Les États-Unis ne veulent pas lâcher Guantanamo

Guantánamo, le mot est devenu une image, un symbole. Souvent Belmarsh, où Julian Assange était emprisonné, est qualifié de Guantánamo britannique. Et d'autres prisons, camps aussi, comme Sde Teiman en Israël. Mais Guantánamo est loin de n'être qu'un symbole, c'est aussi peut-être un modèle ? Un camp en dehors des lois, installé hors du territoire des États-Unis pour échapper aux lois américaines et internationales. Un camp au cœur de la « guerre contre le terrorisme ».

Tenu secret pour les raisons qu’il est facile d’imaginer, celles qui poussent un État à cacher ses failles et particulièrement les violations de ses propres lois, c’est la publication par WikiLeaks en 2011 de près de 800 documents portant la mention « secret » et rédigés entre 2002 et 2008 qui a permis que nous nous rendions compte de la réalité de ce qui se passait à Guantánamo Bay. (1)

Si l’existence du camp était suspectée, voire connue, ce sont les révélations de WikiLeaks qui lui ont donné aux yeux du public une existence réelle, révélant le nom des prisonniers, leur classification, comment ils étaient « évalués », leur état de santé, le récit de chacun, leur capture etc.

Les détenus ont été au courant des publications de WikiLeaks. Mohamedou Ould Slahi évoque souvent le moment où il a découvert « Collateral Murder », il avait alors été frappé par le sans gène des soldats et profondément touché par les révélations courageuses de Julian Assange. Pour lui, son arrestation visait à faire taire ceux qui osaient dénoncer les crimes de guerre dont lui-même était victime. « Mon histoire, a-t-il dit, reflète la réalité mondiale de l’après-11 septembre – l’influence omniprésente des États-Unis, capables d’enlever et de nuire à n’importe qui, n’importe où ».

Malgré des promesses de fermeture, ce 11 janvier 2025 marquait les 23 ans de la mise en service du camp.

Il reste aujourd’hui 15 prisonniers dont certains libérables immédiatement. En 23 ans, c’est presque 800 détenus qui sont passés par Guantánamo, hommes, femmes, enfants, pour des durées plus ou moins longues, le plus souvent sans inculpation, sans procès.

Parmi les prisonniers libérés, plusieurs ont écrit un livre (2) relatant leur détention, nous avons donc aujourd’hui beaucoup d’informations sur la façon dont ils ont été arrêtés. Souvent sur simple suspicion, vendus et dénoncés, parfois aussi à cause d’une erreur de nom, une erreur et des années perdues. Mais aussi sur la façon dont ils étaient traités à Guantánamo : isolement, torture, etc.

Aujourd’hui, Guantánamo est presque vide, mais pas encore fermé et sans doute ne le sera-t-il pas rapidement car il reste un lieu hors la loi. Un lieu où pratiquer la torture et obtenir des aveux… Ce ne sont pas les aveux de ce que le prisonnier aurait fait mais les aveux de ce que l’on veut lui faire dire qu’il a fait. Torture physique sans limite, torture psychologique quand la physique ne suffit pas. Des aveux extorqués et en définitive, faux. Mohamedou Ould Slahi qui a passé 14 ans à Guantánamo a avoué parce que celui qui l’interrogeait lui a dit qu’ils allaient arrêter sa mère et l’amener à Guantánamo s’il ne parlait pas…

Aujourd’hui, Guantánamo est presque vide mais reste un point de regard des États-Unis sur Cuba (3), un pays qui résiste à l’impérialisme américain et qui peut être vu comme un exemple dangereux. Pourquoi quitter un tel lieu ? Un lieu qui peut encore servir…

Aujourd’hui Guantánamo est presque vide, mais même les détenus libérables immédiatement ne sont libérés que très lentement. La question du retour des détenus n’est pas simple. Après libération, certains, des Afghans notamment, ont pu rentrer dans leur pays mais cela n’est pas toujours possible. Les États-Unis refusent de les renvoyer vers certains pays qu’ils jugent dangereux (Yémen, Soudan par exemple), il faut alors trouver des « pays d’accueil ». Des pays avec lesquels les États-Unis signent des accords, comme le Kazakhstan, des pays alliés des États-Unis. En Europe certains pays ont accueilli des ex-détenus, la France, l’Allemagne, la Belgique, la Serbie, les Pays-bas… Ce sont des pays avec lesquels les ex-prisonniers n’avaient aucun lien, dont souvent ils ne connaissaient pas la langue. Mais ils n’ont jamais eu le droit de donner un avis. Mansoor Adayfi, par exemple, a été envoyé en Serbie, ce qu’il craignait, alors qu’il avait de la famille à Oman.

