Dans les télés françaises - toutes complices de l’éclatante victoire du RN -, pérorent souvent de faux philosophes. Quand le sénile (Finkielkraut) et l’ado agité (Enthoven) crient qu’ils voteront extrême-droite, le millionnaire (BHL) bugge sur « L'union des républicains » ; un peu comme quand Biden cherche la caméra... Heureusement, il existe aussi de vrais philosophes. Tel Norman Ajari. L’auteur du Manifeste Afrodécolonial nous a livré, ce matin, sa perception de l'horrible et si démocratique 30 juin. Un naufrage programmé de longue date, car cela fait trop longtemps que « nous avons désappris à nous révolter contre les traits caractéristiques de l’extrême-droite ». (I’A)
L’actualité politique française des dernières semaines a souvent été comparée à du cinéma. Quelques semaines durant, la démocratie représentative nous a abreuvée de son suspense, de ses rebondissements, de ses trahisons. On a pu apprécier le jeu de quelques bons acteurs et d’innombrables cabotins. Mais, paradoxalement, la vie politique ne nous a jamais semblée aussi réelle que depuis que avons été capturés par ce film. La dissolution de l’Assemblée Nationale prononcée par le président Macron le 9 juin 2024 a fonctionné comme un véritable twist, au sens le plus cinématographique du terme.
Les grands twists au cinéma ne sont pas des retournements de situation mais des retournements de perspective. Autrement dit, ils ne reposent pas sur un changement soudain dans le récit mais sur une prise de conscience brutale qui force à reconsidérer l’ensemble du film sous un œil nouveau. Qu’on me permette de spoiler quelques titres bien connus : à la fin du Fight Club de David Fincher, nous découvrons que Tyler Durden n’a jamais existé. À la fin du Sixième Sens de M. Night Shyamalan, nous comprenons que le personnage joué par Bruce Willis a toujours été un spectre à son insu.
La dissolution marconiste n’a pas soudainement transformé les rapports de force sociaux et politiques du pays, pas davantage qu’elle n’en a bouleversé les tendances idéologiques. Seulement, elle force l’ensemble du champ politique à considérer ces équilibres sous un jour tout à fait nouveau. Le centrisme macroniste est sur le point de s’évanouir comme un fantasme ou un revenant à la fin du film.
Les résultats du premier tour des élections législatives prouvent que l’extrême-droite n’a jamais été aussi proche du pouvoir. Cependant, tous les ingrédients qui la composent sont déjà bien familiers de l’électorat, tant ils ont été mobilisés à droite et au centre depuis de nombreuses années.
Nous avons désappris à nous révolter contre les traits caractéristiques de l’extrême-droite lorsqu’ils se sont présentés sous les traits de Nicolas Sarkozy, Manuel Valls ou Gérald Darmanin. Sommes-nous encore capables de les abhorrer en Bardella, ou même en Le Pen ? L’un des points de doctrine les moins questionnés des dernières décennies réside dans l’idée que pour enrayer la montée du populisme de droite, il faudrait reprendre ses discours et ses politiques – c’est-à-dire devenir soi-même ce que l’on prétend combattre.
Le twist politique auquel nous assistons nous force à reconnaitre la vérité de la situation politique de la France actuelle. Cette vérité s’est incarnée avec vigueur dans l’attitude d’Éric Ciotti, le Président du parti de la droite française traditionnelle. Au prix d’une polémique loufoque, il a décrété l’alliance de son organisation avec l’extrême-droite. Si les formations de jeunesse du parti se sont d’emblée enthousiasmées pour cette nouvelle orientation, les vieux barons ont au contraire mis en scène une feinte indignation face à cette convergence avec les héritiers du fascisme.
Ciotti s’est pourtant contenté d’affirmer tout haut cette évidente réalité qui aurait semblé indicible une semaine plus tôt : au fond, son parti a toujours été raciste et n’a jamais cherché à fonctionner comme un véritable rempart contre l’extrême-droite. Depuis Sarkozy au moins, la droite française singe le Front National, se coule dans son moule politique. Pour parler comme les psychanalystes, Ciotti s’est enfin décidé à cesser de céder sur son désir. Les résultats de ce premier tour semblent annoncer le succès de sa démarche.
Alors que le Rassemblement National arrive en tête de ce premier tour avec une avance non négligeable, l’enjeu pour la coalition de gauche ne semble plus véritablement de remporter le scrutin du 7 juillet, mais plutôt d’empêcher le parti de la famille Le Pen de s’assurer une majorité absolue. Les candidats et militants du Nouveau Front Populaire ont beau jeu d’agiter le langage de l’espoir, ce ne sera jamais celui des vainqueurs. Leur courage et leur discipline les honore, mais chacun constate qu’il n’est plus question que de limiter les dégâts d’un choc qui semble inéluctable.
