Walid Daqqah, la plume qui continue de défier Israël du fond de sa cellule

37 années passées dans les geôles israéliennes et un cancer en phase terminale n’y auront rien changé : Israël a encore prolongé la détention de l’écrivain et prisonnier politique palestinien Walid Daqqah. Mais ce dernier résiste et continue d’écrire en prison. Récemment, la poétesse palestinienne Dalia Taha a traduit quelques-uns de ses essais de l’arabe vers l’anglais. Nous vous proposons la traduction française de deux d’entre eux : « Un lieu sans porte » et « Mon oncle, donne-moi une cigarette ».

Ce prisonnier politique et écrivain palestinien de 61 ans a été arrêté en 1986 et condamné à 37 ans de prison en Israël. Sa peine aurait dû prendre fin en 2023, mais elle a été prolongée de deux ans par les autorités israéliennes, à cause d’une affaire d’introduction de téléphones portables en prison. Comme l’a récemment écrit Sana’ Salameh, la femme de Daqqah qu’il a épousée en 1999 durant son incarcération, « dans d’autres cas similaires, de telles infractions ont été punies de quelques jours de mise à l’isolement. Dans le cas de Walid, ils ont ajouté deux ans ». Salameh et d’autres militants considèrent que le maintien en détention de Daqqah est, en réalité, une punition pour son attitude de défi, en particulier pour le fait d’avoir exfiltré son sperme de prison pour permettre au couple de concevoir leur fille Milad – née en 2020 – après que les autorités israéliennes leur aient illégalement interdit les visites conjugales.

En décembre 2022, Daqqah a été diagnostiqué d’un cancer de la moelle osseuse en phase terminale. Malgré la gravité du diagnostic, il continue de se voir refuser toute libération, ainsi que des traitements vitaux susceptibles de prolonger sa vie. « Par le passé, ils ont retardé son transfert à l’hôpital, jusqu’à ce qu’il soit presque trop tard », écrit M. Salahmeh. « Cette politique de négligence médicale est bien connue. Nous l’appelons la “politique de la mort lente”. »

En mars 2023, sa famille a lancé une campagne sur les réseaux sociaux, #FreeWalidDaqqa. Dans le cadre de cette campagne, une poignée de ses essais ont été traduits de l’arabe vers l’anglais par Dalia Taha, poétesse et dramaturge palestinienne. Sortis clandestinement de prison, ces essais comprennent les deux textes retranscrits ci-dessous : « Un lieu sans porte » et « Mon oncle, donne-moi une cigarette ». Parmi les autres œuvres de Daqqah figurent « Le temps parallèle » (adapté par la suite au théâtre), « Dissoudre la conscience, ou comment redéfinir la torture » et son roman pour enfants, « L’histoire du secret de l’huile ».

Un lieu sans porte

Un jour, alors qu’elle revenait d’un voyage à la mer, j’ai promis au téléphone à Milad que je l’y emmènerais la prochaine fois. Elle s’est arrêtée quelques secondes, hésitant à répondre, comme si elle ne voulait pas me choquer, avant de finalement me dire : « Non, tu n’as pas de porte ».

Pendant longtemps, chaque fois que Milad me demandait au téléphone « Papa, où es-tu ? », j’évitais de prononcer le mot “prison”. Avec son jeune âge, je craignais que ce ne soit trop dur pour elle de commencer à vivre avec ce mot et ses lourdes implications. Déchiré, je me suis questionné : devais-je quand même dire la vérité à ma fille, ou valait-il mieux lui cacher l’amère réalité, pour éviter que les connotations du mot “prison” ne s’installent dans son imaginaire ?

Au fil des visites, Milad a compris ce qu’était une prison, bien avant d’apprendre le sens du mot. Pour elle, c’est un endroit sans porte. Un lieu où son père est enfermé, qu’il ne peut pas quitter. Et pour elle, s’il n’y a pas de porte, il n’y a pas de possibilité d’excursion à la mer. Pas de petit-déjeuner à partager. Et pas de possibilité pour moi de l’accompagner à la crèche, qu’elle désignait affectueusement du nom d’ “école”.

