les actes commis le 7 octobre mais ils ne s’inscrivent pas sur une page blanche, il y avait septante cinq ans d’oppression, d’occupation, d’apartheid et on sait maintenant ce qu’Israël va faire à Gaza ». On a maintenu le cap les premières semaines, seuls contre tous et on se faisait taper dessus dans les médias comme étant pro Hamas, pro terroristes etc. mais ce procédé n’a pas vraiment fonctionné.
Dans la population, je pense que les gens ont remarqué que le PTB est assez clair, on a bien expliqué de façon pédagogique l’importance de parler, on a été à la rencontre de beaucoup d’organisations juives, antisionistes qui critiquent Israël. On a également bloqué un texte au Parlement bruxellois, issu de la droite, qui le 9 octobre voulait assimiler toute critique d’Israël a de l’antisémitisme etc. On s’est fait attaquer mais on a réussi à faire alliance ensemble, PTB, PS, Ecolo, pour bloquer ce texte mais c’était à quelques voix près. Vu le contexte du 7 octobre, c’était chaud, mais là, on a pu compter sur un large front avec notamment le président du consistoire israélite de Belgique qui était tout à fait d’accord avec nous, disant que nous devons avoir le droit de critiquer Israël, c’est absolument fondamental. Il y avait des organisations comme l’UPJB (l’Union des Progressistes Juifs de Belgique) avec qui on travaille beaucoup par exemple. Le contexte est explosif mais ce n’est pas comme en France, ce n’est pas aussi difficile, je ne sais pas à quoi c’est dû, peut être que le lobby au niveau sioniste est moins fort, moins puissant en Belgique
Et je terminerai là-dessus, en France comme en Belgique, il y a eu des manifestations de masse pro palestinienne chaque mois qui sont sous-évaluées dans les médias traditionnels. On a approché à certains moment les 100 000 personnes dans les rues, en Belgique c’est énorme et il n’y a eu aucun incident. La population était choquée, se disant « il y a un génocide en cours, un nettoyage ethnique, on ne peut pas laisser faire ». oGrâce à toute cette pression, maintenant la Belgique est un des pays les moins pires au niveau de l’expression publique sur ce qui se passe à Gaza. Ces manifestations ont contraint notre premier ministre à dire des choses qui allaient beaucoup plus loin que ce que disaient la plupart des autres pays européens.
Par contre, notre critique à nous, c’est que cela reste des paroles, il n’y a aucune sanction réelle, pas de boycott des investissements contre Israël. J’ai beaucoup d’espoir avec le mouvement étudiant en Belgique, en France ou aux États Unis, cela me bouleverse parce que je trouve que c’est comparable à ce qu’ont pu voir nos grands-parents à l’époque du Vietnam dans les années 1960, 1970, ça me chamboule totalement parce que c’est la jeunesse, notamment aux États-Unis, avec beaucoup de juifs qui disent « tu ne vas pas m’assimiler à Israël »! L’avenir est ce qu’on en fera!
Source: Investig’Action