A picture shows the damage to an ambulance at the Kamal Adwan Hospital in Beit Lahia the northern Gaza Strip on October 26, 2024 amid the ongoing war in the Palestinian territory between Israel and Hamas. - The health ministry in Hamas-run Gaza accused Israeli forces on October 25, of storming the last functioning hospital in the territory's north in a raid it said left two children dead, while the military told AFP it was unaware of live fire or strikes in the area. (Photo by AFP)AFP

Docteur Hicham El Ghaoui: “En ciblant les humanitaires à Gaza, Israël cherche à faire un maximum de victimes”

Alors que les fêtes de fin d’année approchent et que nos capitales revêtent leurs plus beaux habits de lumière, Gaza entre dans son quatorzième mois de génocide. Sous les bombes, les dernières associations humanitaires sur place accomplissent un travail héroïque pour acheminer une aide vitale dans une région privée de tout, politique israélienne génocidaire oblige. Parmi ces acteurs de l'urgence, le médecin traumatologue belge Hicham El Ghaoui fait partie d’un petit convoi de soignants ayant réussi à négocier leur entrée depuis la Jordanie. Dans un contexte où la presse internationale est interdite d’accès, le Dr El Ghaoui apporte un témoignage précieux depuis le cœur de la crise. Entretien. 

Investig’Action : « Gaza, c’est l’enfer. » Voici le discours que vous teniez au retour de votre dernière mission en Palestine. Actuellement en Jordanie, vous partez demain à l’aube pour une troisième mission médicale humanitaire à Gaza avec l’association Palmed. Comment se prépare-t-on à un retour en enfer, docteur ?   

Dr Hicham El Ghaoui : La préparation est toujours chaotique. On a beau essayer de s’organiser au mieux, c’est très compliqué, car on reçoit les informations au compte-gouttes. Les consignes venant d’Israël sont contradictoires et peuvent changer du tout au tout la veille du départ. Je suis venu en Jordanie avec tout ce que j’ai pu. J’avais pris trois valises dans lesquelles j’ai éparpillé le matériel médical pour éviter qu’on me confisque à la frontière. Mais ce matin, on a appris qu’on ne pouvait prendre qu’une valise par personne – alors, on va devoir faire des choix.  

On nous avait aussi dit qu’on pouvait prendre un ordinateur portable. Maintenant, on ne peut plus. Puisque je dois laisser une bonne partie de mon matériel derrière moi, je vais combler le vide soudain de mes valises avec des vêtements chauds, car les nuits sont froides ici. J’essaierai aussi d’acheter un peu de nourriture, un peu de thon, de la viande en boîte pour mes collègues palestiniens et moi-même, car là-bas on reçoit un plat de riz par jour et une bouteille d’eau, c’est tout. Il n’y a aucune source de protéine ou de vitamine ; tout le monde, y compris les soignants, est carencé. 

Les médicaments, en revanche, on n’a pas le droit d’en emmener dans Gaza. C’est interdit. Et ça, c’est très difficile à comprendre et à accepter en tant que médecin humanitaire. Les médicaments n’ont pas d’utilité autre que de soigner. Comment peut-on les interdire ? 

Donc pour répondre à votre question : on a beau essayer de s’organiser comme on peut, dès qu’on arrivera à la frontière, l’armée israélienne fera le tri et on devra s’y soumettre sans broncher. Mais chaque unité de matériel qui entre dans Gaza est importante, aussi minime soit-elle, car elle permet aux soignants locaux de souffler un peu. 

Les conditions humanitaire et sanitaire ont évolué à Gaza en fonction du contrôle israélien des frontières et de l’évolution de l’offensive génocidaire. Quelle est la situation aujourd’hui ? 

Déjà, il n’y a plus de médecins au nord de Gaza. Les médecins palestiniens n’ont pas le droit d’y retourner, et c’est devenu très compliqué également pour les associations étrangères d’y entrer. Aussi, dans toute la Bande, Israël cible les médecins et les humanitaires, et ce pour deux raisons. 

La première, c’est qu’Israël est dans la destruction. Vous savez, à partir du moment où on attaque les hôpitaux, où on enlève, on kidnappe, on prend en otage, on emprisonne des médecins et des infirmiers… c’est qu’on essaie de faire un maximum de victimes. En tuant un médecin et en empêchant l’entrée de médicaments, vous tuez des milliers de patients.

