L’écrivain du sud et le génocide des Palestiniens

Tandis que rien n'arrête le génocide perpétré en Palestine par Israël et les Etats-Unis ; tandis que nombre de citoyens européens ont encore choisi de se gaver de néofascisme aux dernières élections, il reste, peut-être, comme alternative sensible, les écrivains ? A condition d'en finir avec certaines «illusions», nous souffle le romancier et poète Umar Timol. (I'A)  

On aime à imaginer que l’écrivain est une figure romantique, hantée par le souffle créateur, par le souci de la subversion et de l’authenticité, qu’il fabrique des mots et des livres hors du temps et des prérogatives sociétales. Il est un être pur, un survivant artistique en ces heures sombres de la médiocrité et du conformisme.

Mais l’écrivain est politique. Il évolue dans le domaine du pouvoir et de la politique. L’illusion de son autonomie est entretenue par le discours littéraire, qui privilégie une mystique de l’écrivain, et par les discours des écrivains eux-mêmes. Certains sont conscients du caractère politique de leur démarche et l’assument entièrement, mais d’autres l’occultent en se disant apolitiques ou concernés uniquement par le travail littéraire. Cette illusion est tenace mais ne résiste guère à la violence du réel.

Nous nous intéressons dans ce texte aux écrivains du sud, notamment francophones, qui sont confrontés aux problématiques communes à tous les écrivains mais qui, de surcroît, opèrent à la périphérie d’un ordre hégémonique occidental. Leur situation est pour ainsi dire paradoxale : souvent peu reconnus dans leurs pays d’origine, sinon stigmatisés et marginalisés, ils accèdent à la reconnaissance dans les pays du nord. Ils sont ainsi inscrits dans un rapport de dépendance à des structures de domination, qui leur offrent cependant la possibilité de réussir.

Trois positionnements


Le génocide des Palestiniens, qui se caractérise par sa singularité, dernière incarnation de la sauvagerie coloniale, la trame de l’histoire rompue, sa violence inique, les comparaisons justifiées avec les précédents holocaustes, mais aussi et surtout le fait qu’il a lieu en direct, en pleine lumière, rend l’engagement de tout être humain, mais surtout des artistes, des intellectuels, des écrivains, essentiel. Choisir de se taire ou d’énoncer des paroles convenues et creuses est le signe d’une faillite morale. Il est clair que de nombreux écrivains du sud, notamment dans l’espace francophone, ont choisi le silence.

Ce silence suscite une indignation et une colère légitimes. Il convient cependant d’analyser et d’essayer de comprendre. Qu’est-ce qu’il nous apprend sur la situation de l’écrivain du sud ? Que nous enseigne-t-il sur les positionnements de cet écrivain ?

L’écrivain du sud peut, à mon sens, adopter trois positionnements.

Inféodé. Il fait le choix d’être inféodé aux structures de pouvoir. Il est cet intellectuel colonisé, si bien décrit par Memmi ou une “peau noire, masque blanc” de Fanon. Sa fonction est d’être l’indigène de service, celui qui vient des marges, qui sert à légitimer la domination. Il est généreusement récompensé, il est intronisé dans les grands médias, il reçoit de grands prix littéraires, ses tribunes, serviles à l’égard des puissants et vindicatives à l’égard des faibles, sont l’objet de vives discussions, on voit en lui cette voix de l’ailleurs qui ose dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Pour ce qui est du génocide des Palestiniens, soit il se tait, soit il s’aligne sur les positions des puissants.

Subversion. Le deuxième positionnement est profondément ambigu. Il s’agit de l’écrivain qui comprend comment fonctionnent les rouages du système, qui est tout à fait lucide, qui sait, par exemple, quelles sont les lignes à ne pas franchir et qui tente de subvertir le système de l’intérieur. Il est conscient qu’une attaque radicale et frontale est contre-productive et il s’attelle à les déconstruire de façon subtile. Les cyniques disent que ce positionnement ne mène à rien, mais d’autres affirment que c’est la meilleure stratégie, étant donné les circonstances.

La révolte. Cet écrivain a pour objectif le démantèlement du système de domination. Il utilise ses mots pour se livrer à un combat radical, il nomme les choses pour ce qu’elles sont, son verbe est direct et vrai. Il est ainsi hors des circuits de légitimité, nécessairement marginalisé quand sa vie n’est pas en péril. Cet écrivain, étant un danger pour les puissants, subit des représailles, est emprisonné ou est assassiné. Ce positionnement, qui est noble et juste, est le plus difficile car il y a un prix très élevé à payer.

Dire ce que nous sommes


On comprend donc que la réaction de l’écrivain au génocide des Palestiniens dépend de son positionnement. On pourrait argumenter que l’écrivain du sud ne doit pas obligatoirement avoir une opinion sur le génocide des Palestiniens. Après tout, il y a d’autres urgences dans le monde. Mais on se trompe.

Ce génocide est l’événement le plus singulier de notre temps, on ne peut l’ignorer, rester silencieux à ce propos. Ce génocide jette une lumière crue sur notre véritable nature : il n’est plus possible de prétendre, de jouer, de masquer ses véritables engagements avec des mots vides de sens, nous devons choisir, nous devons dire ce que nous sommes.

Des pantins ou des écrivains ?

Il appartient à chacun de répondre à cette question.

Si on n’est pas capable de dénoncer ce génocide, alors qu’on dénonce tous les maux de la terre, qu’on reconnaisse au moins ce qu’on est : un amuseur public.

La vision romantique de l’écrivain est une illusion, mais l’écrivain est capable, malgré le poids des structures, de liberté et de transcendance.

Le choix de la révolte signifie celui de l’authenticité, l’écrivain utilise le langage non pour se conformer au monde mais pour le défaire et le réinventer. Ce choix a des conséquences, mais il est le seul légitime. Il n’est pas trop tard pour devenir un véritable écrivain, libre.

Dans cinquante ans, les historiens s’interrogeront sur le silence des écrivains lors de l’Holocauste.

Qu’écrivaient-ils alors que se produisait l’Holocauste ?

A quelques exceptions près, ils profanaient la mémoire des martyrs avec leur silence.

Umar Timol


Source : Club Mediapart
[Les intertitres sont de la rédaction]



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