Nichée dans le Caucase, située à la fois en Europe et en Asie, la Géorgie traverse une période de tensions politiques majeures à la suite des récentes élections législatives et présidentielles. La courte victoire du Rêve géorgien, au pouvoir depuis 2012, est contestée par l’opposition pro-occidentale. En rupture avec le gouvernement, la présidente sortante, Salomé Zourabichvili, dénonce une ingérence russe. Alors que le pays est secoué par des manifestations pro-européennes, Bruxelles appelle à de nouvelles élections. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont voté des sanctions contre de hauts responsables géorgiens. Celles de l’Union européenne ont buté contre le veto de la Hongrie et de la Slovaquie. Politologue d’origine géorgienne, Tsiuri Komiashvili (pseudonyme) décrypte pour Investig’Action les rapports de force internes et externes qui animent cette nouvelle crise politique.
Investig’Action : Les résultats des élections législatives du 26 octobre ont provoqué un mouvement de contestation populaire. Que s’est-il passé lors de ces élections ?
Tsiuri Komiashvili : Une chose est claire :aux urnes, il n’y a pas eu de fraude massive ou de manipulation directe. Pas plus que dans d’autres démocraties européennes où un demi-pour cent peut être gratté ici ou là. Non, aux urnes, c’était propre[1]. En revanche, des pressions considérables ont été exercées en amont. Parti au pouvoir depuis 2012, le Rêve géorgien a effectué un travail d’intimidation massif envers les électeurs hésitants et ceux qui constituent « la ressource administrative », c’est-à-dire les employés dépendant de l’État, tels que les fonctionnaires ou les travailleurs publics. Cette pression s’est traduite par des menaces voilées ou explicites : perte d’emploi, suppression d’aides sociales, etc. En milieu rural, où tout le monde se connaît, ce climat de contrainte a fortement pesé sur le vote.
Ce sont ces manœuvres qui ont permis au Rêve géorgien de remporter le scrutin ?
Pas seulement. Ce parti bénéficie d’un socle électoral naturel d’environ 30 %. Il a gagné les législatives avec 54%. Il semble donc avoir artificiellement augmenté son score en « captant » des voix d’autres partis, notamment le parti conservateur[2], qui est passé de 15 % de soutien potentiel à seulement 2 %. C’est cette victoire surprenante qui a mené aux contestations populaires.
L’opposition dite pro-occidentale dénonce une fraude électorale…
Il ne faut pas idéaliser cette opposition, car dans ces élections, tout le monde a magouillé. L’opposition a mené des campagnes de manipulation et de désinformation, allant jusqu’à créer de faux partis « satellites », chacun emballé autour d’une cause différente, pour tromper les électeurs et capter davantage de voix. Ces formations, bien que se critiquant mutuellement durant la campagne, se sont miraculeusement regroupées le lendemain du scrutin. Ce jeu de dupes a largement contribué à l’exaspération populaire autour de ces élections.
Déjà au pouvoir, le Rêve géorgien obtient cette fois-ci le Parlement et la présidence. Parmi les commentateurs occidentaux, beaucoup s’inquiètent d’un rapprochement avec la Russie. Les craintes sont-elles fondées ?
Soyons clairs : le Rêve géorgien n’est pas un parti pro-russe. Cette idée découle principalement des discours de l’opposition, des bien-pensants et d’un narratif occidental simpliste. En réalité, aucun fait concret démontre un alignement sur Moscou ! Certes, il y avait eu des signes d’ouverture. Mais ils ne datent pas d’hier. En 2012 par exemple, le président Mikheïl Saakachvili avait unilatéralement levé les visas pour les citoyens russes. De fait, ces démarches relèvent d’une nécessité économique : le marché russe est crucial pour la Géorgie, qui ne peut compter sur des échanges significatifs avec l’Union européenne. Par ailleurs, les négociations concernant le statut de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud[3] sont toujours gelées, alors qu’elles tiennent beaucoup à cœur de tous les Géorgiens[4].
Bidzina Ivanichvili, le milliardaire qui a fondé le parti Rêve géorgien, est étiqueté comme « pro-russe ». S’il n’exerce plus de fonctions politiques officielles, on le dit toujours très influent…
On dit qu’il est pro-russe parce qu’il a bâti sa fortune en Russie il y a plus de 30 ans. C’est absurde ! Leader de l’opposition et ancien Premier ministre, Giorgi Gakharia a étudié les sciences politiques à l’université d’État de Moscou sans que cela lui vaille la moindre étiquette de proximité avec la Russie. Ces dénonciations sélectives illustrent la superficialité de certains discours politiques.
