Après deux votes au Parlement britannique, ces mardi 15 et mercredi 16 janvier, le gouvernement de Theresa May a été fort fragilisé. Mais pas au point de l’obliger à démissionner par une motion de défiance. Si l’accord concocté sous la pression de l’UE a subi un rejet retentissant, l’issue de ce feuilleton par une absence d’accord semble diviser les partisans conservateurs du Brexit. À propos de cette crise, il est temps de faire un bilan qui prenne en compte les intérêts de classe pour le peuple britannique. Un regard plus large sur les perspectives de cette rupture s’impose.
Tout a commencé par un référendum démocratique, initiative lancée par le gouvernement de David Cameron fin février 2016. À peine quatre mois plus tard, le 24 juin 2016, environ la moitié de la population britannique s’est rendue aux urnes. Le résultat en faveur de la sortie britannique de l’UE par une faible majorité, 51,89 % contre 48,11 %, a divisé la société. Mais plusieurs questions fondamentales n’ont pas été posées : Dans quelles conditions ce scrutin s’est-il réellement mis en place ? Quels sont les intérêts économiques ainsi que les acteurs décisifs en faveur du « Leave » et du « Remain »?
Deux ans et demi après ce vote historique, les interminables négociations entre les représentants de l’UE et le gouvernement britannique ont eu l’effet sur les gens d’un rouleau compresseur qui réduit tout débat politique à une seule question monothématique : une fois que le destin du Royaume-Uni en dehors de l’UE aura été tranché, quel sera l’accord qui permettra au gouvernement de rendre effectif son engagement de respecter le résultat du référendum ?
Sortie de l’UE sans accord : qui mène la danse ?
Au fur et à mesure que les négociations s’entamaient, les ministres partisans du Brexit au sein du gouvernement conservateur ont démissionné les uns après les autres à cause de la tournure que prenait cet accord. Déjà, Theresa May l’avait soumis au Parlement fin novembre, mais le vote avait été reporté au 15 janvier. Quel était son contenu ? Le fruit d’une réunion à Downing Street entre les principaux dirigeants des multinationales européennes et le premier ministre britannique. Cette rencontre s’était conclue par une ample satisfaction exprimée par les capitaines d’industrie. En effet, Theresa May répondait à leur souhait d’aboutir à un accord de sortie de l’UE que l’on pourrait qualifier de « maintien du statu quo ».
La chambre de commerce britannique a déclaré qu’une absence d’accord ou un « Brexit dur » serait préoccupant. En effet, près de 48 % de ses exportations se dirigent vers l’UE. Le secteur pharmaceutique et celui de l’énergie, qui ont des intérêts et des investissements placés dans des pays européens dont la France, étaient favorables à l’accord de May. Quant à l’important secteur financier, il avait annoncé début 2018 que la sortie du marché unique européen ne serait pas si mauvaise en ce qui concerne les délocalisations d’emploi, réduisant de moitié les prévisions initiales (5.000 au lieu de 10.000). En novembre dernier, ce secteur spéculait sur un accord spécifique incluant une « règle d’équivalence » lui permettant un « accès continu aux marchés européens ». Mais le négociateur en chef de l’UE lui rétorquait que cette « équivalence [pouvait] être octroyée et retirée de manière autonome dans certains services financiers », assurant sa volonté de mener « le dialogue sur la régulation avec le Royaume-Uni en total respect de l’autonomie des deux parties, de même qu’avec n’importe quel pays tiers ». C’est-à-dire que les banques et les compagnies d’assurances britanniques, qui souhaitaient atteindre un accord taillé sur mesure, n’avaient pas obtenu gain de cause.
L’une des raisons de l’échec cuisant de l’accord présenté par Theresa May au parlement pourrait donc se trouver dans le vote des conservateurs représentant les intérêts du centre financier de Londres, qui le considèrent comme largement insatisfaisant. L’accès aux marchés européens octroyé à ce dernier étant seulement comparable à celui des entreprises étasuniennes ou japonaises, contrairement à son souhait. Les partisans conservateurs du Brexit ont essentiellement cherché à éviter de payer les frais de contribution au budget européen. Ils sont contre la Politique Agricole Commune (PAC) et le système des politiques d’aide aux l’États (Fonds de Développement Régional). Au moment où la France et l’Allemagne se sont engagées dans un plan de transition énergétique qui parie sur le développement des énergies renouvelables tout en cherchant à diversifier ses sources d’approvisionnement en gaz, le Royaume-Uni mise sur l’exploitation du gaz de schiste et veut renouveler son parc nucléaire. (1)
Dans ce panorama déjà compliqué, le président US, Donald Trump, a menacé plusieurs fois Theresa May, l’exhortant à ne pas signer son accord avec l’UE. En effet, les États-Unis veulent un accord de libre-échange avec le Royaume-Uni, ce que le statut de pays membre ou un accord de maintien du statu quo en ce qui concerne l’accès au marché européen ne lui permettaient pas.
