Carine et Gino Russo, parents de Melissa enlevée et assassinée par Marc Dutroux, dressent un bilan touchant et lucide. Comment ils ont vécu ces événements épouvantables. Comment ce drame était lié aux politiques de régression sociales mises en oeuvre depuis des années : le “tout à l’argent” détruisant la vie de nombreux enfants un peu partout. Comment ils ont réussi à mobiliser un des plus grands mouvements populaires de l’histoire de la Belgique. Avec quel résultat ? C’est aussi un appel à poursuivre le combat face à “des pouvoirs qui s’employèrent à effacer le moment de leur échec et de leur honte.” (MC)
Merci à l’émission de la première sur la RTBF radio pour la programmation de l’émission CQFD “je pars en campagne pour la libération de Marc dutroux”.
Alors qu’en juillet l’avocat humaniste Dayez Bruno annonçait qu’il allait demander la libération de Dutroux, la rtbf a réussi la diffusion de l’émission le 19 octobre, afin que nos chers médias puissent relayer l’info le 20 octobre 2017, date anniversaire de LA Marche Blanche. (Maitre DAYEZ, est l’avocat qu’est intervenu juridiquement dans le dossier de Neufchateau pour son client JM Nihoul).
Quelques pages sur la Marche Blanche du 20 octobre du livre de Carine “Quatorze mois”
La première Marche Blanche, Bruxelles, 1996
Voilà pourquoi et comment le fait divers « Julie et Mélissa » se mua en fait de société : nos questions simples, évidentes, légitimes s’opposaient aux réponses alambiquées, techniques, obscures, peu lisibles et souvent infatuées, des représentants institutionnels. Nous parlions une langue de « parents » que toute famille pouvait comprendre. « Eux » parlaient leur langage abscons, défendant des règles de droit dont on percevait immédiatement l’inadéquation par rapport à un crime aussi perturbant que celui d’un enlèvement d’enfant. Les « experts » et autres « docteurs en droit » eurent d’ailleurs fort à faire, cette année-là, pour tenter de convaincre – jusqu’aux plus intimes des membres de leurs propres familles – de la pertinence de leur science. Une science qu’ils considéraient comme une science exacte, tout comme les économistes orthodoxes de l’Europe de l’argent, considèrent encore aujourd’hui leurs dogmes comme une vérité inaliénable. La mort de Julie et Mélissa, cette démonstration éclatante que les règles de l’Etat de droit ne pouvaient être figées au point d’en devenir mortifères, avait permis ce doute énorme, cette faille, cette rupture entre les citoyens belges et leurs institutions. Les jours qui suivirent les enterrements des enfants jusqu’à ceux qui précédèrent la Marche blanche, nous avons été inondés d’appels téléphoniques témoignant de ce que j’affirme ici. Les familles, les citoyens de Belgique avaient compris. Ils s’étaient sentis trahis en même temps que nous. Ils se sentaient en deuil des « petites » comme si elles avaient été les leurs et, partant, se sentaient en deuil aussi de leur insouciance passée, de leur confiance envers leurs autorités, ces garants de l’Etat et de la Justice. C’est sur cette base qu’ils se sont retrouvés, unis tel un seul homme, donnant corps à la devise du pays(57) comme jamais auparavant.
« Le mouvement populaire suscité par l’affaire D. est un des plus importants événements de l’histoire sociale et politique de la Belgique. L’ampleur et l’intensité des réactions populaires, le gouffre qui s’est creusé entre la population et les gouvernants, les lézardes de l’appareil d’Etat, le désarroi et la désorientation complète de la classe politique ont ouvert la perspective d’une crise de régime dont il faut remonter à 1950, à l’affaire royale (58), pour trouver un équivalent, dans un tout autre contexte et avec une tout autre portée », écrivait alors le politologue Jean Vogel.
LA MARCHE BLANCHE
Nous n’avions plus vraiment le choix nous étions appelés à faire quelque chose. Depuis le message lancé par Gino lors de l’émission du 23 aout à la RTBF, depuis la conférence de presse du 13 septembre, depuis que nous avions montré notre volonté de ne pas en rester là, il fallait proposer une suite. Il ne pouvait être question d’entendre ceux qui nous avaient manifesté tant de dédain pendant tout le temps où l’espoir était encore permis de reprendre nos interpellations, nos questions, nos indignations à leur compte comme s’ils en avaient été parties prenantes. Ainsi, malgré tous les écueils d’une médiatisation qui devenait de plus en plus démesurée, nous n’en renonçâmes pas moins à garder la parole que l’on nous donnait dans l’espoir de ne pas la laisser à ceux qui, déjà, en déformaient la forme et le contexte pour la récupérer à des fins totalement opposées à ce en quoi nous voulions encore croire : un avenir meilleur pour les enfants, un monde moins inquiétant, moins angoissant, plus solidaire, plus juste.