La France est aujourd’hui une nation dont une proportion significative des citoyens estime plus profitable de restreindre les droits des binationaux et de harceler les immigrés que d’augmenter les salaires et de profiter d’une retraite décente. À longueur de campagne, les centristes n’ont cessé de seriner qu’il ne fallait déployer que la plus indulgente compassion à l’égard de cet électorat néanderthalien, assommé par son propre racisme. On a évoqué leurs supposées souffrances, conjecturé quant à leurs insurmontables difficultés.
Ces minauderies ont fait long feu. Les minorités n’ont rien à gagner à compatir avec ceux qui les veulent morts ou déportés. Une part considérable du peuple français pensent en xénophobes et votent en sadiques. Ils sont prêts à se crever un œil pour le plaisir de nous aveugler.
On évoque souvent, en ces temps incertains, la fameuse pièce de théâtre d’Eugène Ionesco, Rhinocéros, qui décrit la propagation du totalitarisme sous la forme d’une épidémie qui transforme un à un les habitants d’une ville en pachydermes brutaux. À la fin de la pièce, il ne reste que Béranger, dernier acteur en scène qui, envers et contre tout, s’agrippe à son humanité.
Mais ce que cette pièce a de fascinant, c’est que Béranger, alcoolique et confus, n’a rien d’un Jean Moulin. À chaque débat, il est mis en échec par ses contradicteurs : le langage de la nuance et de la tolérance semble toujours plus judicieux, plus cohérent, bien qu’il finisse fatalement par se mettre au service des rhinocéros.
Dans ce monde fascisé où les hurlements remplacent peu à peu le langage articulé, mais où l’esthétique et les valeurs se renversent pour faire du rhinocéros un nouveau standard de majesté, l’antifascisme apparait comme radicalement sans fondement. Ce qui ancre Béranger dans l’humanité, ce n’est que sa fidélité à la stupeur et au dégout qu’il a ressenti en voyant un rhinocéros pour la première fois.
Rien n’est plus vain, en ces circonstances, qu’un attachement raisonnable aux argumentaires libéraux nuancés et sottement tolérants. L’antifascisme comporte toujours un élément fermement viscéral. Il tient à une capacité à conserver quelque chose de l’effroi et de l’hébétude, de la rage et de la détestation, suscitées par nos premières confrontations aux actes et discours des racistes professionnels. Il s’agira, au long des années à venir, de ne pas relativiser, de ne pas abandonner cette aversion originelle. Elle nous portera au-delà de la nuit, nous encourageant à comploter l’avenir.
Paul Nizan l’écrivait : « Il n’existe plus que deux espèces humaines qui n’ont que la haine pour lien. » L’extrême-droite est un irréductible ennemi. En ces circonstances, ce qui pourrait arriver de pire aux citoyennes et citoyens attachés aux mouvements sociaux, dans une semaine, dans quelques mois, dans un an, serait de perdre leur dernier trésor : leur capacité à haïr.
Norman Ajari
Source : Investig’Action
michel marti
Dommage qu’Investigaction se contente d’une analyse “émotionnelle” à réserver aux soirées électorales. Ce dont nous avons besoin est de comprendre ce qui explique pourquoi une partie de plus en plus importante se tourne, en Europe comme en France, vers ce qu’on appelle l’extrême droite. Et peut-être à se poser les bonnes questions: 1)- Y aurait-il en France 10 millions de fascistes? 10 millions d’électeurs à exécrer…2)- Est-il bien sûr que le RN soit exactement le même en 2024 qu’à son origine dans les années 70? On reconnait pourtant son implantation populaire. Un détail? Se contenter pour explication d’une fracture racisme traversant le pays est un tantinet sommaire même s’il joue un rôle: le racisme est d’abord un héritage colonial et, que je sache, le colonialisme a d’abord été l’œuvre de la gauche 3)- Quels intérêts de classe représente le RN? Question d’importance, car dans ce système néo libéral en décadence complète, les liens avec le capital financier sont déterminants. Et jusqu’à présent, ce dernier jouait la carte Macron en mode réellement extrême droite ( certainement pas centriste) Et je ne suis pas si certain qu’il miserait maintenant sur un RN sans boussole plutôt que sur une coalition centre-gauche hors LFI qui a déjà fait ses preuves!
Pingback: