En théorie, le gouvernement US ne peut pas fournir des armes à un pays qui bafoue les droits de l’homme et commet des crimes de guerre. Mais en pratique, les plus hauts responsables de l’administration Biden bafouent toutes les règles pour soutenir Israël. De l’ambassadeur US à Antony Blinken en passant par les candidats à la présidence et les lobbyistes de l’armement, cette enquête approfondie de ProPublica démontre, preuves à l’appui, que l’administration Biden et l’élite US violent la loi en connaissance de cause. (I’A)
Fin janvier, alors que le nombre de morts à Gaza atteignait 25 000 et que des milliers de Palestiniens fuyaient leurs villes rasées à la recherche d’un lieu sûr, l’armée israélienne a demandé 3 000 bombes supplémentaires au gouvernement US. L’ambassadeur des États-Unis en Israël, Jack Lew, ainsi que d’autres hauts diplomates de l’ambassade de Jérusalem, ont envoyé un câble à Washington pour demander aux responsables du département d’État d’approuver la vente, affirmant qu’il n’y avait aucun risque que les forces israéliennes fassent un mauvais usage de ces armes.
Le câble ne mentionnait pas les préoccupations publiques de l’administration Biden concernant le nombre croissant de victimes civiles, ni les rapports bien documentés selon lesquels Israël avait largué des bombes de près d’une tonne sur des zones densément peuplées de Gaza quelques semaines auparavant, faisant s’effondrer des immeubles d’habitation et tuant des centaines de Palestiniens, dont un grand nombre d’enfants. Lew était au courant de ces problèmes. Selon des fonctionnaires, ses propres équipes ont signalé à plusieurs reprises les attaques qui ont causé la mort d’un grand nombre de civils. Même les maisons d’employés palestiniens de l’ambassade avaient été la cible de frappes israéliennes.
Pourtant, Lew et ses hauts responsables ont soutenu qu’on pouvait faire confiance à Israël avec cette nouvelle livraison de bombes. Connues sous le nom de GBU-39, les bombes en question sont plus petites et plus précises. L’armée de l’air israélienne, ont-ils affirmé, a fait ses preuves depuis des décennies en évitant de tuer des civils lorsqu’elle utilise cette bombe de fabrication US et a « démontré sa capacité et sa volonté de l’utiliser d’une manière qui minimise les dommages collatéraux ».
Contredit par la pratique
Alors que la demande de livraison était toujours en cours d’examen, les Israéliens ont prouvé que ces affirmations étaient erronées. Dans les mois qui ont suivi, l’armée israélienne a largué à plusieurs reprises des GBU-39 qu’elle possédait déjà sur des abris et des camps de réfugiés qui, selon elle, étaient occupés par des soldats du Hamas, tuant des dizaines de Palestiniens. Puis, au début du mois d’août, les forces israéliennes ont bombardé une école et une mosquée où s’abritaient des civils. Au moins 93 personnes sont mortes. Les corps des enfants étaient tellement mutilés que leurs parents avaient du mal à les identifier.
Les analystes en armement ont identifié des éclats de bombes GBU-39 dans les décombres.
Dans les mois qui ont précédé et suivi, de nombreux fonctionnaires du département d’État ont insisté pour qu’Israël soit totalement ou partiellement exclu des ventes d’armes en vertu des lois qui interdisent d’armer les pays qui ont l’habitude de commettre des violations ou qui risquent clairement de le faire. Les hauts responsables politiques du département d’État ont rejeté ces appels à plusieurs reprises. Pendant des années, les experts gouvernementaux ont tenté en vain de suspendre ou de soumettre à des conditions les ventes d’armes à Israël en raison d’allégations crédibles selon lesquelles le pays aurait violé les droits de l’homme des Palestiniens en utilisant des armes fabriquées aux États-Unis.
La vie des Palestiniens ne compte pas pour Blinken
Le 31 janvier, le lendemain du jour où l’ambassade a présenté son évaluation, le secrétaire d’État Antony Blinken a organisé une réunion publique dans un auditorium du siège du département d’État. Il y a répondu aux questions précises de ses subordonnés sur Gaza. Et il a déclaré que les souffrances des civils étaient « absolument déchirantes », selon une transcription de la réunion.
« Mais la question est de poser des jugements », a poursuivi Blinken à propos des efforts déployés par son agence pour minimiser les dommages. « Nous sommes partis du principe que le 7 octobre, Israël avait le droit de se défendre et au-delà de ce droit, le droit d’essayer de faire en sorte que le 7 octobre ne se reproduise jamais. »
La validation de l’ambassade et les déclarations de Blinken reflètent ce que de nombreux membres du département d’État considèrent comme leur mission depuis près d’un an. Comme l’a déclaré un ancien fonctionnaire de l’ambassade, la politique tacite consistait à « protéger Israël de tout examen » et à faciliter la circulation des armes, quel que soit le nombre de violations des droits de l’homme signalées. « Nous ne pouvons pas admettre qu’il y a un problème », a déclaré cet ancien fonctionnaire.
Israël, un allié au-dessus de tout soupçon
Selon Mike Casey, ancien diplomate US à Jérusalem, l’ambassade a même toujours refusé d’accepter des fonds venant du bureau du département d’État pour le Moyen-Orient : ces fonds étaient destinés à enquêter sur les problèmes de droits de l’homme en Israël. Les dirigeants de l’ambassade les refusaient, car ils ne voulaient pas insinuer qu’Israël pouvait avoir de tels problèmes. « Dans la plupart des pays, notre objectif est de lutter contre les violations des droits de l’homme », a ajouté M. Casey. « Ce n’est pas le cas à Jérusalem. »
La semaine dernière, ProPublica a expliqué comment les deux principales autorités du gouvernement en matière d’aide humanitaire – l’Agence américaine pour le développement international et le Bureau des réfugiés du département d’État – ont conclu au printemps qu’Israël avait délibérément bloqué les livraisons de nourriture et de médicaments à Gaza et que les ventes d’armes devaient être interrompues. Mais Blinken a également rejeté ces conclusions. Quelques semaines plus tard, il a même déclaré au Congrès que selon le département d’État, Israël ne bloquait pas l’aide.
Jamais détaillés auparavant, ces épisodes révélés par ProPublica permettent de comprendre comment et pourquoi les plus hauts responsables politiques du gouvernement US continuent à approuver les ventes d’armes US à Israël alors que le nombre de victimes civiles ne cesse de croître et que les violations des droits de l’homme sont presque quotidiennes. Cet article s’appuie sur des câbles internes, des courriels, des mémos, des comptes rendus de réunions et d’autres documents du département d’État, ainsi que sur des entretiens avec d’anciens et d’actuels fonctionnaires de l’agence, la plupart ayant parlé sous le couvert de l’anonymat parce qu’ils n’étaient pas autorisés à s’exprimer publiquement.
Il avait deux bébés
Les documents et les entretiens révèlent aussi les pressions exercées par les entreprises de l’armement étasuniennes pour que la filière des armes continue de fonctionner. Les lobbyistes de ces entreprises ont régulièrement fait pression en coulisses sur les législateurs et les fonctionnaires du département d’État pour qu’ils approuvent les livraisons à Israël et à d’autres alliés controversés dans la région, notamment l’Arabie saoudite. Un dirigeant d’une de ces entreprises a même fait pression sur son ancien subordonné au département d’État afin d’obtenir une vente importante. Comme le démontrent des courriels, le fonctionnaire a dû rappeler qu’élaborer une stratégie pour un tel accord pouvait constituer une violation des lois fédérales sur le lobbying.
« La certitude d’avoir carte blanche »
La volonté répétée de l’administration Biden d’offrir un laissez-passer à Tsahal n’a fait qu’enhardir les Israéliens, ont déclaré des experts à ProPublica. Selon leurs critiques, Israël et l’Iran échangent aujourd’hui des coups et le risque d’une guerre régionale atteint des niveaux inégalés depuis des décennies, preuve de l’échec de la politique US.
« La réaffirmation de l’impunité s’est faite rapidement et sans équivoque », a déclaré Daniel Levy, qui a servi dans l’armée israélienne avant d’occuper divers postes importants en tant que fonctionnaire et conseiller du gouvernement dans les années 90. Il est ensuite devenu l’un des fondateurs du groupe de pression J Street et président du projet États-Unis/Moyen-Orient.
Levy a déclaré qu’il n’y avait pratiquement aucune menace de chercher des responsables pour la conduite de la guerre à Gaza, mais seulement « la certitude d’avoir carte blanche ». Ou, comme l’a formulé un autre fonctionnaire du département d’État, « s’il n’y a jamais de conséquences à ce que l’on fait, alors pourquoi arrêter de le faire ? »
La guerre à Gaza dure depuis près d’un an et ne montre aucun signe d’apaisement. Les estimations locales font état d’au moins 41 000 morts palestiniens. Israël affirme que ses actions sont légales et légitimes, contrairement à celles du Hamas qui a tué plus de 1 100 Israéliens – pour la plupart des civils – le 7 octobre dernier et qui continue de détenir des dizaines d’otages.
Un soutien historique…
Depuis des décennies, les États-Unis sont un allié indéfectible d’Israël. Qu’ils soient démocrates ou républicains, les présidents érigent ce pays comme un phare de la démocratie dans une région dangereuse où les intérêts US sont menacés.
En réponse aux questions détaillées de ProPublica, un porte-parole du département d’État a envoyé une déclaration indiquant que les transferts d’armes à tout pays, y compris Israël, « sont effectués de manière délibérée avec la participation appropriée » d’autres agences, bureaux du département d’État et ambassades. « Nous attendons de tout pays bénéficiaire de matériel de sécurité américain qu’il les utilise en pleine conformité avec le droit humanitaire international, et nous avons plusieurs processus en cours pour examiner cette conformité », est-il ajouté.
Le porte-parole a également déclaré que Lew a été en première ligne afin de s’assurer que « toutes les mesures possibles sont prises pour minimiser l’impact sur les civils » tout en travaillant sur un accord de cessez-le-feu pour garantir « la libération des otages, soulager la souffrance des Palestiniens à Gaza, et mettre fin au conflit ».
Selon les arguments des chefs militaires israéliens, leur campagne aérienne contre Gaza est une « nécessité militaire » pour éradiquer les terroristes qui se cachent parmi les civils. Le Premier ministre Benjamin Netanyahu a également fait publiquement pression sur l’administration Biden pour qu’elle accélère les transferts d’armes. « Donnez-nous les outils et nous finirons le travail beaucoup plus vite », a-t-il déclaré en juin.
ProPublica a aussi envoyé des questions détaillées aux représentants du gouvernement israélien. Un porte-parole a fait une déclaration à ce sujet : « L’article est tendancieux et cherche à présenter comme inappropriés les contacts légitimes et routiniers que notre pays et notre ambassade à Washington entretiennent avec des fonctionnaires du département d’État. L’objectif semble être de jeter le doute sur la coopération sécuritaire entre deux nations amies et alliées proches. »
Les ventes d’armes sont un pilier de la politique étrangère US au Moyen-Orient. Historiquement, les États-Unis donnent plus d’argent à Israël pour l’achat d’armes qu’à n’importe quel autre pays. Israël dépense la majeure partie de l’argent des contribuables étasuniens pour acheter des armes et des équipements produits par les fabricants d’armes étasuniens.
Bien qu’Israël dispose de sa propre industrie d’armement, le pays dépend fortement des avions à réaction, des bombes et d’autres armes US à Gaza. Depuis octobre 2023, les États-Unis ont expédié plus de 50 000 tonnes d’armes. Ce qui, selon l’armée israélienne, a été « crucial pour le maintien des capacités opérationnelles de Tsahal pendant la guerre en cours ». Les défenses aériennes qui protègent les villes israéliennes – connues sous le nom de « Dôme de fer » – dépendent également en grande partie du soutien des États-Unis.
… qui n’est pas prêt de s’arrêter
Rien n’indique que les deux partis soient prêts à réduire les livraisons d’armes US. La vice-présidente Kamala Harris a appelé à un cessez-le-feu, a déploré le nombre de morts à Gaza et a déclaré qu’elle soutenait le droit des Palestiniens à l’autodétermination. Elle a aussi soutenu en juin dernier la décision du président Joe Biden de suspendre l’envoi de 2 000 bombes. Mais elle a également repris un refrain des administrations précédentes, s’engageant à « veiller à ce qu’Israël ait la capacité de se défendre ». Harris a par ailleurs déclaré qu’elle n’avait pas l’intention de rompre avec la politique israélienne de Biden.
Le candidat républicain à la présidence, Donald Trump, s’est décrit comme le « meilleur ami qu’Israël ait jamais eu ». Il aurait déclaré à des donateurs qu’il soutenait la « guerre contre le terrorisme » menée par Israël et aurait promis d’écraser les manifestations pro-palestiniennes sur les campus universitaires. Trump a aussi été récemment l’un des principaux orateurs du sommet du Conseil israélo-américain, où il s’est présenté comme le choix le plus pro-israélien pour les prochaines élections. « Vous avez en moi un grand protecteur », a-t-il déclaré à la foule. « Vous n’avez pas de protecteur de l’autre côté. »
L’aide militaire à Israël bat tous les records
Les États-Unis ont commencé à vendre des quantités importantes d’armes à Israël au début des années 1970. Jusqu’alors, Israël s’était appuyé sur une série d’achats nationaux et internationaux, notamment auprès de la France, tandis que l’Union soviétique armait les adversaires d’Israël. Au cours des cinquante dernières années, aucun pays au monde n’a reçu plus d’aide militaire US qu’Israël.
Les États-Unis versent au gouvernement israélien environ 3,8 milliards de dollars par an, et bien plus en temps de guerre, pour l’aider à maintenir son avantage militaire dans la région. Le Congrès et le pouvoir exécutif ont imposé des garde-fous juridiques sur la manière dont Israël et d’autres pays peuvent utiliser les armes qu’ils achètent avec l’argent US. Le département d’État doit examiner et approuver la plupart de ces importantes ventes militaires à l’étranger. Et il est tenu d’exclure un pays s’il a l’habitude ou s’il risque manifestement de violer le droit humanitaire international, par exemple en ciblant des civils ou en bloquant les livraisons de nourriture aux réfugiés. Le ministère est également censé refuser les équipements et les armes financés par les États-Unis à des unités militaires individuelles accusées de manière crédible d’avoir commis des violations flagrantes des droits de l’homme, telles que la torture.
Au départ, un pays fait une demande et l’ambassade locale, qui relève du département d’État, rédige un câble appelé « évaluation de l’équipe nationale » afin de juger de l’aptitude du pays à demander des armes. Ce n’est que le début d’un processus complexe, mais c’est une étape cruciale en raison de l’expertise locale des ambassades.
Ensuite, l’essentiel de l’examen est effectué par la section des transferts d’armes du département d’État, connue sous le nom de Bureau des affaires politico-militaires, avec l’aide d’autres bureaux. Pour Israël et les alliés de l’OTAN, si la vente s’élève à au moins 100 millions de dollars pour les armes ou 25 millions de dollars pour les équipements, l’approbation finale revient au Congrès. Si les législateurs tentent de bloquer une vente, ce qui est rare, le président peut opposer son veto.
Les transferts d’armes auraient dû être suspendus
Pendant des années, Josh Paul, fonctionnaire au bureau des transferts d’armes du département d’État, a examiné les ventes d’armes à Israël et à d’autres pays du Moyen-Orient. Au fil du temps, il est devenu l’un des experts les plus compétents de l’agence en matière de ventes d’armes.