Dans la déferlante de manifestations indignées qui affluèrent, à cette époque, nous comprîmes cependant très vite que nous devions parler avec prudence. Nous étions sollicités par les médias de toute l’Europe et au-delà. Objets médiatiques nous l’étions bel et bien. Dès lors, nous ne pouvions plus nous exprimer haut et fort sans considérer les conséquences de nos paroles. Nous avions compris, tous citoyens que nous nous prétendions être dans une société appelée démocratique, que nous n’étions que des objets aux mains des puissants. Au plus fort de nos sentiments de révolte, nous devions encore trouver les moyens de nous préserver des fâcheux opportunistes cherchant à utiliser nos ressentiments à la publicité de leurs sombres desseins. Au moins, devions-nous tenter de ne jamais offrir les armes de nos propres mots pour nous abattre. Il y avait les tenants de la peine de mort, les tenants d’une société sécuritaire à l’excès, ceux qui évoquaient les castrations chimiques, par exemple. Il y avait, bien sûr, tous ceux que la gabegie de l’Etat, mise en évidence comme jamais par les révélations des faits d’enlèvements d’enfants en Belgique, enflammaient à outrance. Nous sentions la menace : celle de la récupération de nos paroles à très mauvais escient.
Désormais, nous étions sommés de nous montrer responsables de nos propos. Nous devions veiller à ne pas laisser la moindre occasion aux discours d’extrême-droite de se profiler et s’installer. Or, chaque micro qui nous était tendu représentait autant de pièges dans lesquels il fallait être attentif à ne pas tomber. Les journalistes, toujours aussi pressés, coupaient court, contrôlant de manière serrée nos temps de parole, induisant par des questions qui ne portaient que sur nos impressions immédiates, des réponses courtes et prévisibles, très personnelles, très émotionnelles qui risquaient de faire la part belle aux sentiments de vengeance, au rétablissement d’une justice expressément répressive. Ils attendaient des réponses dans la lignée de ce que l’on était habitué d’entendre et qui ne sortent pas de ce que l’on pouvait admettre ou tout simplement comprendre de la part de parents d’enfants assassinés. Or, pour Gino et moi, la justice ce n’était pas le rétablissement de la peine de mort, ce n’était pas le rétablissement de peines fortes et incompressibles, ce n’était pas la castration chimique, ce n’était pas la limitation du contrôle judiciaire par le politique, ce n’était pas une sécurité policière renforcée. Ce n’était pas, enfin, cette avalanche de mises en garde toutes ces mises en garde destinées aux enfants et censées leur apprendre à se protéger eux-mêmes. Pour lui comme pour moi, rétablir plus de justice passait inévitablement par le rétablissement de plus de justice sociale et par le principe d’égalité si souvent invoqué, si rarement appliqué. Nous étions certains, en effet, que si l’intérêt de nos dirigeants s’était réellement porté sur la protection des enfants, les politiques qui auraient dû être défendues et voir le jour auraient dû prendre en compte la réalité sociale du pays. Le tout-à-l ’argent, cette idée fausse, qui avait peu à peu grignoté et gangrené toute une société jusqu’à laisser croire que tout était permis dans l’unique objectif du profit matériel, avait permis que d’aucuns estiment normal d’exploiter l’humain jusqu’à la mort.
Enlever des enfants, les séquestrer, les violer et surtout profiter des penchants pervertis de certains hommes en leur vendant de la « chair fraîche » à seule fin de « consommation », provenait-il d’autre chose que de cette logique d’exploitation des plus faibles par les plus puissants ? Dans certains pays (la Thaïlande, notamment) la prostitution enfantine était comptabilisée dans le produit intérieur brut, ce marqueur absolu de la prospérité d’un Etat(59) ! Comment ne pas voir alors, suivant une telle logique, que l’humain devenu marchandise, transformé en chiffres d’affaires selon le degré d’exploitation auquel on pouvait le soumettre, ne pesait plus que de très peu de poids dans la balance des choix politiques ? Nous en avions fait les frais, nos petites en étaient mortes.