Aujourd’hui, Guantánamo est presque vide mais c’est seulement par la mobilisation que l’on pourra en obtenir la fermeture. Depuis de nombreuses années, il existe un groupe « close Guantánamo » qui organise des actions. Depuis deux ans, chaque premier mercredi du mois, des groupes aux États-Unis, au Royaume-Uni, au Mexique, en Belgique organisent des actions pour rappeler Guantánamo et réclamer la libération des détenus « libérables ». Le pire qui puisse arriver serait en effet l’oubli, l’oubli à cause du silence. Il faut rappeler Guantánamo et ce qu’il représente : la détention arbitraire d’êtres humains, la continuation de la guerre contre le terrorisme au mépris de tous les droits humains.

Mais il existe un autre moyen de parler de Guantánamo, parler de ses peintres.

Des programmes artistiques y ont été créés, l’administration Obama les décrivait comme permettant de « stimuler intellectuellement les détenus et d’exprimer leur créativité ». Il y avait même des professeurs d’art recrutés qui proposaient de peindre des natures mortes, de copier des photos etc.

Cependant les détenus qui avaient l’autorisation de suivre ces cours étaient enchaînés au sol. Ils n’avaient pas de crayons, jugés trop dangereux. Seulement du fusain.

En principe, au début, les détenus étaient considérés comme propriétaires de leur œuvres. Ils les gardaient, en donnaient à leurs avocats, les envoyaient dans leur famille. Chaque dessin devait être approuvé par l’administration militaire et porter un tampon. Les autorités voulaient être certaines qu’aucun message secret ne se trouvait dans les œuvres.

Une exposition a pu être organisée à New-York d’octobre 2016 à janvier 2018. Elle a eu un grand retentissement au niveau international. Est-ce ce qui a attiré l’attention de l’armée ? Les détenus capables de s’exprimer devenaient-ils trop humains aux yeux du public, ces toiles signées de leur nom alors qu’à Guantánamo chacun n’était qu’un numéro, représentaient-elles un danger ? L’armée a alors décidé que ces œuvres ne pouvaient appartenir à leurs auteurs, des avocats ont même révélé qu’il avait été question de les brûler.

Heureusement, elles ont été sauvées et d’autres expositions organisées.
Cette année, à Paris, du 23 au 26 janvier dernier, une exposition d’œuvres originales de Sabri Al-Qurashi a été organisée par le l’IPI (Institute for the Public Interest) et Art Thinking Network (4). Cette exposition a des caractéristiques importantes.
D’abord, il s’agit d’œuvres originales (il y avait par exemple eu une exposition d’œuvres de peintres de Guantánamo, organisée au Parlement européen à Bruxelles par l’ex-député européen Stelios Kouloglou du 2 au 5 avril 2024, mais il s’agissait de reproductions) et d’une exposition uniquement d’œuvres de Sabri Al-Qurashi.

Pendant l’exposition, des débats ont eu lieu avec notamment Deepa Driver, professeure, syndicaliste, membre fondateur de l’IPI et Nil Samar, médiateur scientifique et artistique dans différents musées, professeur affilié à l’ESCP et enseignant en prison.

Sabri est un peintre. C’est un ex-détenu de Guantánamo mais c’est un artiste, un peintre.

Son exposition s’est tenue à la Villa Belleville, un lieu mis à la disposition d’artistes ( pour réaliser des œuvres, pour enseigner, pour organiser des résidences, pour animer la vie du quartier) par la ville de Paris. Pour organiser cette exposition, Sabri a dû choisir, sur un écran de téléphone, parmi des œuvres qu’il avait crues perdues (elles étaient aux États-Unis). Cette exposition est pour lui un réel espoir, lui qui vit actuellement au Kazakhstan et rêve de commencer une vie nouvelle, enfin libre. Comme il l’a confié dans une interview, sa vie au Kazakhstan est très dure. En résidence surveillée pendant plusieurs années, il est maintenant autorisé à sortir, à travailler parfois, à peindre, parfois…mais sa situation est réexaminée tous les 3 mois. Pas de stabilité, pas de moyen de se reconstruire vraiment.

Sabri est né en 1973 en Arabie Saoudite de parents yéménites. A cause de l’instabilité de la région après l’invasion du Koweït par l’Irak, Sabri a dû quitter l’école pour aller travailler. Il faisait notamment des voyages d’affaire au Pakistan.
C’est au Pakistan qu’il se trouvait lors des attentats du 11 septembre 2001. Sabri a été arrêté par les forces de sécurité pakistanaises et remis à l’armée des États-Unis. D’abord envoyé à Kandahar, en Afghanistan, il fut ensuite transféré au centre de détention de Guantánamo Bay où il a été détenu, sans inculpation, de 2002 à 2014, date à laquelle libéré, il a été envoyé au Kazakhstan. C’est à Guantánamo qu’il a découvert la peinture et cela avant même la création des « ateliers ». Un moyen d’évasion.

Tampon d’approbation. Un sur chaque dessin et peinture. Les autorités voulaient être certaines qu’aucun message secret ne se trouvait dans les oeuvres.

Sabri est un peintre. Il dessinait en utilisant ce qu’il avait sous la main, fond de café, restes de repas sur le fond d’une assiette. Mais tout cela était interdit… Et pour l’empêcher de dessiner. On le privait de repas. Sabri s’est alors mis à s’imaginer peindre, à grands gestes dans les airs, les gardiens le disaient fou. Lui, cette peinture imaginaire l’absorbait, il s’évadait et c’est le cri d’un gardien qui le ramenait brutalement à la réalité. Pouvoir enfin réellement peindre a été pour lui très important. Il a beaucoup peint et il continue.

A l’exposition, une interview filmée de Sabri lui permettait de dire ses motivations, ses choix de thématiques. La mer, bien sûr, un sujet que l’on retrouve d’ailleurs chez d’autres détenus (5). Bien sûr ? Pourquoi bien sûr?
Parce que Guantánamo est à côté de la mer, mais que les détenus en sont privés. Lors des courtes et irrégulières promenades qui leur sont accordées, dans des cours entourées de grillages, ils entendent la mer mais les bâches qui les couvrent la cachent. Pour Sabri, la mer et le désert représentent aussi la solitude, l’isolement. Les détenus, n’ont pas de contact entre eux, il leur est interdit de parler entre eux. Un isolement dans lequel Sabri se sentait perdu comme sur l’immensité de la mer.

Une autre caractéristique, c’est le sens du détail. Sabri décrit la façon dont il pouvait voir ce qui l’entourait. Souvent menotté, les deux mans liées entre elles, lorsqu’il se couchait, c’est à travers des anneaux de métal qu’il voyait ce qui l’entourait et dans sa peinture, ce cadre s’est imposé à lui, toiles sombres comme trouées d’un point lumineux donnant vers un extérieur souhaité ou donnant passage au regard d’un œil avide de regarder.

Il raconte aussi dans cette interview comment parfois un petit trou dans une bâche permettait de voir la mer et si un bateau y passait à ce moment, c’était une journée heureuse.

Il ne peint pas de visages, ses personnages sont souvent des silhouettes. On peut interpréter cela comme une façon de rendre universels ses personnages mais aussi de les priver d’identité -comme les détenus-. Les priver volontairement d’identité aussi, il raconte que le seul visage qu’il ait peint un jour lui a valu des interrogatoires, les militaires voulant savoir qui il avait représenté !

Enfin, Sabri a peint des images illustrant son envie de liberté, le mensonge aussi de la société étasunienne qui parle de liberté mais en prive des humains arbitrairement, pire, les en prive en son nom. Il a peint à plusieurs reprises, la symbolique statue de la liberté bâillonnée, aveuglée, noyée.

Les organisateurs de cette exposition veulent que Guantánamo ne soit pas oublié, que ce qu’il représente ne soit pas oublié. Le droit international, cet outil important pour rendre justice, se trouve aujourd’hui dans une situation désastreuse. De même les Nations Unies. La guerre contre le terrorisme instaurée après le 11 septembre 2001 a permis de saper les fondements de toute justice, on le voit également lorsqu’on regarde vers la guerre en Palestine et les violations commises par Israël contre le peuple palestinien et sa résistance. Guantánamo et les prisonniers qui en ont été ou en sont encore victimes sont peut-être un moyen de faire changer cette situation.