Même avant les représailles israéliennes du 7 octobre, il s’était inquiété du comportement d’Israël. À plusieurs reprises, il a estimé que la loi obligeait le gouvernement à suspendre les transferts d’armes. En mai 2021, il a refusé d’approuver la vente d’avions de combat à l’armée de l’air israélienne. « À l’heure où l’armée de l’air israélienne fait exploser des immeubles civils à Gaza, écrit Paul dans un courriel, je ne peux pas me prononcer sur cette affaire. » Au mois de février suivant, il a refusé d’approuver une autre vente après la publication par Amnesty International d’un rapport accusant les autorités israéliennes d’apartheid.
Dans les deux cas, a expliqué Paul à ProPublica, ses supérieurs immédiats ont approuvé les ventes malgré ses objections.
« Je ne m’attends pas du tout à ce que la politique de cette administration progresse dans ce domaine », a-t-il écrit à l’époque à un sous-secrétaire d’État adjoint.
Le gouvernement US ne respecte pas ses propres normes
Au cours de la même période, Paul a fait circuler un mémo à l’intention de certains diplomates de haut rang de l’agence. Il comprenait des recommandations visant à renforcer le processus d’examen des ventes d’armes, notamment en y incluant la contribution des groupes de défense des droits de l’homme. Paul a lancé un avertissement sur la nouvelle politique de ventes d’armes de l’administration Biden. Théoriquement, les ventes sont interdites s’il est « plus probable qu’improbable » que le destinataire utilise les armes pour attaquer intentionnellement des structures civiles ou pour commettre d’autres violations. Mais Paul a averti que dans la pratique, cette politique serait « édulcorée ».
« La vente de munitions guidées de précision à Israël et à l’Arabie saoudite présente un risque important et incontestable de dommages aux civils », indique le mémo de décembre 2021. Le gouvernement américain a toujours été incapable de respecter ses propres normes, écrit-il, « face à la pression des partenaires, de l’industrie et des impératifs politiques perçus au sein du gouvernement lui-même ».
Il ne semble pas que les recommandations du mémo aient été mises en œuvre. Paul a démissionné pour protester contre les livraisons d’armes à Israël en octobre dernier, moins de deux semaines après l’attaque du Hamas. Il s’agissait du premier départ public majeur de l’administration Biden depuis le début de la guerre. À cette date, les autorités locales avaient déclaré que les opérations militaires israéliennes avaient tué au moins 3 300 Palestiniens à Gaza.
Les critiques internes fusent
Au sein de l’administration, d’autres experts ont commencé à s’inquiéter des violations des droits de l’homme commises par les Israéliens dès le début de la guerre. Les responsables du Moyen-Orient auraient ainsi remis au moins six memos pour critiquer la décision du gouvernement de continuer à armer Israël. Des personnes ayant participé à la rédaction de certains de ces mémos en ont témoigné. Et le contenu de plusieurs de ces notes a été divulgué dans les médias en début d’année. L’administration affirme qu’elle accueille favorablement les contributions de ce courant dissident et qu’elle les intègre dans le processus de décision politique.
Dans un mémo de novembre jamais publié, un groupe d’experts issus de plusieurs bureaux a déclaré qu’il n’avait pas été consulté sur plusieurs transferts d’armes immédiatement après le 7 octobre et qu’il n’existait pas de processus de contrôle efficace pour évaluer les répercussions de ces ventes.
Les fonctionnaires zélés sont remerciés
Une fois de plus, ce mémo semble avoir eu peu d’impact. Au début de la guerre, le personnel du département d’État a fait des heures supplémentaires, souvent après les heures de travail et pendant les week-ends, pour traiter les demandes israéliennes d’armes supplémentaires. Certains au sein de l’agence ont estimé que ces efforts témoignaient d’une attention inappropriée à l’égard d’Israël.
Les Israéliens, eux, n’étaient pas du même avis. Fin décembre, juste avant Noël, les employés du bureau des transferts d’armes sont entrés dans leurs locaux de Washington et ont trouvé quelque chose d’inhabituel qui les attendait : des caisses de vin provenant d’un vignoble du désert du Néguev, avec des lettres personnalisées sur chaque bouteille.
Ces cadeaux étaient offerts par l’ambassade d’Israël.