Dès les premiers instants de leur vie, nos enfants comprennent la réalité des murs, des barrières et des checkpoints. Ils la comprennent bien avant de connaître le mot “occupation”. Nous nous posons donc une question épineuse, qui est d’une importance cruciale pour leur éducation : comment transformer le sentiment d’oppression créé par cette réalité en une force d’action positive, qui pourrait contribuer à l’épanouissement constructif de leur jeune personnalité en plein développement ?

Alors que je me demandais si je devais utiliser le mot “prison” avec Milad, des souvenirs de mes années de captivité ont commencé à défiler dans ma tête. Au cours de ces années, je me suis retrouvé à côtoyer non pas une, mais trois générations de prisonniers : le père, le fils et le petit-fils. C’est peut-être l’omniprésence des prisons dans la vie des enfants, par le biais de leurs fréquentes visites à des membres de leur famille incarcérés, qui les ramène dans l’enceinte de la prison en tant que prisonniers eux-mêmes.

Dans l’un de mes récits de vie en prison, intitulé « Mon oncle, donne-moi une cigarette », un enfant prisonnier de 12 ans me demandait une cigarette. Dans des circonstances normales, en dehors des murs de la prison, j’aurais dit non. Nous ne voulons pas que les enfants fument. Mais dans cet environnement, il m’a semblé que, par cette demande, cet enfant voulait grandir rapidement, pour mieux affronter les années d’enfermement qui se profilaient, ou peut-être pour se remettre de la violence de son arrestation. En décidant de fumer une cigarette, il semblait, par cet acte, vouloir proclamer : « regardez-moi, je suis un adulte ». J’ai donc tendu une cigarette à l’enfant.

En présence de Milad, j’ai enfin prononcé le mot “prison”. En fin de compte, j’ai suivi le signal que Milad m’avait donné. Elle m’avait enseigné l’importance de l’honnêteté et de la vérité dans l’éducation des enfants. Finalement, il importait peu qu’elle m’entende prononcer le mot “prison”. Dans son cœur, elle avait déjà ressenti ce que cela signifiait. C’est un endroit sans porte.

Mon oncle, donne-moi une cigarette

C’est le matin et j’entends le tintement de deux jeux de menottes, tandis que le gardien de prison s’approche de nous. Il les jette à terre, les faisant s’entrechoquer contre le sol en béton, et une impression de calme s’installe dans la pièce. Il y a un paquet pour attacher les mains, et un autre, avec des chaînes plus longues, pour attacher les jambes. Huit paires de menottes de chaque sorte, pour sept prisonniers.

Je me tiens avec les autres au milieu d’une petite cour, entourée de cellules de détention, et j’essaie de m’appuyer contre le mur. Je suis fatigué d’être déplacé d’une prison à l’autre depuis que nous avons entamé la grève de la faim. Je rassemble mon énergie et j’essaie d’absorber le plus d’air possible pour me préparer à un voyage qui va durer des heures, à l’intérieur d’une boîte en fer qui, par cette chaleur, se transforme rapidement en une fournaise insupportable.

Une fois qu’il a fini de nous menotter, le garde se dirige vers la camionnette de transport des prisonniers. C’est alors que j’entends une voix émanant de la cellule derrière moi…

« Mon oncle, donne-moi une cigarette. » Je jette un coup d’œil dans l’obscurité de la cellule mais je ne vois personne et, pendant un instant, je pense que je délire. Puis, la voix s’élève une nouvelle fois de la cellule, cette fois plus forte et plus désespérée. « Mon oncle, mon oncle, donnez-moi une cigarette ! » Je fixe à nouveau la cellule et je réponds :

– Où es-tu ?
– Je suis ici, en bas !

Je me penche et regarde à travers la fente au bas de la porte par laquelle les prisonniers reçoivent leur nourriture et se font attacher les mains avant d’être autorisés à quitter la cellule, et je vois un enfant qui n’a pas plus de douze ans. Un enfant qui demande une cigarette.

