Fin février 2024, à l’occasion du forum des alternatives à l’ubérisation, est venue en Belgique Kauna Ibrahim Malgwi, travailleuse nigériane occupée pendant 4 ans par Sama, entreprise sous-traitante de Facebook.
Le réseau social mondial Facebook a besoin de personnes passant en revue les messages postés et écartant ceux qui sont inappropriés, les fameux « modérateurs de contenu ». Le sous-traitant Sama a réuni au Kenya plusieurs centaines de travailleurs, souvent très qualifiés ( Kauna est elle-même diplômée en psychologie clinique ), venus de toute l’Afrique ( vu le besoin de comprendre toutes les langues utilisées dans le continent ), avec pour mission de passer en revue les publications signalées. Kauna, comme ses collègues, a passé des années à visionner les scènes les plus horribles : suicides, viols, maltraitance infantile, décapitations d’humains … postés en direct.
Si leur mission était d’abord de modérer les contenus sur le « Facebook africain », il est souvent arrivé qu’ils soient chargés de prendre le relais pour les Facebook américains et européens, par exemple à l’occasion d’un mouvement social de leurs collègues occidentaux. La numérisation permet de délocaliser ces prestations à l’autre bout du monde, dans de tout autres conditions de travail ( par exemple le salaire de Kauna était de l’ordre de 400-500€ mensuels ), et de mettre en concurrence les travailleurs du monde entier. Avec, comme conséquence évidente, une atteinte à la santé mentale de ses travailleurs. Comme beaucoup de ses collègues, Kauna souffre de stress post-traumatique.
Les travailleurs ont commencé à s’organiser, pour exiger de leur entreprise ( et de Facebook, qu’ils jugent être leur vrai employeur ) un suivi adéquat, la prise en charge des soins et de justes compensations pour les dommages causés.
La réponse de Facebook a été rapide : fin du contrat de sous-traitance avec Sama, engagement d’un autre sous-traitant qui, pour échapper aux poursuites, déménage du Kenya au Ghana, soit 5000 km plus loin. Les travailleurs qui ont commencé à organiser leurs collègues – dont Kauna et Daniel Motang – sont black-listés par Facebook qui interdit au nouveau sous-traitant de les engager.
Les travailleurs, pour mieux s’organiser, ont créé le syndicat CMUK ( Union kenyane des modérateurs de contenu ) et attaqué Facebook en justice. Un tribunal kényan leur a donné raison dans son jugement préliminaire : Facebook doit bien être considéré comme leur employeur de fait et doit répondre d’un licenciement collectif. À ce jour le géant mondial élude complètement ses responsabilités. Kauna est revenue dans son pays, au Nigéria. Elle est sans travail et soigne ses blessures sans aucune compensation de son ex-employeur.
Cette histoire nous apprend beaucoup :
– Derrière la numérisation, derrière la dématérialisation de l’économie et l’apparence ludique des réseaux sociaux, il y a des travailleurs. Et leurs conditions de travail sont très loin du mirage enchanté entretenu par les GAFAM : de vrais tâcherons, exploités, mutilés et jetés ensuite.
– Le syndicalisme, l’organisation des travailleurs pour défendre leurs droits, s’il semble décliner dans sa forme traditionnelle, reste vivace et universel : de nouveaux métiers apparaissent et génèrent de nouveaux syndicats, même en Afrique.
La seule réponse à ces employeurs géants et multinationaux est une organisation internationale des travailleurs. Celle-ci est encore balbutiante, mais les étincelles qui se produisent dans chaque pays est la première étape d’une indispensable organisation internationale.
Il faudra de l’ouverture d’esprit, car ces syndicats qui émergent à l’autre bout du monde ne ressembleront certainement pas à nos structures traditionnelles. Soit, l’important est de commencer par unir les travailleurs face à ceux qui prétendent les exploiter.
Il en est de même localement. L’émergence de nouvelles formes de travail suscite de nouvelles formes d’organisation. Les syndicats traditionnels peuvent être a priori frileux et méfiants face à ces nouvelles formes de travail et ces nouveaux groupements qui ne cochent sans doute pas toutes les cases de leur credo et remettent en question leur monopole. Mais l’alignement des étoiles ne peut pas être un préalable à l’action commune ; ni d’ailleurs, résoudre tout le passif historique qui peut exister ( imaginons le passif entre travailleurs de pays anciennement colonisateurs et travailleurs des pays colonisés ; similairement, chez nous, le passif qui existe entre chauffeurs de taxi et chauffeurs Uber handicape l’unité ). L’action commune n’implique pas de diluer ou renier son idéologie et son histoire ; lutter ensemble crée de nouvelles convergences et une nouvelle histoire.
Source : Investig’Action