Le porte-parole du département d’État a déclaré que les employés étaient autorisés à accepter des cadeaux de gouvernements étrangers en deçà d’un certain montant. « Il est insultant de prétendre que leur loyauté envers les États-Unis devrait être remise en question », a-t-il ajouté. « L’accusation selon laquelle le Département d’État accorde une attention disproportionnée à Israël n’est pas conforme aux faits. »
Le porte-parole du gouvernement israélien a déclaré à ProPublica : « L’ambassade envoie régulièrement des bouteilles de vin individuelles (et non des caisses) à un grand nombre de ses contacts pour souhaiter cordialement de bonnes fêtes de fin d’année ».
L’ambassade remet un avis positif sur base de fausses informations
Un mois plus tard, l’ambassadeur Lew a approuvé la demande d’Israël concernant les 3 000 bombes de précision GBU-39. Elles seraient financées à la fois par des fonds étasuniens et israéliens. Lew est un personnage important dans les cercles démocrates, il a officié sous plusieurs présidences. Il a été chef de cabinet du président Barack Obama, avant de devenir son secrétaire au Trésor. Il a également occupé des postes de direction au sein de Citigroup et d’une importante société de capital-investissement.
L’attaché de défense américain en Israël, le contre-amiral Frank Schlereth, a également signé le câble de janvier [validant le transfert d’armes]. Outre les assurances concernant les forces israéliennes, le document mentionnait les liens étroits qu’entretiennent les armées des deux pays : les équipages aériens israéliens fréquentent les écoles d’entraînement américaines pour étudier les éventuels dommages collatéraux et utilisent des systèmes informatiques américains pour planifier leurs missions et « prédire les effets de leurs munitions sur les cibles visées », écrivent les fonctionnaires.
Au début de la guerre, Israël a utilisé des bombes « muettes » non guidées de fabrication US, dont certaines pouvaient peser près d’une tonne. De nombreux experts ont critiqué leur manque de précision. Mais au moment où l’ambassade procédait à son évaluation, Amnesty International disposait déjà d’éléments prouvant que les Israéliens avaient déjà utilisé contre des civils des GBU-39 fabriquées par Boeing et dont le rayon d’explosion est plus faible. Ainsi, en mai 2023, soit quelques mois avant le 7 octobre, une attaque menée avec ces bombes avait fait 10 morts parmi les civils. Puis, lors d’une frappe au début du mois de janvier de cette année, 18 civils, dont 10 enfants, ont été tués. Les enquêteurs d’Amnesty International ont trouvé des fragments de GBU-39 sur les deux sites. (Boeing a refusé de commenter ces informations et a renvoyé ProPublica au gouvernement).
« Ils ne peuvent pas dire qu’ils ne savaient pas »
À l’époque, les experts du département d’État dressaient également la liste des répercussions de la guerre sur la crédibilité des États-Unis dans la région. Hala Rharrit, diplomate de carrière basée au Moyen-Orient, devait envoyer aux hauts responsables de l’agence des rapports quotidiens analysant la couverture médiatique arabe. Ses courriels décrivaient les dommages collatéraux des frappes aériennes à Gaza, en incluant souvent des images de Palestiniens morts et blessés, ainsi que des photos de fragments de bombes US dans les décombres.
« Les médias arabes continuent de partager d’innombrables images et vidéos montrant des massacres et la faim, tout en affirmant qu’Israël commet des crimes de guerre et un génocide et qu’il doit rendre des comptes », indique-t-elle dans un courriel datant de début janvier, à côté d’une photo d’un enfant en bas âge mort. « Ces images et vidéos de carnage à répétition, en particulier d’enfants blessés et tués, traumatisent et mettent en colère le monde arabe comme jamais auparavant. »
Rharrit a fini par démissionner en signe de protestation. Elle a déclaré à ProPublica que ces images auraient dû, à elles seules, susciter une enquête du gouvernement US et être prises en compte dans les demandes d’armement des Israéliens. Elle a déclaré que le département d’État avait « délibérément violé les lois » en n’agissant pas sur la base des informations qu’elle et d’autres avaient documentées. « Ils ne peuvent pas dire qu’ils ne savaient pas », a ajouté Rharrit.
