Argentine AFPAFP

Gonzalo Armúa : “Milei exprime une vocation coloniale rarement vue dans l’histoire de l’Argentine”

Le gouvernement argentin de Javier Milei a fait les gros titres des journaux ces derniers mois, toujours pour les mauvaises raisons. Dans cette interview, nous nous entretenons avec Gonzalo Armúa, enseignant, journaliste et écrivain argentin, des politiques de Milei et de la réaction du peuple argentin.

Javier Milei va bientôt fêter ses quatre mois à la tête du pays, mois marqués par une doctrine de choc effrénée. Quels sont les principaux fronts de bataille ouverts par le président autoproclamé “libertaire” ?

Si l’on se réfère aux discours du gouvernement lui-même, les fronts de bataille sont “contre l’État”, “contre la caste politique”, “contre l’inflation” et “contre le communisme international”. Des formes extravagantes et messianiques pour une néolibéralisation qu’on connaìt déjà en Amérique latine.

Ce qui est nouveau, en revanche, c’est la vitesse, la brutalité et la manière avec laquelle tout cela est mis en œuvre. En cinq mois seulement, il y a eu un énorme transfert de ressources de la majorité vers des secteurs hyperconcentrés de l’économie argentine. Cela s’est fait par la dévaluation du peso argentin et la non-intervention de l’État dans les prix des produits de base, ce qui a entraîné une augmentation continue de l’inflation et une diminution des salaires.

Sur le plan politique, le gouvernement a mené deux offensives : d’une part, grâce au décret d’urgence et de nécessité qui a force de loi depuis décembre dernier, on assiste à une restructuration juridique et institutionnelle dont le but est le pillage des ressources stratégiques par les entreprises transnationales, la précarisation ainsi que la sur-exploitation du travail, tout ce qui intéresse les élites en somme.

Dans la pratique, tout cela se traduit par des coupes budgétaires dans la santé, l’éducation, l’assistance sociale de base, la science et la technologie ; le licenciement massif de travailleurs et travailleuses de l’État, la fermeture de ministères comme celui du Travail, du Développement social, de l’Éducation, etc. Sa “lutte contre la caste” est en réalité une lutte contre les droits du peuple, les institutions et les structures politiques qui avaient été conquises après des décennies de lutte et de construction d’un État providence, certes basique et déficient mais quand-même existant.

Enfin, la “lutte contre le communisme et la défense du capitalisme occidental” se manifeste par un éloignement des pays promouvant la multipolarité. Dans ce “bloc communiste” se trouvent la Chine, la Russie, le Brésil et même le forum de Davos. Fondamentalement, ce qui s’exprime est une vocation coloniale rarement vue dans notre histoire, qui subordonne tout intérêt national aux intérêts des États-Unis et d’Israël.

La Liberté Avance dispose d’un groupe législatif minoritaire. Comment Milei s’est-il associé avec les autres forces politiques établies ? Et quelle a été la réaction dans la rue ?

Javier Milei dispose d’une minorité au Congrès (38 représentants à la chambre basse et seulement 7 au Sénat), mais il faut se rappeler que pour remporter le second tour, il a bénéficié du soutien de la force de Mauricio Macri. Cela a permis une sorte d’alliance tendue entre le PRO et la Liberté Avance, à tel point que de nombreux législateurs et dirigeants actuels du macrisme ont directement adopté la même position “anarcho-capitaliste répressive” et exprimé un soutien inconditionnel au gouvernement. D’autre part, l’Union Civique Radicale, autrefois grand allié du macrisme, dans sa haine du péronisme et du “populisme”, se trouve maintenant dans une grande fragmentation, certains s’identifiant au programme économique de Milei tandis que d’autres observent avec beaucoup d’inquiétude l’attaque constante contre l’ordre institutionnel menée par ce gouvernement.