La souveraineté, de qui et pour quoi faire ?
Ces dernières années, l’illusion que l’issue souverainiste représenterait par elle-même des bénéfices pour les peuples, s’est généralisée dans plusieurs pays membres de l’Union Européenne. Mais la difficile situation politique au Royaume-Uni semble indiquer le contraire. Pour des millions de Britanniques ayant subi les politiques dites « d’austérité », cette séquence politicienne n’aura rien changé dans leur vie, si ce n’est l’effet de reporter toujours plus loin la réduction d’inégalités sociales que requiert la politique du pays. C’est ainsi que la question du Brexit au Royaume-Uni a soumis la population à l’engrenage du nationalisme, en déployant un mécanisme redoutable qui créé ce clivage artificiel. Mais le peuple britannique n’est pas dupe, et l’arrivée de Jeremy Corbyn à la tête du Labour représente la possibilité d’une tournure à 180 degrés en faveur de davantage de services publics et du lancement d’un ambitieux plan de relance industriel.
Ce dont le Royaume-Uni a besoin, ce n’est pas un accord entre élites, mais une révolution sociale qui mène des transformations urgentes pour le peuple dans le respect de sa diversité. Or, l’accord proposé par May incluait la remise en question du droit à la libre circulation des personnes et le retour au contrôle des frontières. Certes, ce droit est aujourd’hui est remis en question au sein de l’espace Schengen, et l’UE du tandem Macron-Merkel, qui a eu toute les peines du monde à faire signer un accord sur la migration l’été dernier, n’est pas en mesure de donner des leçons de respect des droits humains. En réalité, la loi française sur l’asile et l’immigration et le manque d’intérêt pour le travail des bateaux humanitaires en Méditerranée prouve qu’il n’y a pas de différences fondamentales sur le fond entre l’orientation des gouvernements belge, hongrois et italien et celle de l’UE. C’est « l’externalisation : les contrôles ne sont désormais plus seulement effectués à l’entrée sur le sol européen, mais dans les pays tiers. On fait reposer une part importante de la responsabilité de la gestion des questions migratoires (asile, accueil, contrôle) sur ces pays tiers (leurs autorités) ou même sur des acteurs privés comme les compagnies aériennes ». (2) Même si l’UE est responsable de politiques meurtrières à l’égard des réfugiés, objectivement, la question du retour aux frontières, notamment avec le risque de rouvrir un conflit en l’Irlande du Nord, est un aspect réactionnaire du Brexit.
Le prétexte du bouc émissaire est la manière dont nos chers dirigeants tentent de contrecarrer la contestation de leur politique libérale, et éviter ainsi d’assumer leur responsabilité. Rappelons que dans les années 2000, l’UE s’est étendue aux économies de 12 pays d’Europe orientale (Slovénie, Lituanie, Malte, République tchèque, Pologne, Hongrie, Slovaquie, Estonie, Lettonie, Roumanie, Bulgarie et Croatie), créant ainsi de grandes disparités entre les économies au sein de l’UE. Cela a favorisé une migration interne très importante, ainsi que des délocalisations industrielles et une pression sur les salaires. Tandis que l’allemande Volkswagen délocalise toujours plus ses unités de production en Hongrie, le gouvernement d’Orbán approuve des mesures de semi-esclavage à des travailleurs dont le salaire minimum stagne à 418 €. Et tandis que le Royaume-Uni accueille 830 000 travailleurs polonais, la Pologne fait de même avec environ un million de réfugiés ukrainiens !