À Gaza, les gens ne meurent pas que de blessures d’obus ou de balles. Ils meurent du diabète, d’infections, d’asthme, de toutes ces pathologies basiques, mais qui deviennent fatales, faute de médicaments. Cette nouvelle politique israélienne est une arme de guerre, motivée tout simplement par l’envie de faire plus de victimes. 

La deuxième raison de mettre une cible sur le dos des médecins : décourager les humanitaires. Israël fait tout pour que nous, humanitaires, n’ayons pas envie d’y retourner. Par exemple, vous arrivez à un checkpoint et on vous dit d’attendre là. Et vous y restez trois, quatre heures, sans raison. Tout est fait pour rendre votre mission difficile. Beaucoup de médecins font une mission à Gaza et n’y retournent plus. Le voyage est trop pénible.  

De fait, la tâche est lourde. Restreindre l’entrée de camions humanitaires, c’est une chose. Mais restreindre l’entrée de médicaments apportés par des médecins humanitaires, c’est clairement une violation du droit international. À ma connaissance, Israël est tenu par ledit droit de soutenir la population civile gazaouie et de faciliter l’accès aux soins. Ici, non seulement nous ne sommes pas du tout soutenus, mais on nous met des bâtons dans les roues. Tous ces obstacles à l’accès aux soins érigés par Israël démontrent clairement une intention de nuire à la population. Ca ne fait aucun doute.  

Enfin, un nouvel élément dans cette crise humanitaire est évidemment l’interdiction par Israël des activités de l’UNRWA en Palestine. C’est une catastrophe, car l’UNRWA est la seule bouée de sauvetage réelle et efficace des Palestiniens et Palestiniennes, surtout à Gaza. L’UNRWA s’occupe de l’aide humanitaire, logistique, et de l’éducation à Gaza. Leur logo est partout. Mais surtout, l’organisation garantit aux Palestiniens le statut de réfugiés. C’est pour cela qu’Israël s’en prend aujourd’hui à l’UNRWA ; sans elle, il n’y a plus de protection des Palestiniens en tant que réfugiés, et il n’y a donc plus de droit de retour sur leur terre. La disparition de l’UNRWA, c’est le champ libre pour le nettoyage ethnique total et final des Palestiniens. 

Il reste difficile de percevoir les conséquences d’une telle crise. Les chiffres du ministère de la Santé de Gaza, pourtant validés par des organisations internationales, restent contestés dans certains médias. Mais le journal Lancet estimait en juillet dernier le bilan des morts réelles (incluant les morts indirectes) quatre fois supérieur au bilan officiel. Est-ce une estimation que vous pouvez corroborer ? 

Je l’avais déjà dit et je le répète : compter uniquement les morts enregistrées à l’hôpital alors qu’on bombarde, c’est se voiler la face à propos d’une réalité évidente.Les morts indirectes sont bien supérieures aux morts directes – et de loin.  

Le problème du bilan réel est double.  

D’abord, les morts directes y sont sous-estimées. Il faut savoir que chaque personne comptabilisée dans le bilan officiel du ministère de la Santé local[1] est une victime directe d’une explosion ou d’un tir, dont le décès a été attesté par un médecin, pour enfin être enregistré auprès des autorités sanitaires. Dans ces morts directes, il manque donc toutes les victimes qui n’ont pas pu être enregistrées par les médecins, ainsi que les victimes ensevelies sous les décombres. Ces dernières sont innombrables, mais on sait qu’elles existent, car ça se sent.   

Ça se sent quand vous vous baladez à Gaza ou à Rafah, et ça se voit à travers les chiens qui sont devenus charognards, et que vous voyez creuser, cherchant de la viande. Ça se comprend aussi à travers les récits des patients ; ceux qui arrivent isolés aux urgences après un bombardement et qui nous demandent, désemparés : « Où est ma famille ? ». La personne vous explique qu’ils étaient plusieurs générations dans le bâtiment ciblé, mais elle est arrivée seule à l’hôpital. On peut conclure que tout le reste est sous les décombres. 

Donc, même les morts directes sont nettement sous-estimées, car on n’a pas les moyens de creuser et d’aller chercher les corps ensevelis. Ça, c’est une chose.  

Deuxième inconnue manquante dans l’équation du bilan réel : les morts indirectes. J’ai un triste exemple qui me hante, celui d’un enfant de 3 mois qu’on a opéré avec succès d’une tumeur au thorax qui le condamnait, et qui est mort de faim deux semaines plus tard, à cause de la famine. Cet enfant, pourquoi n’est-il pas comptabilisé dans les morts liées au génocide ?  