Cet automne-là, l’attitude de la presse à notre égard prit un tournant plus surprenant encore. On alla jusqu’à nous poser des questions sur l’Europe… « Pensez-vous que la construction européenne soit une bonne chose ou non ? Quelle est votre position par rapport à l’Europe ? » Nous n’avions certes rien contre la construction européenne, nous en espérions encore le meilleur possible, mais surtout nous nous sentions embarqués dans des considérations politiques, sur un terrain qui n’était pas le nôtre, dans une cour où nous n’avions pas l’intention de jouer et ce nouveau rôle que l’on tentait de nous faire endosser nous pesait. Nous pressentions aussi que ces questions nous détournaient de nous-mêmes. Et nous n’étions rien d’autre que des parents survivants à leur enfant dans un monde qui marchait sur la tête, un monde qui déclinait, qui perdait la boussole, qui perdait tout repère au point d’avoir mis nos vies en pièces. Nous n’étions que des citoyens comme tant d’autres.
Peut-être avions-nous acquis, par l’expérience d’un événement atroce, une lecture du monde bouleversée, une vision empirique des mécanismes du mal et de sa banalisation, voire une certaine faculté de discernement. Mais nous n’étions pas, nous ne voulions pas être les nouvelles voix autorisées : nous n’avions pas vocation à jouer les guides. Nous souhaitions être entendus par les pouvoirs institués sur la priorité de la cause des enfants, sans plus. Certainement pas jouer leur rôle à leur place. Hélas, dans le tumulte du moment, exprimer simplement ce en quoi nous croyions n’étais pas une option. Il fallait louvoyer, tenter de ne pas se laisser enfermer dans le statut de victimes éplorées et revanchardes ni dans celui de « guides éclairés ». Nous ne pouvions que tenter de rester qui nous étions.
Tenter, malgré tout, de nous appartenir. En outre, nous n’avions plus ni le temps, ni l’opportunité de développer dans les médias – qui pourtant nous entouraient et ce jusqu’au harcèlement – les idées qui étaient les nôtres en matière de justice. Nous étions à nouveau replongés dans l’urgence. Les gens attendaient, piaffaient d’impatience : nous étions noyés de coups de fil, submergés de sollicitations les plus diverses. Le temps n’était plus au développement de grands discours, de propositions politiciennes ou d’idées de débats. Le temps était au mouvement.
Il fallait répondre à cette attente gigantesque d’une population pour laquelle notre cause, la cause de nos enfants, et plus encore – de tous les enfants tant de Belgique que du monde entier – était devenue une priorité. Nous devions montrer que nous étions nombreux à partager cette cause. Il était temps de bouger. De décider. C’est au retour d’un déplacement à Paris effectué ensemble pour une émission de témoignage sur les disparitions d’enfants que Marie-Nöelle émit l’idée de proposer un grand rassemblement. C’était peu avant l’intervention de l’avocat Julien Pierre, défenseur du « pervers isolé » qui fit dessaisir le juge Connerotte. « Les gens demandent une marche, une manifestation, il nous suffit de suivre leur souhait. S’ils souhaitent marcher, eh bien, nous allons les faire marcher ! » Avait-elle proclamé.
Plus intimement, au fil de notre conversation sur ce trajet Paris-Bruxelles, nous avions aussi évoqué notre quotidien devenu ingérable à cause des centaines de coups de fil que nous recevions à toute heure de la journée, des caisses entières de courriers que les facteurs déposaient, tous les jours, à nos domiciles respectifs, de l’impossibilité de faire des courses dans les magasins sans en avoir pour des heures tant nous étions interpellés et, bien sûr, de notre potentiel épuisement si nous devions continuer de vivre dans de telles conditions.
Je me souviens, par exemple, n’avoir trouvé la lettre de condoléances du Palais royal que des semaines, voire des mois, après son envoi, et presque par hasard, parmi ces boîtes débordant de courriers. Le Ministre de la Justice lui-même, nous avoua, à cette époque que, pour sa part, il avait dû engager un staff spécialement préposé à l’ouverture du courrier tant son Ministère en était également noyé. Nos documents prioritaires, ceux qui concernaient nos obligations de salariés, notamment, nous les retrouvions également toujours trop tard au milieu de cette masse de missives. Il fallait ensuite s’en justifier.
