La révolte des agriculteurs cristallise toutes les impasses de notre modèle économique. Pas étonnant que nos responsables politiques soient incapables d’apporter des solutions concrètes aux problèmes structurels d’un secteur en crise. Si bien que les quelques mesurettes accordées aux agriculteurs pour calmer leur colère n’empêcheront pas, tôt ou pas très tard, de voir les tracteurs surgir à nouveau sur nos routes. (I’A)
La révolte des agriculteurs paraîtrait, en ce printemps, presque de l’histoire ancienne. Pourtant -mais peut-être est-ce justement la raison-, cette révolte massive et internationale cristallise toutes les impasses du modèle capitaliste.
Impasse des droits des travailleurs : l’agriculteur-artisan ne peut pas vivre correctement de son travail. Impasse environnementale : pourquoi l’agriculteur devrait-il choisir entre son revenu et la protection de l’environnement ?
Impasse du libre-marché et de la mondialisation marchande : la fixation des prix agricoles par le marché ne permette pas au producteur d’en vivre, mais engraisse les spéculateurs ; la concurrence internationale organisée promeut le modèle productiviste et prédateur de la nature et des hommes.
Impasse du droit de propriété : le grand capital exproprie les agriculteurs, empêche l’installation de nouveaux artisans et prétend via la propriété des terres agricoles à une rente sur notre survie.
Cette révolte a mené des actions que les syndicats ne se permettraient plus : blocage des autoroutes, des aéroports (Bierset), des ports (Gand et Anvers). Cerise sur le gâteau : un agriculteur wallon attaque Total Energies en justice.
Quelle a été la réponse des autorités ? Les puissants ont eu peur. En témoigne le respect affiché pour ces manifestants armés de tracteurs, qui contraste avec le mépris total des autres : ici, pas de provocation policière, et une écoute attentive des gouvernants. Mais si des mesures ont été rapidement proposées, ce ne sont justement pas celles qui remettraient en cause le système capitaliste et productiviste, bien au contraire : des mesures de simplification administrative et surtout le démantèlement de politiques environnementales[1].
Le Piège Deliveroo
Le prix initial était : 18,00 €.9,00 €Le prix actuel est : 9,00 €.Mais certainement pas de mise à l’arrêt de la libéralisation marchande. Même si l’accord avec le Mercosur, devenu symbolique, est dorénavant évoqué avec prudence, les négociations en cours n’ont pas été arrêtées et, surtout, d’autres accords de libre-échange ont entretemps été approuvés par l’Union Européenne.
Des prix, pas de dumping environnemental
Pourtant, le message de la FUGEA est clair : des revenus et des prix justes. « Nous sommes de retour pour rappeler notre demande numéro une : garantir un revenu digne aux agriculteurs et agricultrices. Et pour cela, il faut sortir des politiques de libre-échange et de dérégulation des marchés » ; « La Commission nous propose de mettre en pause certaines règles environnementales (ce que nous n’avons pas demandé) et de faire de la simplification administrative. Certes, c’est nécessaire pour les agriculteurs mais cela ne répond pas à notre priorité, fixer des prix justes »[2]
Une médiatisation sur mesure pour la récupération
Ce qui est édifiant, c’est la communication et le traitement médiatique de cette révolte. Contrairement aux autres manifestants, aussitôt noircis et criminalisés, le sursaut du monde agricole est accueilli avec une bienveillance de façade. Comment, sinon, pourrait-on faire passer dans l’opinion publique le démantèlement des politiques environnementales, présentées comme une nécessaire concession au monde paysan (ce qu’il n’a pas demandé), et qui sinon aurait provoqué l’indignation de tous les citoyens qui se sont mobilisés pour une politique environnementale plus ambitieuse (et parmi lesquels, justement, de nombreux agriculteurs). Finalement l’agriculteur-artisan aura été bien instrumentalisé : sa mobilisation permet de faire passer l’agenda du productivisme agricole sans réaction. La politique climatique ? Deux pas en avant, puis trois pas en arrière.
Un enterrement de première classe ?
On voit mal ce qui, désormais, changera la donne pour le petit exploitant. Ce qui lui est proposé, c’est de produire encore plus pour mieux survivre, au mépris de l’environnement et de sa santé. En termes de contrôle des prix ? Rien de très concret (selon la FUGEA : « révision potentielle de la directive sur les pratiques commerciales déloyales et la création d’un observatoire incluant les coûts de production, les marges et les pratiques commerciales dans la chaîne d’approvisionnement agroalimentaire » ; donc rien de nature à remettre structurellement en question la versatilité des prix agricoles). Pour éviter la spéculation sur les produits agricoles ? Rien. Pour garantir le revenu des agriculteurs ? Rien. Pour éviter l’accaparement des terres par la rente financière ? Rien.
Il est urgent d’attendre l’inéluctable
Les syndicats sont occupés par les prochaines élections sociales. Les agriculteurs par les semis de printemps. L’agro-business se frotte les mains et le monde politique se prépare à une percée historique de l’extrême-droite lors du prochain scrutin européen.
La révolte du monde agricole est l’une des répliques sismiques de la crise du système, tout comme les catastrophes climatiques, la crise COVID, la crise énergétique, les tensions et guerres, etc. Le retour précipité au « business as usual » est très inquiétant sur la myopie de nos dirigeants. A moins qu’ils ne sachent tout simplement pas réinventer le monde, ce qui est tout aussi inquiétant. Car, alors, que font-ils encore là ?
Source: Drapeau Rouge
Notes:
[1] « EU Commission chief to withdraw the contested pesticide regulation”, Euractiv, 6 février
[2] Timothée Petel, chargé de mission politique de la Fugea, RTBF, 26/2/2024