Rharrit nous a confié que ses supérieurs lui ont finalement demandé d’arrêter d’envoyer ses rapports quotidiens. (Le porte-parole du département d’État a répondu de son côté que l’agence continuait à intégrer les perspectives des médias arabes dans ses analyses internes régulières).
Ce n’est pas la taille qui compte
Le câble de janvier de Lew ne mentionne pas le nombre de morts à Gaza ni les incidents liés à l’utilisation par les Israéliens de bombes GBU-39 contre des civils. Huit fonctionnaires du département d’État, retirés ou toujours en fonction, spécialisés dans les droits de l’homme, le Moyen-Orient ou les transferts d’armes, ont déclaré que l’évaluation de l’ambassade était une distillation inadéquate, mais pas surprenante de la position de l’administration. « Il s’agit d’un exercice consistant à cocher des cases », a déclaré Charles Blaha, ancien directeur des droits de l’homme au sein de l’agence.
Le département d’État a refusé de commenter l’état d’avancement de cette demande, se contentant d’indiquer que les États-Unis ont fourni de grandes quantités de GBU-39 à Israël à plusieurs reprises au cours des dernières années.
Les États-Unis espéraient que les bombes plus petites permettraient d’éviter des morts inutiles, mais les experts en droit de la guerre affirment que la taille de la bombe n’a pas d’importance si elle tue plus de civils que l’objectif militaire ne le justifie. La lieutenante-colonelle Rachel E. VanLandingham, officière à la retraite du corps des avocats généraux de l’armée de l’air, a déclaré que les forces israéliennes sont légalement responsables de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour connaître les risques encourus par les civils avant toute frappe et pour éviter de bombarder sans discernement des zones densément peuplées telles que les camps de réfugiés et les abris. « Il semble extrêmement plausible qu’ils aient simplement ignoré ces risques », a ajouté VanLandingham. « Cela soulève de sérieuses inquiétudes et indique une violation du droit de la guerre. »
L’ambassadeur couvre Israël
Des fonctionnaires de l’ambassade à Jérusalem et à Washington ont déclaré que des préoccupations similaires avaient été exprimées à plusieurs reprises auprès de Lew, mais que son instinct l’avait poussé à défendre Israël. Dans un autre câble obtenu par ProPublica, il a dit à Blinken et à d’autres dirigeants à Washington qu’« Israël est un bénéficiaire de matériel de défense digne de confiance » et que les évaluations précédentes de son équipe sur les ventes d’armes avaient conclu que le « dossier des droits de l’homme d’Israël justifie la vente ».
Lew est allé encore plus loin dans son câble en affirmant que le système de choix des cibles de Tsahal est si « sophistiqué et complet » que, selon l’estimation de l’attaché de défense Schlereth, il « répond à nos propres normes et les dépasse souvent ». Deux fonctionnaires du département d’État ont déclaré à ProPublica que Lew et Schlereth avaient fait des déclarations similaires lors de réunions internes. (La Marine ne nous a pas permis d’interviewer Schlereth et n’a pas répondu à une liste de questions).
Au début de la guerre, les diplomates de l’ambassade ont également rapporté qu’Israël avait largué des bombes sur les maisons de certains membres du personnel de l’ambassade, en plus de nombreux autres incidents impliquant des civils.
En ce qui concerne la raison pour laquelle les câbles de Lew n’ont pas mentionné ce type d’informations, un fonctionnaire a déclaré : « Mon explication la plus charitable est qu’ils n’ont peut-être pas eu le temps ou l’envie d’évaluer de manière critique les réponses des Israéliens ».
L’industrie de l’armement fait pression
Au consulat d’Israël à New York, les responsables des achats d’armes occupent deux étages et traitent des centaines de transactions chaque année. Un ancien officier israélien qui y travaillait a déclaré qu’il essayait d’acheter autant d’armes que possible, tandis que ses homologues américains s’efforçaient tout autant de les vendre. « C’est un business », a-t-il déclaré.