Avouons que ce fonctionnement n’est pas très rationnel, mais en fin de compte quelques-uns en profitent. Certains secteurs au Royaume-Uni se sont très bien accommodés de cette main d’œuvre corvéable. De plus, six des dix plus grandes entreprises britanniques ont été sous le feu des projecteurs en ce qui concerne la question de l’évasion fiscale. Alors, qui des deux ne paie pas toujours systématiquement d’impôts et est donc un fardeau pour la société : les patrons ou les travailleurs ? Ces derniers ont plus de choses en commun avec les travailleurs sans papiers qu’avec leurs chefs. Quant aux travailleurs européens au Royaume-Uni, y compris ceux de l’Europe de l’Est, en termes de paiement d’impôts ils contribuent au pays avec une différence de plus de 64 % par rapport à ce dont ils bénéficient. C’est-à-dire 20 milliards d’euros de contribution nette, comme expliqué dans une étude. (3)
Alors, les patrons en faveur du Brexit seraient-ils devenus fous au point de ne vouloir recruter que des employés disposant de la nationalité britannique ? Pas du tout ! Ils envisagent un plan consistant à faire appel à des travailleurs étrangers en leur accordant des permis de travail pour un an. C’est-à-dire, ce plan présenterait l’avantage pour les patrons de continuer à payer des bas salaires tout en empêchant les salariés d’accéder à leurs droits. Pas de droit au chômage ni aux formations, pas d’apprentissage de la langue non plus ! Autrement dit, ce plan de recrutement de cols bleus visant à assurer leur retour dans leur pays d’origine équivaut à de l’esclavage pur et simple : il n’y a pas d’égalité ni « d’intégration » possible dans ces conditions.
Demain, un Royaume-Uni en dehors de l’UE peut bien voir la lumière du jour. Les justices fiscale et migratoire, elles, peuvent toujours attendre. La société du Royaume-Uni retrouverait-elle sa splendeur grâce à celles et ceux qui l’ont plongée dans la situation actuelle, à travers leurs politiques successives ?
L’ingérence, c’est l’exact contraire de la souveraineté
Blâmer uniquement les étrangers et l’UE pour les problèmes du Royaume-Uni serait donc inexact. En effet, bien que l’UE ait imposé cette politique « d’austérité », c’est le gouvernement britannique qui était responsable de la mise en œuvre avec zèle des réductions budgétaires dans les services publics. Avec ces mesures, le peuple britannique est devenu de plus en plus misérable. Pendant ce temps, quelques-uns ont continué à en bénéficier. Il y a aujourd’hui plus de millionnaires au Royaume-Uni que dans toute son histoire. Un de ces millionnaires, Aaron Banks, et sa collaboratrice Elisabeth Bilney, font actuellement l’objet d’une enquête judiciaire pour un financement irrégulier de 8 millions de livres sterling au titre de la campagne « Leave UE » (« Quitter l’UE ») via l’entreprise Strategic Communications Laboratories (SCL), en lien avec l’étasunienne Cambridge Analytica (CA).
Parmi les partisans du « Brexit dur », qui rivalisent dans le parti conservateur avec Theresa May, il y a des acteurs qui ne correspondent pas au profil type de l’électeur pro-Brexit selon les caricatures que les grands médias ont faites. Notamment ceux qui proviennent du secteur financier de la City, comme le député ultraconservateur Jacob Rees-Mogg, cet aristocrate qui vit dans un château à l’image de la famille Le Pen, qui est adepte de Thatcher et des coupes budgétaires, climato-sceptique, opposé à l’aide aux pays en développement, au mariage homosexuel et à l’avortement… Un Trump anglais ?
Rees-Mogg, dont la fortune a été estimée à environ 100 millions de livres sterling, fait partie du Groupe de Recherche Européen (ERG), organisation qui regroupe les conservateurs partisans du « Brexit dur ». Il a affirmé que le Royaume-Uni s’en sortirait « très bien » tout en restant sous les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) : « Je pense que nous nous dirigeons vers l’OMC et que nous n’avons rien à craindre d’elle ». L’ancien trésorier du Parti Conservateur Michael Farmer, connu comme « M. Cuivre » pour son influence sur le marché des métaux, s’est exprimé dans le même sens, en rajoutant que « en quittant l’UE, la Grande-Bretagne briserait ce qui constitue actuellement une relation commerciale plutôt confortable. En ce moment, le monde a besoin d’encourager la concurrence. Nous sommes en train de devenir sédentaires dans nos blocs économiques, si vous voulez. Je pense que la Grande-Bretagne pourrait être un agent pour cela ». (4)
La question est : comment les électeurs de ménages modestes arrivent-ils à s’identifier au faux discours antisystème venant de millionnaires et à accepter celui-ci ?