Je ne savais pas comment réagir. Devrais-je lui donner une cigarette, me suis-je alors demandé, ou devrais-je le sermonner sur les dangers du tabac, comme le font les adultes avec les enfants hors de la prison ? Adultes, adultes… Soudain, je fus frappé par le fait que je m’incluais dans cette catégorie. Par le fait qu’il m’avait appelé “oncle”. Suis-je déjà si vieux ?

En un instant, je fus terrifié par l’idée qu’on s’adresse à moi de cette manière. Au cours de mes 26 années de détention, c’était la première fois que je rencontrais une personne qui s’adressait à moi en franchissant une telle distance d’âge. Dans les prisons, nous n’avons pas l’habitude de nous adresser les uns aux autres de cette manière, on évite plutôt les distinctions sociales qui marquent notre âge. Quelle que soit notre différence d’âge, nous nous interpellons par des “mon frère”, “camarade” ou, plus récemment, “combattant”.

J’ai contemplé l’enfant, plein d’empathie pour son désir de cigarette. Son désir n’était pas motivé par un besoin de nicotine, mais par tout ce que la cigarette porte en elle de symbolique. Effrayé, simple enfant dans le monde impitoyable de la prison, il voulait devenir rapidement un homme.

Pour ma part, j’aurais plutôt aimé redevenir un enfant, à tout le moins un jeune homme, comme je l’étais au moment d’entrer en prison, il y a plus d’un quart de siècle.

Nous avions tous les deux peur. J’avais peur du temps qui avait déjà filé et il avait peur de celui qui ne s’était pas encore écoulé. J’avais peur du passé et lui de l’avenir. J’avais peur d’avoir vécu une vie qui s’était consumée en prison, et lui que la cigarette maintenant logée entre ses lèvres ne parvienne pas à se consumer. La cigarette était devenue quelque chose d’autre après qu’il en eut exhalé la fumée ; tout comme lui, qui se tenait maintenant droit sur ses orteils et paraissait plus vieux que son âge. La lueur de la braise devint comme une lanterne dans sa main, chassant l’obscurité de la cellule, dissipant sa peur et sa solitude.

Il ne fumait pas, mais tentait de chasser cette image d’enfant qui lui collait irrésistiblement à la peau. Dans l’univers de la prison, face à la cruauté des gardiens, l’enfance est un fardeau. Sachant qu’il lui faudrait affronter des années d’emprisonnement, il cherchait à se débarrasser de sa vulnérabilité et de son innocence, dont il n’avait manifestement plus d’utilité, et qui n’avaient fait aucune différence aux yeux du juge qui l’avait condamné à quatre ans de prison.

Le gardien revint nous chercher, ramassa la huitième paire de menottes sur le sol en béton et aboya sur l’enfant pour qu’il passe ses mains dans la fente de la porte. L’enfant les enfila, en tenant toujours la cigarette entre ses doigts. Le garde lui cria de laisser tomber la cigarette, puis, tout bas, pesta en hébreu contre la vue d’un enfant en train de fumer. Cela ne l’empêcha de procéder au menottage, sans plus d’affect pour la vue de ces petites mains entravées. Les poignets de l’enfant étant trop petits, il dut s’y prendre à plusieurs reprises pour tenter de fixer les menottes. Finalement, il décida de les utiliser pour enchaîner les jambes du garçon.

Alors qu’on le sortait de la cellule en vue de son transfert, je le regardai et imaginai qu’il s’agissait de mon propre fils, que le destin n’avait pas encore voulu mettre au monde. Je voulais de toute mon âme le prendre dans mes bras et, tandis que ces sentiments paternels m’envahissaient, je ressentis une envie irrépressible de pleurer. Mais je cachai mes sentiments. Je ne voulais pas briser l’image de l’homme qu’il voulait maintenant devenir. Alors, je me suis approché de lui pour lui serrer la main, en tant que camarade et en tant que rival, et je lui ai demandé :

– Comment vas-tu, combattant ?

Source: Middle East Research and Information Project
Traduit de l’anglais par CV pour Investig’Action

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