Quand Jacques Pauwels pousse la porte d’un bistrot sur la Grand-Place de Bruxelles et se retrouve à dîner sous le portrait bienveillant de Kar Marx, bon nombre d’anecdotes se rappellent à sa mémoire. Auteur du Mythe de la bonne guerre et de la Grande Guerre des classes, l’historien nous raconte ainsi comment le bistrot à touristes était autrefois un repaire de révolutionnaires et en quoi Bruxelles constituait pour l’auteur du Capital un excellent point d’observation. (IGA)
L’historique Grand-Place de Bruxelles est considérée comme l’une des plus belles places du monde et attire quotidiennement des dizaines de milliers de touristes. Bon nombre de ces étrangers dépensent des euros à la pelle dans les commerces établis ici : des magasins haut de gamme qui vendent de la dentelle, des chocolats et d’autres produits typiquement belges, d’accueillants cafés où la fameuse bière du pays coule à flots et des restaurants où les clients peuvent festoyer avec des spécialités nationales extrêmement populaires, telles les frites et les moules ou la version belge du steak tartare, du bœuf cru qui, pour des raisons mystérieuses est connu ici sous le nom de filet américain. Un de ces restaurants se niche dans un superbe bâtiment baroque construit en 1698. C’était autrefois un restaurant de luxe extrêmement cher mais il s’est récemment transformé en un “bistrot” toujours somptueux mais plus raisonnable et accessible. Son nom est La Maison du Cygne et son appellation se réfère au cygne blanc sculpté qui se perche fièrement au-dessus de la porte d’entrée.
A l’extérieur, une plaque nous informe que c’est dans ce bâtiment que le Parti Ouvrier Belge (POB), précurseur du parti social-démocrate du pays, connu comme le Parti Socialiste (PS), fut fondé en 1885. A l’époque, aucun touriste en vue et Le Cygne n’était qu’une des nombreuses tavernes populaires sur la Grand-Place où des citoyens ordinaires de Bruxelles, y compris des ouvriers prolétaires, pouvaient se sentir – et se sentaient – chez eux. Etant donné le nombre croissant de socialistes parmi eux, ils pouvaient aussi s’organiser et planifier le renversement du système capitaliste. En fait, Le Cygne a été pendant des décennies le repaire des radicaux belges et étrangers de tout crin et plus particulièrement dans les années avant et après 1848, quand un tsunami de révolutions balaya une grande partie de l’Europe. Lorsque nous entrons dans le cadre opulent du bistrot et que nous nous asseyons, nous remarquons le portrait d’un de ces radicaux, Karl Marx, observant le personnel et les clients à partir d’une sorte de sanctuaire illuminé par une rangée de bougies. Que fait-il là ?
Marx est né il y a deux cents ans, en 1818, à Trêves, une ancienne ville pittoresque située sur les rives couvertes de vignes de la Moselle et appartenant à l’État allemand de la Prusse, maintenant défunt. A cause de ses opinions politiques radicales, il dut fuir son pays ultraconservateur et résida pendant quelque temps à Paris, mais il fut chassé de France. Il transporta alors ses pénates à Bruxelles en 1845 et y resta jusqu’en 1848, quand il déménagea à Londres; dans la capitale britannique, Marx allait écrire son magnus opus, qui allait aussi se révéler son chant du cygne, pour ainsi dire, c’est-à-dire Das Kapital, et il allait y mourir en 1883.