La réaction dans la rue a été diverse et généralement fragmentée, avec quelques moments particuliers d’unité comme la grève générale en janvier et la marche du 24 mars. Il faut préciser que ce sont principalement les syndicats, les organisations de gauche et les mouvements sociaux qui sont en permanente mobilisation. On ne voit pas encore le peuple ordinaire, en dehors de ceux qui sont organisés et qui sortent pour s’exprimer.

Il y a eu un processus très intéressant d’assemblées populaires dans différents quartiers de la ville de Buenos Aires, mais nous n’avons pas encore réussi à percer dans ce 56 % qui a voté pour Macri. On assiste quotidiennement à des manifestations, des rassemblements et des actions de chacun des collectifs opprimés : travailleurs licenciés, patients gravement malades privés de médicaments, mouvements sociaux qui n’ont pas les moyens de maintenir l’approvisionnement alimentaire des quartiers populaires, étudiants qui voient le danger roder autour de l’université publique, etc. Mais jusqu’à présent, aucun projet politique alternatif n’a émergé pour unifier cette dispersion. Il y a cependant une initiative qui prend de l’ampleur autour de Juan Grabois et de la plateforme Argentine Humaine, qui s’est positionnée comme un projet transformateur, avec un renouvellement générationnel et une vocation de prise de pouvoir à court terme.

Au niveau international, les déclarations de Milei et les échanges d’accusations avec d’autres dirigeants de la région ont fait les gros titres. Mais en matière de politique étrangère, observe-t-on un virage clair du multilatéralisme vers la sphère des États-Unis ?

Cela est plus qu’évident, c’est une totale soumission à la politique étrangère des États-Unis, avec des niveaux de servilité gratuits. Par exemple sur le plan économique, l’énorme ajustement est exhibé fièrrment par Milei comme étant “plus que ce que demandait le FMI”. Sur le plan militaire, il y a une adhésion aux lignes d’intervention de l’OTAN dans des conflits qui n’ont rien à voir avec les intérêts argentins. Le Royaume-Uni, qui fait partie de l’OTAN et possède les deux plus grandes bases militaires de l’Atlantique sud, constitue un danger stratégique et un véritable ennemi pour l’Argentine. Ces bases sont situées sur un territoire occupé violant et menaçant ainsi notre souveraineté, Il s’agit d’une puissance avec laquelle nous avons eu une guerre en 1982. Mais le président déclare ouvertement son admiration pour Margaret Thatcher et cela en semble pas l’embarrasser, En outre, ces derniers mois, il a adopté une attitude passive face à l’avancée des zones occupées par le Royaume-Uni dans nos eaux.

D’autre part, l’État argentin a fini par abandonner l’achat d’avions de chasse chinois de dernière génération sous la pression des États-Unis, pour acheter avec la même somme des avions F-16 américains âgés de 40 ans. À cela s’ajoute la signature, le 7 mars, d’un Mémorandum d’Entente avec l’armée américaine. Les données objectives permettent d’évaluer l’importance stratégique de la voie navigable du Paraná : des milliards de dollars y sont facturés et 80 % des grains produits dans notre pays y sont commercialisés.

Le dernier acte de servilité coloniale s’est produit ces jours-ci avec la visite de Laura Richardson, générale du SouthCom. Le président s’est précipité pour accueillir avec honneurs la militaire américaine. Lors d’une cérémonie avec le drapeau américain, le président argentin a rendu public un accord pour créer une base navale militaire avec les États-Unis.

Au niveau latino-américain, le changement a été radical, toute initiative d’unité continentale a été enterrée, les liens avec le Brésil ont été détruits et on a des échos d’altercations diplomatiques avec la Colombie, le Mexique, sans mentionner la campagne qu’il a construite, sur ordre des États-Unis, contre le Venezuela. Tel est le regrettable bilan de la politique étrangère de notre pays : sur-idéologisée, servile et lèche-bottes.

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.

Depuis 2004, INVESTIG’ACTION / Comprendre le monde pour le changer