Oui, nous étions au centre d’une tornade nationale, nous étions sollicités par le Roi et la Reine, par la majorité des ministres du pays, et même par des représentants d’autorités étrangères mais notre statut n’en restait pas moins semblable à celui du citoyen lambda, confronté à ses devoirs et obligations coutumières. Il nous fallait donc cumuler notre position de citoyen « comme les autres » avec celle de cet après 17 août qui faisait de nous des « icônes ». Conjuguer l’ordinaire et l’extraordinaire. Un exercice d’équilibre parmi les plus difficiles qui soient. Comme Alice aux pays des Merveilles, nous ne cessions de passer de l’état de géant à l’état de gnome. Ces successives et inévitables transformations nous demandaient une souplesse, une capacité d’adaptation et de réadaptation terriblement exigeante.
Au moins avons-nous pu toujours garder le contact avec les difficultés de la réalité de tout un chacun. Tandis qu’en parallèle, nous pouvions entrevoir de quelle forme de facilitation de la vie quotidienne bénéficiaient ceux qui évoluent dans les « hautes sphères » : aucun problème d’organisation pour eux, pas de souci de transport, pas de temps perdu non plus à lire personnellement son courrier, le personnel ad hoc est là pour ça, pas d’entretien des lieux de vie, pas de perturbation intempestive, agendas gérés par les secrétaires, relations avec la presse régies par des attachés, pas de courses alimentaires, montre en main, dans les grandes surfaces, pas de files aux guichets, pas de pied de grue pour attendre sous la pluie un train en retard une fois sur deux, etc. Nous ne bénéficiions pas de ces appréciables gains de temps. Nous observions juste que tout cela était organisé à merveille pour nos édiles et le temps ne leur manquait jamais. Pour notre part, il nous fallait gérer celui du quotidien comme nous pouvions, certes, aidés par des amis. Mais trop souvent le temps des repas ou celui du sommeil était sacrifié. Toutefois, le fait d’être confrontés à nos obligations mangeuses de temps, préservait en nous la lucidité nécessaire. Tandis que nos représentants, plongés dans la facilité des avantages, perdaient inévitablement le sens du réel…
L’appel à la Marche blanche répondait donc aussi à cette nécessité de « normaliser » un peu notre vie devenue « extraordinaire ». Marie-Noëlle, Gino et moi, imaginions, à tort, qu’après ce sommet de rassemblement proposé à toute la Belgique, après cette marche, ce point d’orgue, nous serions délivrés de l’ énorme attente citoyenne que par nos interpellations des pouvoirs et nos prises de position dans les médias, nous avions contribué à créer, sans véritablement nous en rendre compte ou du moins sans en mesurer la portée… Une attente gigantesque à laquelle il ne nous était matériellement plus possible de répondre…
Le lendemain de notre retour de Paris, Marie-Noëlle, interviewée dans la Libre Belgique lançait l’appel. Le jour suivant, après avoir réuni les autres familles d’enfants disparus conquises par l’initiative nous envoyions à tous les médias ce texte :
« Annonce officielle d’une marche à Bruxelles organisée par les parents des enfants disparus à l’intitiative de Madame Bouzet, maman d’Elisabeth Brichet disparue, Monsieur et Madame Russo, parents de Mélissa disparue, Monsieur et Madame Lejeune, parents de Julie disparue, Monsieur et Madame Marchal, parents de An disparue, Monsieur et Madame Benaissa et leur fille, parents de Loubna disparue. Le 25 novembre 1991, en approuvant les 5 articles de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant, la Belgique s’est engagée à :
– protéger l’enfant contre toutes les formes d’exploitation et de violences sexuelle ;
– prendre toutes les mesures pour empêcher l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfant.
Aujourd’hui, face aux événements tragiques survenus cet été dans notre pays, qu’en est-il de ces engagements ? Vous qui êtes nombreux à nous manifester votre impuissance, vous qui êtes nombreux à vouloir participer activement à la protection de tous les enfants, nous vous proposons de marcher ensemble afin de démontrer notre union et notre détermination à revendiquer une concrétisation urgente de ces engagements. Cette marche nous la voulons sans calicots et sans revendications politiques d’aucune sorte. Le blanc sera notre symbole, celui de nos enfants abîmés et massacrés, celui de l’innocence trahie, mais aussi celui de la non-violence. Soyez des nôtres, avec une fleur blanche ou un ballon blanc en signe de reconnaissance. Nous voulons que cette marche soit une démonstration populaire, pacifique et digne de notre solidarité envers tous les enfants. Nous vous fixons rendez-vous ce dimanche 20 octobre 1996 dès 14 heures à Bruxelles.»
