Mon voisin, deux numéros plus bas, a hissé côte à côte le drapeau confédéré et, plus conventionnelle, la bannière étoilée. Il roule en pick-up, arbore divers tatouages provocants et est à peu près aussi blanc que des sénateurs du parti républicain. J’ignore s’il irait jusqu’à voter pour ceux-ci, mais je peux dire qu’il est franchement conservateur. Ce qui ne l’empêche pas pour autant de s’entendre relativement bien avec le couple multiracial qui occupe la maison voisine à la nôtre. Ni d’avoir un beau-fils salvadorien, qui vient de passer deux week-end à nous refaire un cabanon – lequel a bien plus fière allure que tout ce qu’on aurait pu trouver dans un magasin de bricolage.
Quand il s'agit d'immigration, les médias ont tendance à peindre un tableau en noir et blanc (ou en brun et blanc). Pourtant, la nouvelle Amérique est bien trop mélangée et complexe pour entrer dans les catégories tracées au cutter par les pontifes et les provocateurs. Quand j'ai parlé à mon voisin du piteux état de mon vieux cabanon, il ne m'a pas suggéré d'embaucher un blanc ni conseillé d'éviter les entreprises qui recrutent des travailleurs immigrés. Sa première idée a été de me souffler le nom de son beau-fils. Evidemment.
Dans les environs de Washington, on aurait bien du mal à trouver une entreprise de construction dont le personnel ne soit pas composé au moins en partie de main d'œuvre immigrée. Comme le reconnaît le Bureau de la statistique du travail, l'espagnol est devenu la première langue de communication sur les chantiers. Dans la région de Washington, près d'un quart des immigrés latino-américains travaillent dans la construction. Sans eux, rien ne serait bâti ni réparé. Nounous, jardiniers, vendeurs de supermarchés – mais aussi avocats, médecins et enseignants –, la vie active de la capitale repose sur ceux et celles qui sont arrivés récemment. Même les restaurants chinois de Chinatown ont commencé à engager des Latinos pour le service.
En période de récession économique, alors que le chômage a quelque peu augmenté en août pour atteindre 9,6%, on entend souvent dire qu'"ils" nous piquent "notre" boulot, c'est-à-dire que les immigrants occupent des postes que les personnes nées dans le pays considèrent comme leur revenant de droit. Inutile de dire que c'est totalement absurde. Les immigrants occupent des postes qui, autrement, resteraient vacants. Si vous en doutez, demandez à n'importe quel agriculteur de Floride ou de Californie.
D'ailleurs, le United Farm Workers (UFW), un syndicat paysan, a lancé il y a peu une campagne très justement intitulée Take Our Jobs (Prenez notre boulot). "Les personnes qui travaillent dans des exploitations agricoles sont disposées à accueillir des citoyens et des résidents légaux qui souhaitent les remplacer sur le terrain", peut-on lire sur son site. "Nous utiliserons notre savoir et notre personnel pour contribuer à mettre en lien les personnes au chômage et les employeurs agricoles. Veuillez remplir le petit formulaire en haut de la page, à droite, pour poursuivre votre demande d'emploi." Arturo Rodriguez, président de l'UFW, indique que seules trois personnes se sont inscrites. "Les Américains ne veulent pas travailler dans les champs. C'est difficile, il faut du savoir-faire et les conditions sont extrêmement dures".
Mais allons voir ce qu'on nous prêche dans d'autres paroisses, par exemple du côté des économistes, qui ont mené un vif débat sur les conséquences de l'immigration aux Etats-Unis. Selon les adeptes de la théorie classique de l'offre et de la demande, plus il y a de travailleurs immigrés, plus la pression fait baisser les salaires et plus la concurrence pour les emplois est forte. Ce point de vue tendrait à conforter ceux qui craignent qu'"ils" nous piquent "notre" boulot.
L'exemple de mon voisin montre que la situation est plus complexe. Dans un entretien accordé à l'analyste Mark Engler pour Foreign Policy In Focus, l'économiste Giovanni Peri explique que le modèle de l'offre et de la demande ne rend pas compte de la réalité: "Des travailleurs qui mènent des activités différentes et se spécialisent dans des tâches complémentaires peuvent voir leur salaire et leur productivité augmenter. Dans un cas extrême, si vous disposez seulement d'un ingénieur, vous ne pouvez pas faire grand-chose. Par contre, si celui-ci peut collaborer avec un ouvrier spécialisé dans le bâtiment, vous pouvez construire un immeuble. La productivité de l'ingénieur augmentera considérablement, et le salaire de tous les deux sera plus élevé. (…) Pour l'économie dans son ensemble, l'immigration a un effet positif sur la productivité, l'emploi et les salaires".
Donc, si le taux de chômage vous préoccupe, ne jetez pas la pierre aux immigrés. Commencez par les compagnies américaines, assises sur un magot record de 837 milliards de dollars en cash. "Cette somme permettrait de verser à 2,4 millions de personnes un salaire annuel de 70 000 dollars pendant cinq ans" commente Matt Krantz dans USA Today. Puis visez l'administration Obama, qui a dépensé un million de dollars par soldat envoyé en Afghanistan, un budget qui aurait pu être affecté à la création d'emplois aux Etats-Unis. Et n'oubliez pas les membres du Congrès qui ont refusé de nouvelles dépenses de relance.
Personnellement, je suis extrêmement préoccupé par le taux de chômage, alors j'ai prévu de participer au rassemblement One Nation Working Together, qui se tiendra ici à Washington, le 2 octobre prochain. Les syndicalistes ne seront pas les seuls à manifester. Il y aura également des organisations telles que les réseaux National Immigrant Solidarity Network et Immigration Equality. Après tout, ceux qui s'occupent de l'emploi et ceux qui défendent le droit des immigrés apprennent à travailler ensemble. Même si dans le Bureau ovale le slogan "yes we can" (1)[1] a quelque peu perdu de son éclat, l'esprit persiste au niveau la base. Ou, comme pourrait dire mon voisin: Nous avons rencontré les nouveaux immigrés
[1] (1)Slogan utilisé dès 1972 par le syndicat agricole United Farm Workers, puis repris par Barak Obama, notamment pour la campagne présidentielle de 2008