La question sociale en Europe

Sous le slogan “Halte à la pauvreté !”, la Commission européenne a déclaré 2010 “Année de la pauvreté et de l’exclusion sociale”. Il était temps, car il y a, au sein de l’Europe des Vingt-sept, quelque 85 millions de pauvres [1]… Un Européen sur six vit dans le besoin [2]. Et la situation continue de se dégrader à mesure que s’élargit l’onde expansive de l’explosion de la crise.


 

La question sociale vient se replacer au coeur du débat. La colère populaire se manifeste contre les Plans d’austérité en Grèce, au Portugal, en Espagne, en Irlande, en Islande, etc. Des grèves et des protestations violentes se multiplient. De nombreux citoyens expriment également leur refus de l’offre politique (l’abstention et le vote blanc atteignent des niveaux record) ou une adhésion à l’égard de divers fanatismes (l’extrême droite et la xénophobie progressent). Parce que la pauvreté et le désespoir social mettent aussi en crise le système démocratique. Faut-il s’attendre à un explosif printemps du mécontentement européen ?

En France, environ 13% de la population, soit un peu plus de huit millions de personnes, vivent déjà sous le seuil de pauvreté. Avec des cas particulièrement révoltants comme celui des “sans domicile fixe”(SDF), niveau maximum de l’exclusion sociale. Selon la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (Fnars), il y avait en France, en 2007, quelque 200.000 SDF (ils étaient plus d’un demi million au sein de l’Union européenne). Chiffres qui auraient connu, en 2008 et 2009, une augmentation spectaculaire en raison de la brutalité de la crise. Chaque hiver, ses centaines de SDF meurent dans la rue… [3]

Qui sont ces pauvres d’aujourd’hui ? Des agriculteurs exploités par les grands réseaux de distribution, des retraités isolés, des femmes élevant seules des enfants, des immigrés, des jeunes avec des “emplois jetables”, des couples avec enfants vivant avec un seul SMIC, et bien entendu la grande cohorte des actifs que la crise vient de jeter à la rue. Il n’y a jamais eu autant de personnes à la recherche d’emploi dans l’Union européenne : 23 millions (cinq millions de plus qu’en 2008). Le pire c’est que la violence du chômage frappe surtout les jeunes. En Espagne, par exemple, pays qui possède le taux le plus catastrophique d’Europe, le chômage des jeunes frappe 44,5% des moins de 25 ans ; en France, 24,5% (la moyenne européenne se situant aux alentours de 20%).

Si la question sociale se pose aujourd’hui de manière aussi dramatique c’est parce qu’elle vient se superposer à la crise de l’Etat-providence. Depuis la fin des années 1970 et l’essor de la globalisation économique, nous sommes sortis du cycle du capitalisme industriel pour entrer dans l’ère du capitalisme ultralibéral dont la dynamique profonde est la désocialisation, la destruction du contrat social. Les principes de solidarité et de justice sociale ont été jetés aux orties.
La principale transformation s’est produite dans le domaine de l’organisation du travail. Le statut professionnel des salariés s’est radicalement dégradé. Dans un contexte caractérisé par le chômage de masse, la précarité a cessé d’être un “mauvais moment à passer en attendant un emploi fixe”, et est devenue un état permanent. Ce que le sociologue Robert Castel appelle : le “précariat” [4], une nouvelle condition infrasalariale qui s’est étendue à toute l’Europe. Au Portugal, par exemple, un “salarié” sur cinq est déjà recruté sur la base d’un contrat appelé “recibo verde” (reçu vert). Même s’il travaille depuis des années dans la même entreprise ou la même usine, à plein temps, son employeur n’est qu’un simple “client” auquel le travailleur facture un “service”. Le “client” pouvant, à n’importe quel moment, sans aucune indemnité, rompre le contrat, ce fameux “reçu vert”.