La nation lilliputienne de Belgique, fondée en 1830 et dotée d’une des constitutions les plus libérales d’Europe, représentait un havre tolérant aux radicaux. Mais c’était aussi un pays qui s’industrialisait rapidement et une sorte de paradis pour la bourgeoisie, comme Marx lui-même allait l’écrire. C’était un poste d’observation d’où il pouvait analyser comment les capitalistes pouvaient accumuler des fortunes en exploitant sans pitié le prolétariat et la classe ouvrière. Son séjour à Bruxelles se révéla dès lors l’époque la plus fructueuse de sa vie, durant laquelle il développa ses idées sur le matérialisme dialectique et écrivit le Manifeste du Parti communiste. Ce pamphlet mondialement célèbre fut publié – pas ici, mais à Londres – en février 1848, à la veille de la révolution qui éclata à Paris plus tard dans le mois, déclenchant des révolutions à Berlin, Vienne et nombre d’autres villes. A Bruxelles, Marx bénéficia de la situation de la ville en tant que plaque tournante d’un réseau de chemin de fer récemment construit, aussi bien que d’un service postal belge très performant.Ceci lui permit de maintenir le contact avec ses associés en France, en Allemagne et en Angleterre, tels que Friedrich Engels qui collabora avec lui au projet du Manifeste communiste.
Marx, un philosophe qui incita vigoureusement ses confrères philosophes à ne pas se contenter d’interpréter mais à changer le monde, était un hôte régulier du Cygne. Et il est tout à fait possible qu’il a écrit des parties du Manifeste communiste, dans lequel il prédisait la chute du capitalisme, dans cette taverne nommée d’après un oiseau associé à Apollon, dieu de l’oracle de Delphes, et donc, à la poésie, la philosophie et la prophétie. On sait que, le 31 décembre 1847, [Marx] y a célébré la Saint-Sylvestre en compagnie des camarades allemands. (Il a probablement terminé la soirée en fumant un cigare, une habitude qui deviendrait plus tard emblématique des banquiers et des industriels mais qui, à l’époque représentait le radicalisme, tandis que les résidents bourgeois étaient des fumeurs plus traditionnels, préférant la pipe). Les révolutions de cette “année folle” (“tolle Jahr”, comme 1848 fut connue en Allemagne) n’apporteront pas la réalisation de sa prophétie de chute du capitalisme et d’avènement du socialisme. Ce ne furent que de longues années plus tard, longtemps après la mort de Marx que le capitalisme serait renversé en faveur d’un système socialiste, bien loin de Bruxelles, en Russie et plus tard encore en Chine, des pays associés non pas aux cygnes mais, respectivement, aux aigles en plein vol et aux grues.
Aujourd’hui, le Belgique est aussi bourgeoise et liée au capitalisme qu’elle l’était du temps où Marx arpentait les allées pavées et les places du Vieux Bruxelles, si pas plus; cependant, en ayant exposé son portrait de manière évidente, les propriétaires et gérants du Cygne honorent la mémoire de l’hôte le plus célèbre qui ait jamais franchi son seuil, même si sa présence peut choquer certains clients.
Un sympathique maître d’hôtel d’origine espagnole, parlant couramment l’anglais et le français, aussi bien que son castillan natal, prend note de notre commande. Marx garde ses distances tandis que nous optons pour une entrée assez bourgeoise de croquettes de crevettes mais son attention est retenue lorsque nous commandons des soles d’Ostende, connues en-dehors de la Belgique comme des soles de Douvres. Cela lui rappelle probablement le temps de sa traversée de la Manche, dans les eaux de laquelle sont pêchés ces délicieux poissons, lors de son déménagement de Bruxelles à Londres, passant aussi bien par Ostende que par Douvres. Et il semble aimer la façon dont ma femme et moi décidons de répartir la richesse, si on peut dire, en partageant le poisson (onéreux) – les portions étant réparties, comme il le recommandait “à chacun selon ses besoins”. Mais quand nous nous enquérons d’une bouteille de Chardonnay du sud de la France, le grand homme fronce les sourcils avec réprobation. Il est vrai qu’un Riesling sec des vignobles de la Moselle est tellement plus approprié. Maître, une bouteille de Bernkastel, ce village viticole près de Trêves, por favor ! La bouteille se matérialise promptement et est débouchée. Marx sourit de son approbation alors que nous levons nos verres, remplis du nectar mosellan. Merci pour le tuyau, Karl !
Traduit de l’anglais par J.H. pour Investig’Action
Source: Investig’Action
Image: ElPadawan