Dans les morts indirectes, il y a tous ceux et celles qui mourront de maladies chroniques à cause du manque de médicaments dû au blocus que j’ai déjà mentionné. Il y a aussi tous ceux qu’on va opérer et qui finiront par mourir parce qu’ils sont dénutris, squelettiques, et que leur immunité est trop faible pour se remettre de l’opération. Il y a encore toutes les victimes secondaires des bombardements, chez qui les éclats d’obus et autres projectiles causent des plaies graves qui s’infecteront ; ces personnes finiront probablement par mourir ou être amputées. Au-delà des morts, il faut donc aussi comptabiliser les mutilés, dont les chances de survie sont très faibles et qui s’ajouteront bientôt à la liste des victimes qui n’ont pas survécu. 

Enfin, il y a ceux qui arrivent dans des sacs plastiques. C’est à nous, soignants, de faire ce travail de tentative de reconnaissance du corps – et je dis bien « tentative », car, comment peut-on reconnaître un sac plastique ? Tout ce que vous savez, c’est que c’est un enfant dedans, avec sa mère en pleurs devant vous. Éventuellement, vous reconnaissez les caractéristiques d’une fillette, puis vous pesez les sacs pour estimer son poids et donc son âge – sous réserve, bien sûr, que tous les morceaux y soient.  

Je n’aurais jamais imaginé un jour devoir plonger mes mains dans un sac de chair humaine pour reconnaître que c’est une fillette de 4 ans, et ce dans le but de pouvoir l’enregistrer comme telle sur la liste des victimes d’un génocide. C’est terrible.  

Pour résumer, le journal scientifique Lancet a fait un travail exceptionnel en publiant ces chiffres, mais aucun média ne les utilise. Ils préfèrent le bilan officiel des autorités palestiniennes parce que ça les arrange. Pourtant, même cette estimation quadruple du Lancet est bien inférieure au bilan réel. Quand ce conflit va cesser et que tous les médias étrangers pourront entrer dans Gaza et y faire un décompte complet avec les moyens adéquats, le monde entier sera choqué.  

Mais pourquoi attendre jusque-là ? Pourquoi ne pas tenir compte de ces estimations qui sont déjà effroyables ? Y a-t-il un nombre minimum de morts pour pouvoir parler de génocide ? Ça n’a pas de sens. D’ailleurs, la question « génocide ou pas génocide » est aujourd’hui complètement dépassée. On n’en est plus là. Il est plutôt temps de se demander comment répondre à ce génocide. 

Vous avez justement lancé un appel aux dons via l’association Swiss Barakah Charity[2]. Quelle place pour la solidarité au milieu de toute cette violence et du blocus ?

Je peux comprendre la réticence générale face aux récoltes de dons pour Gaza. Il est vrai que des centaines de camions sont restés bloqués à la frontière égyptienne. Mais cette incertitude quant à l’acheminement des dons nous a permis de faire le tri parmi les associations et de distinguer celles qui méritent notre confiance. L’intention ne suffit pas. Les associations doivent se montrer stratégiques et motivées pour réussir à faire entrer les dons dans Gaza. Les Palestiniens n’ont pas besoin d’efforts ; ils ont besoin de résultats. Et d’aide concrète au jour le jour.  

Pour ce qui est des autres formes de solidarité… Les manifestations, c’est bien, mais ce n’est pas assez. C’est utile pour réitérer notre soutien au peuple palestinien, mais matériellement, pour les Gazaouis, ça ne change pas grand-chose. Les actions de sensibilisation ne m’attirent plus, car une sensibilisation qui ne mène à aucune action est inefficace, et c’est trop souvent le cas. Et puis, la question s’impose : y a-t-il encore besoin de sensibiliser après plus d’un an de génocide ? Si certains ne sont toujours pas au courant, c’est qu’ils se voilent la face – et ils en ont le droit. Mais ils n’ont pas le droit d’ensuite prétendre qu’il ne se passe rien de grave à Gaza. Alors oui, j’appelle aux dons, mais pas uniquement financiers ; j’appelle aussi au don de soi.  

Tout le monde a un rôle à jouer ?

Evidemment. Chacun de nous peut aider la cause en fonction de ses compétences. Vous avez des compétences médicales ? Vous pouvez aller sur le terrain. Vous avez des compétences journalistiques ? Vous pouvez dénoncer efficacement. Vous avez des compétences juridiques ? Vous pouvez vous associer aux centaines d’avocats qui mènent une bataille légale fantastique contre ces criminels génocidaires.  