Il ne fallut, ensuite, que très peu de temps pour mettre sur pied cette manifestation, laquelle d’ailleurs, sembla presque s’organiser d’elle-même tant la volonté et l’énergie des Belges lui préexistaient pour se réaliser.
Le 20 octobre 1996, une équipe de la télévision France 2 nous suivit toute la journée, de notre lever à la maison jusqu’à notre retour de Bruxelles, en cette journée qui resterait la plus extraordinaire de toute notre existence.
Les marcheurs blancs. Ils étaient plus de 300.000. Soit deux millions à l’échelle de la France. La sûreté de l’Etat comptabilisa 600.000 participants. Les forces de gendarmerie 350.000. Nous-mêmes, initiateurs du rassemblement, ne pûmes jamais en faire le compte. Nous étions plongés dans cette marée humaine, une chaîne de policiers, formée autour de nous, nous protégeait littéralement de l’étouffement. Certains, me fut-il raconté, ne purent jamais quitter la gare d’arrivée tant la foule se faisait compacte. D’autres ne parvinrent même jamais à embarquer, les trains spéciaux, mis gracieusement en circulation par la SNCB, ne pouvant contenir tous les passagers. Tous, à ce moment, témoignèrent, d’un moment exceptionnel, comme en attestèrent également les titres de la presse au lendemain de cet incroyable dimanche : « La marée blanche ». « Les Belges étaient tous là ». « Historique ! Une force immense et tranquille ».
L’évènement connut des retentissements, dans toute l’Europe, en Amérique du nord comme du sud, dans les pays d’Afrique, au Moyen-Orient, dans les Emirats, au Japon, en Australie. En France, les éditorialistes s’en donnèrent à cœur joie:
« Marée blanche sur Bruxelles. Enorme manifestation qui s’est déroulée dans le calme et la dignité. » Le Parisien.
« Bruxelles, la marée blanche » L’Humanité.
« Le gouvernement face à la marée blanche » Le Figaro.
« Le soulèvement moral. Ecœurement et colère des citoyens devant le fonctionnement de la justice, la déliquescence de l’Etat et l’indifférence de la classe politique à leurs problèmes. » Libération.
La République des Pyrénées écrivit : « En l’occurrence, les Belges tendent à l’Europe un miroir qui lui renvoie une image grimaçante d’elle-même. Car le pays ne fait que vivre de manière paroxystique ce qui, ici et là, en Europe mine notre modèle démocratique … »
L’Est Républicain : « Comme éveillé d’un cauchemar, les Belges réclament la vérité. Ils attendent aussi des autorités qu’elles leur redonnent la conviction d’appartenir à une nation. Les années passées ont vu l’Etat se déliter sous les assauts des querelles linguistiques, de l’affairisme, des pouvoirs occultes. Ses fonctions de justice et de police s’en trouvent altérées. Rien d’étonnant à ce que la révolte naisse d’une incapacité à assurer la sécurité, celle des enfants qui plus est. N’est-ce pas le fondement du contrat social ? Faute de répondre aux attentes, le pouvoir s’exposerait à une crise de régime. »
La Charente libre : « Cette marche blanche et l’intervention royale confirment que la Belgique est bien entrée dans un processus quasi révolutionnaire. Il y a quelque chose que nous ne devons pas oublier : cette tragédie belge, si lointaine et si proche, pourrait bien être aussi la nôtre. »
La Nouvelle République du Centre Ouest : « Tous les pouvoirs publics ont matière à réfléchir sur leur responsabilité et même leur utilité, lorsqu’un peuple crie pour que justice soit effective, qu’elle ne se coupe pas de ses racines populaires et que l’Etat délaisse ses querelles politiciennes habituelles afin d’assurer d’abord la sécurité de tous, à commencer par celles des plus faibles. Au nom de la défense de l’innocence dans un monde sali, un petit Etat a peut-être illustré comme jamais, la détermination d’un peuple pour être désormais plus et mieux écouté par ceux qui le dirigent. La leçon vaut pour d’autres pays. »