En coulisses, si les fonctionnaires mettent trop de temps à traiter une vente, les lobbyistes de puissantes entreprises interviennent pour faire pression et faire avancer le dossier, a constaté ProPublica.
Certains de ces lobbyistes occupaient auparavant des postes importants en tant que régulateurs au sein du département d’État. Ces dernières années, au moins six hauts fonctionnaires du bureau des transferts d’armes de l’agence ont quitté leur poste pour rejoindre des cabinets de lobbying et des entreprises militaires. Jessica Lewis, secrétaire adjointe du bureau, a démissionné en juillet et a ensuite décroché un poste chez Brownstein Hyatt Farber Schreck. Cette société est le plus grand cabinet de lobbying de Washington en termes de revenus. Elle a représenté l’industrie de la défense et des pays tels que l’Arabie saoudite. (Lewis et le cabinet n’ont pas répondu à nos demandes de réactions).
Paul Kelly, principal responsable des relations avec le Congrès au sein du département d’État entre 2001 et 2005 – pendant les invasions US de l’Irak et de l’Afghanistan – a déclaré que le secteur privé s’appuyait régulièrement sur lui pour soumettre des ventes à l’approbation finale des législateurs. « Ils ne me soudoyaient pas et ne me menaçaient pas, mais ils me disaient : « Quand allez-vous approuver la vente et l’envoyer au Congrès ? »
Trois autres fonctionnaires du département d’État qui ont récemment travaillé ou qui travaillent toujours sur l’assistance militaire nous ont confirmé que la situation n’avait guère évolué depuis lors : les entreprises qui tirent profit des guerres à Gaza et en Ukraine passent fréquemment des coups de fil et envoient des courriels. (Le porte-parole de l’agence a répondu à ProPublica que les transferts d’armes n’étaient « pas influencés par une entreprise en particulier »). La pression s’exerce également sur les bureaux des législateurs lorsqu’ils sont informés de l’imminence de ventes. Ces mesures comprennent des appels téléphoniques fréquents et des réunions régulières, selon un fonctionnaire au courant des communications.
Lobbying hors-la-loi
Dans certains cas, les efforts semblent même avoir dérivé vers un territoire juridique douteux. En 2017, l’administration Trump a signé un contrat d’armement de 350 milliards de dollars avec l’Arabie saoudite. Il poursuivait ainsi la politique d’Obama avant que certaines ventes ne soient suspendues en raison de préoccupations humanitaires. Pendant des années, les Saoudiens et leurs alliés ont utilisé des jets et des bombes made in USA pour attaquer des cibles de militants houthis au Yémen, tuant des milliers de civils au passage.
Durant le mois de février de la même année, le Département d’État réfléchissait à l’opportunité d’approuver la vente à l’Arabie saoudite de missiles à guidage de précision produits par Raytheon. Un vice-président de l’entreprise nommé Tom Kelly – l’ancien secrétaire adjoint principal du bureau des transferts d’armes du Département d’État – a envoyé un courriel à un ancien subordonné, Josh Paul. Selon ces échanges, Kelly voulait organiser une réunion avec lui et un de ses collègues afin de « discuter de la stratégie » nécessaire pour mener la vente à bien.
Paul a répondu qu’une telle réunion pourrait être jugée illégale. « Comme vous devez vous en souvenir, la loi anti-lobbying nous empêche de coordonner les stratégies législatives avec des groupes extérieurs », a-t-il répondu. “Cependant, je pense que les obstacles potentiels sur la route sont relativement évidents.” Ces obstacles faisaient référence à des articles récents dans les médias sur des incidents ayant causé de nombreuses victimes civiles au Yémen.
“Pas de soucis“, a répondu Kelly. “Je suis sûr que je te verrai dans les parages.”
Kelly et Raytheon n’ont pas répondu aux demandes de commentaires.
Le Département d’État a finalement approuvé la vente.
Source originale: ProPublica
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action (titre et intertitres de la rédaction)
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