Turkish President Tayyip Erdogan, wearing a scarf with the Palestinian and Turkish flags, stands on the stage during a rally organised by the AKP party in solidarity with the Palestinians in Gaza, in Istanbul on October 28, 2023. - Erdogan's Islamic-rooted party staged a massive pro-Palestinian rally in Istanbul on October 28, 2023 that the Turkish leader said had drawn a crowd of 1.5 million. He unleashed a scathing attack at Israel and its Western supporters after taking the stage with a microphone in his hand. "The main culprit behind the massacre unfolding in Gaza is the West," Erdogan told the Turkish and Palestinian flag-waving crowd. (Photo by HANDOUT / TURKISH PRESIDENCY PRESS OFFICE / AFP) / RESTRICTED TO EDITORIAL USE - MANDATORY CREDIT "AFP PHOTO / TURKISH PRESIDENCY PRESS OFFICE " - NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS - DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS - RESTRICTED TO EDITORIAL USE - MANDATORY CREDIT "AFP PHOTO / Turkish Presidency press office " - NO MARKETING NO ADVERTISING CAMPAIGNS - DISTRIBUTED AS A SERVICE TO CLIENTS /AFP

Le double jeu d’Erdogan : encenser la Palestine tout en aidant Israël

Il a comparé Netanyahou à Adolf Hitler et a qualifié Israël d’État terroriste. Le président turc Recep Tayyip Erdogan ne mâche pas ses mots pour afficher son soutien à la cause palestinienne. Mais dans les faits, c’est une tout autre histoire. Les exportations turques vers Israël ont fortement augmenté depuis le début de la guerre. Mohamad Hasan Sweidan analyse les différents facteurs qui animent le double jeu d’Erdogan. (I’A)

Il avait déjà été porté aux nues pour avoir réprimandé Shimon Peres, alors Premier ministre israélien, sur ses crimes de guerre tout en claquant la porte du sommet de Davos en 2009. Le président turc Recep Tayyip Erdogan a encore frappé. Il a ordonné à ses fonctionnaires de boycotter le Forum économique mondial (WEF) de cette année en raison de la guerre génocidaire menée par Israël à Gaza. 

Toute personne ayant prêté attention aux déclarations d’Erdogan depuis le début du conflit serait pardonnée si elle pensait vraiment que la Turquie est à l’avant-garde des nations qui s’opposent à Israël et soutiennent la cause palestinienne. En effet, peu de pays dans le monde sont prêts à adopter une rhétorique aussi acerbe contre les politiques de Tel-Aviv que le populiste à la tête de l’État turc.

Erdogan qualifie Israël d'”État terroriste

Erdogan est même allé plus loin encore avec l’opération « Déluge d’Al-Aqsa » et l’assaut militaire israélien sur Gaza qui a suivi. Son langage a ainsi pris une tournure brutale lorsqu’il a qualifié Israël d’ « État terroriste ».

Le président turc s’en est pris aussi à ses partenaires de l’OTAN : «  Si nous maudissons l’administration israélienne, nous n’oublions pas ceux qui soutiennent ouvertement ces massacres et ceux qui font tout pour les légitimer » , en référence aux États-Unis et à d’autres alliés occidentaux d’Israël. Avant de décréter : “Nous sommes confrontés à un génocide” à Gaza.

Dans un premier temps, Erdogan a appelé au calme. Il a souligné l’importance de préserver la vie des civils des deux côtés, dans le but probable de ménager les relations bien établies d’Ankara avec Tel-Aviv et l’Occident. Toutefois, lorsque des images choquantes d’atrocités commises par Israël ont commencé à circuler largement sur les réseaux sociaux et que l’opinion publique en Turquie a commencé à changer, la rhétorique d’Erdogan a évolué pour refléter les mêmes préoccupations.

Alimenté par le soutien inattendu de l’opposition laïque turque en faveur des Palestiniens, Erdogan a abandonné son ton mesuré pour adopter une rhétorique plus marquée et plus envolée. Exigeant la fin des massacres commis par l’État d’occupation, Erdogan a non seulement mené des manifestations de rue contre Israël, mais il a également critiqué les partisans de l’État colonial.

Toutefois, Erdogan est resté fidèle à lui-même. Sa rhétorique acerbe ne s’est pas traduite par des actions concrètes. Elle semble plutôt destinée à gérer l’opinion publique turque et à souligner le rôle potentiel d’Ankara dans toute résolution du conflit. Conscient de la probabilité d’un changement politique interne en Israël qui mettrait fin à la carrière politique de Benjamin Netanyahou, Erdogan a stratégiquement concentré ses attaques sur le Premier ministre – comparant même Netanyahou à Adolf Hitler – tout en maintenant des relations commerciales normales avec le gouvernement israélien.

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Le 3 novembre, alors qu’il rappelait l’ambassadeur turc en Israël, Erdogan a déclaré : ” Netanyahou n’est plus quelqu’un avec qui nous pouvons parler. Nous l’avons rayé de la carte“. Malgré ce désaveu diplomatique, le commerce entre la Turquie et Israël reste florissant, les exportations turques vers Israël ayant bondi de 34,8 % en décembre, passant de 319,5 millions de dollars en novembre à 430,6 millions de dollars en décembre. Elles dépassent même le niveau d’avant le conflit qui était de 408,3 millions de dollars.

La Turquie reste un acteur clé de la chaîne d’approvisionnement en pétrole d’Israël, dont environ 4 % proviennent de l’Azerbaïdjan via la Turquie. Malgré les appels de l’Iran à cesser les exportations de pétrole et de nourriture vers Israël en solidarité avec les Palestiniens, Ankara persiste à maintenir ses intérêts stratégiques avec Tel-Aviv par une realpolitik enveloppée d’ambiguïté diplomatique.