Trouvez votre compétence. Et si vous n’en avez aucune, entourez-vous de personnes qui en ont puis collaborez. Mais se limiter à dénoncer, non, ce n’est pas suffisant. Je dirais même que c’est le plus bas niveau de moralité et de responsabilité… Il est temps d’agir. 

Attention : je ne dis pas que donner suffit. Pour être honnête, même les missions humanitaires sont à considérer comme une simple perfusion pour Gaza. Notre action sur place, en termes de vies sauvées, est insignifiante, presque anecdotique. Mais elle entretient quelque chose d’essentiel : l’espoir. Notre présence affirme aux Palestiniens qu’on ne les a pas oubliés. Et ça, ça compte. 

Autre intérêt non négligeable : la présence d’humanitaires sur place permet de récolter des témoignages qui pourront ensuite être utilisés à des fins juridiques. Combien de médecins ont déjà témoigné que des enfants sont visés par des drones et assassinés par balles ? Si les entités juridiques compétentes ne tiennent pas compte de tous ces témoignages, elles ne font pas leur travail, ce qui les rend complices.  

Alors, quand on me questionne sur la place de la solidarité durant un génocide, j’ai envie de répondre : quand il n’y a plus d’espoir, est-ce le moment de baisser les bras ou de redoubler d’efforts ? On ne peut pas abandonner les Palestiniens. C’est impensable. On ne peut pas les oublier.   

Au-delà de la solidarité populaire, quelles autres parties doivent prendre leurs responsabilités pour mettre un terme à ce génocide ? 

La solution pour mettre fin au génocide doit être et juridique et gouvernementale. C’est aux pays et aux institutions internationales de prendre cette responsabilité ; ça l’a toujours été. Il faut que les cours pénale et de justice internationales aillent jusqu’au bout, et que les gouvernements se soumettent à leurs verdicts. Tous les chefs d’État qui soutiennent encore l’entité génocidaire sont complices et doivent être poursuivis par ce même système judiciaire international.  

Beaucoup attendent l’entrée en fonction de Donald Trump. C’est dans une quarantaine de jours, je crois. D’ici là, on pourrait avoir 10 à 15 000 victimes de plus. Gaza ne peut pas attendre 40 jours. C’est aujourd’hui qu’il faut trouver un accord et cesser le feu. 

En Occident, les déclarations politiques et le traitement médiatique n’augurent rien de bon…

Vous savez, si vous n’avez pas mis les pieds à Gaza depuis le 7 octobre, vous ne pouvez pas imaginer la gravité des besoins des Gazaouis. Des heures ne suffiraient pas à les énumérer. La réalité du terrain contraste infiniment, et de façon profondément injuste, avec les discours politiques et médiatiques, notamment français, qui continuent dans leur négationnisme du génocide. Ils n’osent même pas le nommer pour ce qu’il est : c’est un génocide.  

Les médias portent une lourde responsabilité. Ce sont eux qui permettent ou empêchent la déshumanisation des Palestiniens. Quand un Israélien meurt, la couverture médiatique, politique et sociale est énorme : cérémonies, interviews de la famille, déclarations des politiques… Quand c’est un Palestinien, on n’a ni son nom ni son histoire.  

Nous devons nous souvenir que les Gazaouis avaient une vie « presque » normale avant le 7 octobre, malgré le blocus. Ce sont des gens éduqués, compétents, qui ont des projets et des rêves ; ils avaient une vie sociale, des universités, des professeurs brillants. Ce sont des gens qui aimaient profiter de leur plage (elle est magnifique, la plage à Gaza). Ce sont des gens qui tombent amoureux…  Les Palestiniens sont des gens normaux. Ce n’est pas seulement du bétail qui survit. Ils ont une histoire, et ils espèrent un futur. Alors, on ne peut pas devenir apathique ou désensibilisés face aux images des massacres par Israël. On se doit defaire preuve d’empathie à leur égard. Il faut boycotter tous ces médias qui déshumanisent et chercher les vrais médias. Nous devons rechercher la vérité et agir en conséquence. C’est à nous de jouer.


Source: Investig’Action


Notes

[1] 44.532 victimes en ce 4 décembre 2024, Palestinian MoH, Al Jazeera

[2] L’association Swiss Barakah Charity envoie des médicaments, de la nourriture et des kits d’hygiène à Gaza.

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