Le Républicain Lorrain : « En demandant justice pour ses enfants, le petit peuple belge élargit confusément ses revendications jusqu’à exiger une réforme de ses institutions et une vrai justice sociale au sens le plus large du terme. Réveillés par la pire des horreurs, n’est-il pas en train de réinventer une sorte de mai 68 en octobre 96. »
Presse Océan : « Le peuple belge, justement, a montré qu’il refusait toute forme de résignation dès lors qu’il s’agissait d’opposer à l’horreur totale l’espérance en des valeurs humaines inexpugnables. En démontrant dignement et fermement que cet avilissement des cœurs n’était pas, loin s’en faut, inéluctable … »
La Dépêche du Midi : « Ainsi les Belges n’ont plus rien d’autre pour accrocher un peu d’espérance. Dans leur cri de désespoir jeté à la face du monde, ils font savoir que dans de telles inhumaines conditions, le ticket pour la vie n’est plus valable. Dès lors, Bruxelles, au cœur de l’Europe ne peut être considéré comme un cas isolé… »
La colère blanche, titra France-Soir. « Par la calme détermination qui en émanait, l’immense manifestation de Bruxelles ressemble assez à une révolution. Une révolution dépouillée de ses ingrédients de violence et de récupération partisane mais forte d’une incroyable densité de lassitude devant les défaillances et la corruption des institutions censées protéger les citoyens d’une démocratie contre le retour à la barbarie… A part peut-être leur démarche pour les droits civiques des Noirs aux Etats-Unis, on ne trouve pas dans l’époque récente un tel rejet unanime du système politique et judicaire en place. Cette métamorphose stupéfiante d’un fait divers en cataclysme social devrait faire réfléchir les élus des nations qui privilégient l’ultralibéralisme, fût-ce au prix de la corruption, au détriment du respect de la personne humaine… Les ballons blancs de Bruxelles sont sans doute le premier signe léger mais lourd de menaces, d’une vague de fond contre les Etats technocrates qui oublient une seule donnée dans leur gestion méprisante et élitiste de notre présent et de notre avenir : l’homme, priorité de toutes les priorités. »
L’Union : « La Belgique, hier, a une nouvelle fois entouré d’un linceul blanc ses jeunes victimes, tout en réclamant la mort d’un système. Dans une sorte de cérémonie expiatoire qui n’avait finalement d’autre but que de redonner sens …à la vie. »
La Croix : « Les Belges donnent à l’Europe une leçon d’humanité. Message : sans céder au populisme ni à la violence, les Belges exigent une société plus humaine. La classe politique va devoir imaginer rapidement des réponses. C’est une leçon de civilisation que nous donne la Belgique. La marée blanche, qui dimanche, a recouvert le pavé bruxellois, loin d’être un simple coup de colère à visée politique ou revendicative est un signal d’alarme à l’usage de nos sociétés. ( … ) Mais l’essentiel du message ne doit pas se lire de manière platement politicienne, ni même comme une sorte de coup d’Etat moral. C’est un immense cortège de la conscience qui a envahi la capitale belge, et sans doute la plus vaste manif éthique de l’histoire européenne. Les fillettes transformées en marchandises symbolisent le degré extrême atteint dans des sociétés que dominent l’image et l’argent, par le déni de l’humain. Le cap ultime a pu être franchi parce que l’indifférence, la négligence, l’absence du jugement, la lâcheté et l’individualisme sans normes ont inspiré la routine des institutions. Les Belges, unifiés par l’émotion, rappellent que la seule légitimité des forts est la protection des faibles. En cela, ils ont défilé pour toute l’humanité. »(60)
En début de soirée du 20 octobre 96, le Premier ministre Jean-Luc Dehaene, enfin inquiet de ce qui se tramait dans le pays, nous recevait au 16, rue de la Loi.(61) Les pressions se multipliaient de toutes parts, Palais Royal, politiciens, organes de presse tant nationaux qu’internationaux, chaînes de télévisions publiques et privées. Nous ne connaissions plus de repos mais nous étions galvanisés par la puissance d’un mouvement inédit(62).