À l’issue de sa tournée en Asie occidentale, le secrétaire d’État US Antony Blinken a révélé que les différents pays qu’il a visités, y compris la Turquie, partageaient le même objectif : qu’Israël vive en paix, que la Cisjordanie et la bande de Gaza soient unies et dirigées par des Palestiniens, que l’intégration régionale se fasse et qu’un État palestinien indépendant soit créé :

« J’ai également constaté que dans les pays que nous avons visités, les dirigeants avec lesquels nous avons passé du temps sont prêts à prendre les engagements nécessaires, à prendre les décisions difficiles pour faire avancer tous ces objectifs, pour faire avancer cette vision pour la région. »

Les facteurs qui influencent la position turque

La position de la Turquie sur la guerre actuelle en Palestine occupée est façonnée par une interaction complexe de facteurs internes et externes qui influencent sa politique étrangère depuis des années. Les principaux éléments sont la crise économique qui sévit depuis 2018, la montée du nationalisme en Turquie, l’impact de la dynamique du pouvoir mondial (impliquant les États-Unis, la Chine et la Russie) sur la région de l’Asie occidentale, les relations tendues entre Erdogan et l’Occident et la poursuite de l'”indépendance stratégique” par Ankara.

Sur le plan économique, la Turquie a été confrontée à une grave crise l’année dernière, marquée par une dévaluation de 35 % de la livre turque et un taux d’inflation de 62 %. L’épuisement de 26 milliards de dollars de réserves de devises étrangères pour soutenir la lire et combler un déficit substantiel de la balance courante a exacerbé la situation.

Un sondage d’opinion réalisé début novembre, après le début de la guerre contre Gaza, a montré que 70 % des Turcs pensent que l’économie est le principal problème de la Turquie, suivi par le chômage qui s’élève à 6,2 %. Le même sondage a également montré que 57,5 % des personnes interrogées pensent que la situation économique de la Turquie se dégradera en 2024.

Il est intéressant de noter que les événements à Gaza sont absents de la plupart des sondages d’opinion turcs, au profit de questions sur la vie quotidienne. L’intérêt d’Ankara est évident : maintenir des liens économiques avec Israël a un impact direct sur la position d’Erdogan par rapport à la guerre.

Dans le pays, le sentiment nationaliste a pris de l’ampleur ces dernières années, comme en témoignent les résultats des récentes élections où les nationalistes ont représenté un quart des électeurs. Cette tendance est due en grande partie à l’échec d’Erdogan dans sa politique étrangère sur la Syrie, avec des millions de réfugiés syriens venus inonder les frontières turques. En réaction au succès des nationalistes, Erdogan  a amplifié le rôle de l’Organisation des États turcs (OET) et a mis l’accent sur une vision du siècle turc ancrée dans le nationalisme plutôt que dans l’islamisme.

Cependant, la priorité des nationalistes turcs, c’est l’État et pas la nation. Ils préfèrent donc ne pas se mettre Israël à dos en raison de possibles partenariats, notamment dans le domaine de l’énergie.

Le rétablissement des relations d’Erdogan avec Israël s’inscrit dans sa vision d’une Turquie plaque tournante du transit énergétique entre l’Asie occidentale et l’Europe. Les itinéraires suivants sont envisagés : le gazoduc EastMed reliant Israël à la Grèce, puis à l’Europe ; un gazoduc de 300 kilomètres reliant les gisements de gaz palestiniens occupés en Méditerranée orientale à une installation de liquéfaction du gaz à Chypre ; et un gazoduc sous-marin reliant la Turquie aux gisements de gaz naturel de la Palestine occupée.

La rhétorique à l’épreuve du réalisme

À l’approche des élections municipales de mars, Erdogan cherche à récupérer les pertes politiques subies par son parti à Istanbul et à Ankara, ce qui l’oblige à isoler l’impact du conflit de Gaza des préoccupations nationales. Un récent sondage indique un soutien minimal au Hamas parmi les Turcs, la majorité d’entre eux préférant adopter une position neutre.

Sur la scène internationale, le fait que les États-Unis se détournent de l’Asie occidentale en raison de la concurrence des grandes puissances dans la région Asie-Pacifique a incité des alliés, dont la Turquie, à faire des compromis sur certaines questions politiques de longue date. Par exemple, bon nombre de pays de la région se sont fortement rapprochés de la Syrie l’an dernier. L’Iran et l’Arabie saoudite ont conclu un accord historique. De même, la Turquie tend à régler ses différends avec les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, Israël et l’Égypte.

Enfin, les tensions entre Erdogan et l’Occident ont un impact sur l’économie turque. Ce qui a conduit le président turc à modifier certaines de ses positions pour apaiser les puissances occidentales. Erdogan cherche l’autonomie en matière de politique étrangère. Mais en dépit de sa quête d’indépendance stratégique, la nécessité de coexister avec les atlantistes et de leur accorder des concessions reste évidente. La politique turque à l’égard de la guerre de Gaza le démontre.

Premier État musulman à reconnaître Israël en 1949, un an seulement après la création de l’État d’occupation, la Turquie s’est longtemps positionnée comme un allié important de l’Occident dans la région. Si la rhétorique d’Erdogan peut superficiellement imiter celle de l’axe de résistance de la région, dans la pratique, il est peu probable qu’il modifie de manière significative l’alignement géopolitique de la Turquie sur la question palestinienne. Sa position naturelle continue de se situer dans l’axe occidental, surtout lorsque l’argent est en jeu.


Source originale: The Cradle
Traduit de l’anglais par GL pour Investig’Action

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