Gare à la mécanique enrayée du référendum
Grâce à un lanceur d’alerte, l’affaire Cambridge Analytica a remis sur le tapis la question de la manipulation lors des processus électoraux via les réseaux sociaux, mettant en parallèle le résultat du Brexit avec l’élection de Donald Trump aux US. Lors d’une enquête destinée à un rapport parlementaire sur les « fausses nouvelles », la directrice du département des affaires chez CA, Brittany Kaiser a déclaré : « L’élite a passé trop d’années à utiliser la technologie pour prendre de court la bonne volonté et la sincérité des gens. Je ne peux plus rester impassible pendant que les privilégiés abusent de leur pouvoir, de façon intentionnelle ou pas (…) Notre travail pour l’UKIP/Leave.EU n’a jamais été rapporté à la Commission électorale par le parti, la campagne ou notre entreprise ». En cause, l’utilisation des données personnelles de millions d’utilisateurs Facebook sans leur consentement afin d’influencer leur vote. Mais l’ampleur des révélations sur une telle ingérence avérée a eu assez peu d’effet. Entretemps les Britanniques sont soumis à une campagne de propagande antirusse 24h sur 24h, qui détourne leur attention sur un supposé ennemi extérieur.
Ce n’est pas la première fois que le résultat d’un référendum pose de telles contradictions au sein de l’UE. Après référendum, le projet de constitution européenne de 2005 a été rejeté par les Français et les Néerlandais. Mais ensuite, la Commission européenne a approuvé le traité de Lisbonne qui recueille grosso modo le contenu de ce même projet. Dix ans plus tard, le peuple grec a présenté un autre défi après le rejet du plan de la Troïka lors d’un autre référendum. Une fois encore, c’est l’UE qui a remporté la partie. La phrase lapidaire de Merkel : « La démocratie doit être conforme au marché » (« Marktkonforme Demokratie » dans l’original) résume la vision dominante de l’UE dans sa forme actuelle. Quant au dirigeant de l’UKIP Nigel Farage, il a déclaré : « Ce que nous devons faire, c’est suivre l’exemple que nous ont donné Ronald Reagan et Margaret Thatcher il y a trente ans ».
Ce qui est au cœur de la crise politique du Brexit, c’est la crise du modèle économique capitaliste. Le niveau de croissance des économies européennes ne s’est pas redressé depuis la récession de 2008, alors que 14 millions de Britanniques vivent déjà dans la pauvreté. La situation a fini par créer un mécontentement légitime contre les politiques d’austérité, et c’est ainsi que 17,4 millions de Britanniques ont voté en faveur de la sortie de l’Union européenne le 24 juin 2016. Seule une prise de conscience plus aiguë des intérêts de classe chez les citoyens du Royaume-Uni est en mesure de dépasser l’illusion d’une souveraineté nationale. La véritable souveraineté sera populaire, c’est-à-dire le fruit d’une action collective résolue en faveur d’une profonde transformation économique et sociale. Mais celui qui détient les termes du débat démocratique tient les rênes et fixe ses limites. C’est pourquoi le droit des citoyens à l’information, ici comme ailleurs, est capital.
Et maintenant ?
Le 21 janvier, Theresa May présentera un plan alternatif à celui rejeté une semaine avant. Le vote pour une sortie de l’UE sous de nouvelles conditions est prévu le 29 janvier. Le gouvernement français a annoncé un budget de 50 millions d’euros pour faire face aux conséquences d’un non-accord. Le temps presse pour le gouvernement britannique avant d’atteindre la date du 29 mars, date où le Brexit devrait prendre effet, et le plus probable est que le nouveau plan donnera lieu à la poursuite de négociations avec l’UE. May aurait-elle été prise à son propre piège, lorsqu’elle avait déclaré qu’un « non-accord est meilleur qu’un mauvais accord » ? La convocation à un second référendum n’est pas une solution envisageable, mais la perspective d’élections anticipées pourrait résoudre cette équation.
Notes :
- Voir l’article https://reporterre.net/Gaz-de-schiste-et-nucleaire-regnent-sur-la-politique-energetique-anglaise
- Frédéric Lévêque ; L’accord migratoire UE-Turquie : un succès comptable cynique. 21 mars 2017, CNCD. Disponible en ligne : https://www.cncd.be/L-accord-migratoire-UE-Turquie-un
- Par comparaison, en France l’immigration représente « un coût de 68 milliards d’euros et des recettes de 72 milliards, donc un apport net de presque 4 milliards », comme le montre cette publication de l’association ATD Quart Monde.
- Pro-Brexit financier blames ‘wobbling’ world growth for UK’s economic woes, Financial Times, 16 janvier 2019