Une telle dégradation du statut des salariés élargit le fossé des inégalités. Un nombre de plus en plus grand de personnes (surtout des jeunes) se retrouve, de fait, exclu du système de protection (la sécurité sociale) de l’Etat-providence. Le système du “précariat” isole les travailleurs, les marginalise, les brise. Combien de suicides de salariés sur leur lieu de travail ? Abandonnés à eux-mêmes, mis en concurrence féroce chacun contre tous les autres, les individus vivent désormais dans une sorte de jungle. Ce qui désoriente les syndicats, jadis puissants mais souvent tentés aujourd’hui de collaborer avec les organisations patronales.

L’efficacité économique – conçue, exclusivement, en termes de bénéfices toujours accrus et de marges toujours positives – est devenue l’idée fixe, l’obsession centrale des entreprises. Celles-ci déchargent de plus en plus sur l’Etat leurs obligations de solidarité. A son tour, l’Etat – harcelé par la doctrine néolibérale qui lui dicte de réduire impérativement ses dépenses – dévie ces impératifs de solidarité vers les Organisations non gouvernementales (ONG) ou les réseaux humanitaires privés. De telle sorte que l’économique et le social s’éloignent durablement l’un de l’autre. Et l’écart entre les deux devient de plus en plus scandaleux.

Par exemple, en Espagne, alors que le nombre de chômeurs atteignait, en 2009, le nombre de 4,5 millions (3,1 millions en 2008), les entreprises cotées en Bourse distribuaient à leurs actionnaires 32,3 milliards d’euros de bénéfices (19% de plus qu’en 2008). Au sein de l’Union européenne, en plein désastre économique, les profits des dix principales banques ont dépassé, l’an dernier, les 50 milliards d’euros…

Comment cela est-il possible ? Voici l’explication : dès l’explosion de la crise bancaire, à l’automne 2008, les Etats, via leurs banques centrales, ont prêté massivement, à des taux d’intérêt très faibles, aux banques privées en difficulté. Celles-ci ont utilisé ces masses d’argent bon marché pour prêter à leur tour, à des taux beaucoup plus élevés, aux familles, aux entreprises, aux spéculateurs… et aux Etats eux-mêmes. Faisant ainsi des profits exceptionnels. Conséquence : plusieurs Etats – la Grèce, le Portugal, l’Irlande, l’Espagne… – se retrouvent maintenant très lourdement endettés, affaiblis et attaqués par des acteurs financiers (banques, spéculateurs, etc.) largement responsables de la crise de 2008… et que les Etats avaient contribué à sauver de la banqueroute. Des Etats contraints de surcroît d’imposer des plans d’austérité drastiques à leurs citoyens pour satisfaire les exigences des spéculateurs. Ce qui met en fureur des millions de salariés européens.

Ainsi, dans des sociétés où la cohésion sociale vole en éclats, les riches continuent de s’enrichir pendant que le nombre de chômeurs et de précaires explose. Combien de temps les gens supporteront-ils une telle situation ? Le Fonds Monétaire International (FMI), fidèle serviteur de la finance mondiale, n’a-t-il pas lui-même averti, le 17 mars dernier, que si le système financier n’est pas réformé “il y aura des révoltes sociales” ?

 

Notes:

[1]  Est considérée comme “pauvre”, la personne qui vit avec moins de 50% du Revenu médian d’un pays donné. En France, le seuil de pauvreté se situe à 2 000 euros par mois pour un couple avec deux enfants.

[2]  Cf. The Social Situation in the European Union 2007, Bruxelles, 2008 (http://ec.europa.eu/employment_social/spsi/reports_social_situation_fr.htm).

[3]  Selon Christophe Louis, président du collectif Morts de la rue, le nombre des SDF morts “dans la rue ou des suites de la vie dans la rue” en France s’élevait, en 2008. à 359, soit presque un mort par jour…

[4]  Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, Gallimard, col. Folio, Paris, 1999.

 

Source: Mémoire des luttes

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