Pour cela il faut que le public sache. Des expositions comme celle-ci sensibilisent et font savoir une réalité cachée. (5)

Celle de Sabri sera aussi montrée en Norvège, au Royaume-Uni. Et en Belgique ?

Références :

  1. https://wikileaks.org/gitmo/
  2. Les carnets de Guantánamo de Mohamedou Ould Slahi – 2015 chez Michel Lafon (qui a inspiré le film : Le Mauritanien de Kevin Macdonald – 2021) – Témoins de l’invisible, 7 ans à Guantánamo de Lakhdar Boumediène et Mustafa Ait Idir chez Press Redwood – 2017 ( Lakhdar Boumediène, malgré de grandes craintes, avait accepté que son nom soit associé à une plainte à la Cour Suprême déposée par ses avocats. En 2008, la Cour Suprême a pris une décision permettant aux détenus de Guantánamo d’avoir accès à la justice fédérale pour faire valoir leurs droits (décision « Boumediène contre Bush »). Ce fut un tournant pour les détenus de Guantánamo. Ne nous oubliez pas ici, un mémoire par Mansoor Adayfi – Hachette Books, 2021
  3. La base de Guantánamo est un territoire occupé par les États-Unis sur l’île de Cuba depuis la fin de la guerre entre l’Espagne et les États-Unis de 1898.  Selon les accords, le territoire est loué par le gouvernement des États-Unis pour environ 4 000 dollars par an depuis le 23 février 1903. Fidel Castro n’a jamais accepté d’encaisser un seul des chèques versés par les États-Unis. Le territoire est occupé par un base militaire et le camp de détention de Guantánamo Bay.
    Les accords prévoient aussi que le territoire ne pourra être cédé qu’avec le consentement des deux parties. Outre le camp, l’occupation de ce territoire joue un rôle dans la gestion des eaux autour de l’île et notamment dans la possibilité d’accueillir des bateaux de fort tonnage.
  4. Site de l’exposition https://publicinterestinstitute.org Institute for the Public Interest (IPI)

L’IPI participe à installer une paix mondiale durable par le désarmement. Il cherche à nourrir un débat critique et à promouvoir une culture de paix, de compréhension globale et de justice globale. Il promeut – au sein des principales institutions nationales et internationales et dans le discours de la société civile – une culture qui donne la priorité à l’intérêt public et qui protège sans compromis les droits de l’homme.

  1. Art Thinking Network

Art Thinking Network est un collectif international open source rassemblant des artistes et des experts en entrepreneuriat, travaillant ensemble à créer l’improbable pour repenser les grands enjeux.

Reconnue comme l’une des 10 meilleures innovations pédagogiques, plusieurs milliers de participants ont pris part à cette initiative dans une dizaine de pays (en Europe, aux États-Unis et au Japon), pour des institutions académiques et des centres d’innovation, ainsi que pour de grandes entreprises curieuses d’explorer de nouvelles façons de faire. Sylvain Bureau, docteur de l’École Polytechnique et professeur à l’ESCP Business School, et Pierre Tectin, artiste plasticien et directeur artistique de l’Art Thinking Network, en sont les co-fondateurs.

  1. Quelques autres exemples. Une des oeuvres très connue des artistes de Guantánamo est un modèle de bateau construit par Moath al Alwi, un Yéménite, à partir de papier et d’autres objets trouvés dans la prison communautaire Camp 6 pour « les détenus de faible valeur ». Il a été une des œuvres exposées à New-York.
    https://aeon.co/videos/a-prisoner-in-guantanamo-finds-some-escape-in-building-intricate-model-ships.

On peut aussi citer le Pakistanais Ahmed Rabbani, incarcéré pendant presque 20 ans.

A son retour au Pakistan, il a pu exposer une vingtaine d’œuvres à Karashi dans une exposition intitulée : «  The unforgotten Moon : Liberating Art from Guantánamo Bay ».


Source : investig’action

Photo : Après sa libération, en 2023, Sabri a peint une rencontre imaginaire entre Mansoor Adayfi (441) et Julian Assange ( A9379AY / Belmarsh), rencontre imaginaire au cours de laquelle ils brisent l’interdit de communiquer. Ce tableau a été offert à Stella Assange en octobre 24.

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