Comment oublier Bruxelles en ce dimanche d’automne ? Bruxelles, envahie par une foule lumineuse et tranquille en ce superbe après-midi d’été indien. Bruxelles embellie de ces milliers de « marcheurs blancs ». Bruxelles-la-Blanche, plus étonnante que jamais. Un moment unique où toutes les barrières, toutes les divisions, toutes les rancœurs et les humiliations semblaient abolies. Des milliers de familles, réunies en une seule, marchaient silencieusement au nom de petits enfants injustement, scandaleusement abîmés, abandonnés, torturés. Des milliers de familles manifestaient leur pleine indignation, leur sentiment d’injustice et leur pleine compassion. Le message silencieux, déterminé, solidaire était : « Les enfants d’abord ! ». Et c’était en cela que cette foule s’adressait à l’Etat en marchant ce dimanche-là. Rien, à leurs yeux, comme aux nôtres, ne pouvait justifier que nos institutions publiques laissent mourir des enfants, sous quelque prétexte que ce soit : dysfonctionnements, guerre des polices, délitement de l’appareil judiciaire ou manque de moyens.
Il me semblait que l’on ne pourrait pas effacer aisément un tel moment de communion d’une population. On n’efface pas un vécu d’une telle ampleur. On peut tenter de réinventer la réalité, lui donner un autre sens, l’affaiblir, la réduire, l’abîmer pour en réduire l’impact, mais ce moment avait existé et avait été vécu par des centaines de milliers de personnes et l’on ne peut effacer des mémoires ce qui été vécu.
Aussi, malgré la longue entreprise de destruction mémorielle des pouvoirs, soucieux de restaurer au plus vite l’ordre en place, je n’ai jamais douté que le déferlement de la Marche blanche d’octobre 96 soit oublié dans l’inconscient collectif. Les années qui passèrent virent, en effet, le nombre de manifestants du 20 octobre 96 régulièrement diminué sans que l’on puisse comprendre pourquoi l’ampleur de cette Marche inédite était constamment revue à la baisse. Sans doute, les pouvoirs institués, qui s’étaient sentis un moment menacés, avaient-ils repris du poil de la bête ? Car, assez vite, Ils se réapproprièrent leur position dominante, le devant de la scène, affirmant, avec un mépris renouvelé, ces contre-vérités, reconstruisant par une storytelling1 les pièces éparses du puzzle de la réalité que nul n’était encore parvenu à rassembler et qu’une presse soit ignorante, soit conciliante ou peut-être juste naïve, allait alors répandre tous azimuts longtemps encore après l’événement de la Marche blanche. Un évènement que les pouvoirs en Belgique s’employèrent ainsi à refouler dans les limbes d’une amnésie générale fabriquée à grands coups d’événements festifs, dans la tentative d’effacer un moment qui fut celui, retentissant, de leur échec et de leur honte.
NOTES:
57 « L’union fait la force ».
58 L’affaire royale ou la question royale désigne en Belgique les évènements qui eurent lieu entre le 7 mai 1945 et le 17 juillet 1951 à propos du retour au pays du roi LEOPOLD III après la seconde guerre mondiale. Cette question fut à l’origine d’un soulèvement insurrectionnel principalement en Wallonie. La crise aboutit à l’abdication de Léopold III au profit de son fils BAUDOUIN.
59 Un monde qui dévore ses enfants, de Claire BRISSET, éd. LIANA LEVI, 1997.
(60) Editorial de Bruno FRAPPAT, ex directeur du journal Le Monde puis du journal La Croix.
(61) Le 16, rue de la Loi, est le bâtiment qui abrite les services administratifs et le bureau du 1er Ministre, siège du gouvernement fédéral.
(62) Malgré la litanie de promesses formulées par le 1er Ministre (installation des Assises de la démocratie au Parlement, commission d’enquête parlementaire, réforme de la Justice, réforme des polices, installation d’une commission d’enquête, création d’un centre européen pour les enfants disparus, …) le 20 octobre et les semaines qui suivirent, la méfiance des Belges à l’égard de leurs institutions n’avaient cessé de s’amplifier. Des milliers de citoyens émettaient le désir de poursuivre au-delà de la marche blanche leur engagement en faveur du respect de l’enfant. Transformer l’immense désarroi du moment en force de résistance en s’impliquant personnellement et en participant activement, à l’élaboration d’une société plus juste et plus humaine, tel semblait être la volonté d’une large part de la société belge en cet automne si singulier. Ainsi naquirent, de ce «mouvement blanc », un mois à peine après la marche du 20 octobre ce que l’on appela « les comités blancs », des centaines d’associations de citoyens disséminées à travers le pays, expérimentant ensemble telle ou telle action citoyenne pour la protection de l’enfant.
SOURCE:
Carine Russo, Quatorze mois, La Renaissance du Livre, 2016.