En Géorgie, il n’y a aucun mouvement ni parti qui soutient l’adhésion à la Russie, ou une marche vers cette dernière. Ça n’existe pas en Géorgie. Même la plus anti-occidentale des forces ne construit pas sa politique autour d’un rapprochement avec Moscou. De son côté, la Russie ne propose rien non plus. Sa politique récente, notamment en Syrie et en Ukraine où ses avancées restent limitées, démontre qu’elle n’est pas motivée par un expansionnisme à tout prix. Il y a plusieurs raisons à cela. Tout d’abord, la mobilisation sur le front ukrainien limite la Russie tant sur le plan militaire que social, sa population subissant les répercussions du conflit. Ensuite, une grande partie des dirigeants russes semble avoir adopté une approche pragmatique : « Nous n’intégrons que ceux qui nous soutiennent naturellement ». De fait, la Russie manque d’efficacité dans l’exercice du soft power. Elle ne parvient pas à imposer ses visions ou ses valeurs à l’étranger de manière persuasive. Historiquement, elle n’a jamais excellé dans ce domaine, et elle semble consciente de cette limite. Cette incapacité à influencer durablement par des moyens culturels ou idéologiques réduit encore ses ambitions en Géorgie et ailleurs.
On a pourtant l’impression que se joue une bataille entre l’Est et l’Ouest. Le maintien au pouvoir du Rêve géorgien serait une victoire pour Moscou et une défaite pour les Occidentaux…
Il est vrai que la Russie perçoit le Rêve géorgien comme un interlocuteur « accommodant ». C’est un pouvoir qui ne la dérange pas. La situation peut se résumer comme suit : tant que la Géorgie ne se montre pas agressive envers la Russie, Moscou ne cherche pas à s’ingérer dans les affaires du pays.
Parallèlement à cela, il faut rappeler que sur le plan intérieur, le Rêve géorgien s’est longtemps présenté comme le parti le plus pro-européen de l’histoire du pays. L’intégration européenne était au cœur de ses priorités; c’est lui qui a inscrit dans la Constitution l’objectif d’adhérer à l’OTAN et à l’Union européenne – et il a suivi l’agenda occidental à la lettre, souvent en profonde contradiction avec les valeurs traditionnelles géorgiennes ! En effet, ces politiques pro-européennes ont eu des effets sociaux et économiques déroutants pour une population conservatrice : explosion des divorces et chute de la natalité, mais aussi lutte contre l’Église, défense des droits de la communauté LGBTQ+, dépénalisation des drogues, promotion des jeux de hasard qui constituent un vrai fléau dans une société qui est parmi les plus religieuses au monde…
Le Rêve géorgien a déstabilisé le pays en voulant plaire à l’Union européenne. Mais depuis 2022, le parti a pris un tournant radical, adoptant un discours plus conservateur et critique envers l’Occident. Ce virage soudain coïncide avec le début de l’invasion russe en Ukraine. L’Europe, en particulier les Britanniques et les Français, avait alors prié la Géorgie de soutenir activement Kiev, quitte à entrer elle aussi en confrontation avec la Russie. Ces pressions ont été perçues comme suicidaires par le Rêve géorgien, sachant que le pays ne tiendrait pas une semaine face à l’armée russe, et que le peuple ne lui pardonnerait pas. En refusant de s’engager militairement dans la guerre en Ukraine, le Rêve géorgien a donc tourné le dos à l’Occident et a adopté une posture contraire à leur politique passée pour sauver leur peau, préserver la stabilité du pays et les relations économiques avec la Russie.
En résumé, le Rêve géorgien n’est ni pro-russe ni strictement pro-occidental : il est opportuniste et agit avant tout pour maintenir son pouvoir, quitte à s’ajuster radicalement selon les circonstances.
Ukraine, la guerre des images
25,00 €Fin novembre, le Rêve géorgien décidait de geler jusqu’en 2028 son processus d’adhésion à l’Union européenne, ce qui a déclenché des manifestations massives. Pourquoi ce choix ?
Cette décision s’inscrit dans une stratégie typique du Rêve géorgien, souvent décrite comme anticipative et calculée. Ce parti cherche à désamorcer les tensions avant qu’elles ne dégénèrent. En l’occurrence, il était presque certain que l’Union européenne prendrait des mesures punitives contre la Géorgie d’ici la mi-décembre, suspendant son processus d’adhésion. Cette sanction aurait été justifiée par des critiques sur le « recul de la démocratie » et le « climat de haine » dans le pays, comme mentionné dans une résolution du Parlement européen d’octobre 2024.
Plutôt que de subir cette décision et d’apparaître affaibli, le gouvernement du Rêve géorgien a choisi de prendre les devants en suspendant lui-même les négociations. Cette manœuvre vise à présenter la décision comme une initiative souveraine plutôt qu’une sanction imposée, rendant le pouvoir plus défendable auprès de la population.
Toutefois, cette stratégie n’a pas apaisé la contestation. Si les manifestations actuelles semblent avoir été précipitées par cette annonce, elles étaient de toute façon inévitables compte tenu du climat de tension politique et de la polarisation croissante entre le pouvoir et ses opposants. En anticipant la confrontation, le Rêve géorgien espérait sans doute affronter une opposition encore désorganisée et affaiblir ses soutiens occidentaux avant que ces derniers ne se mobilisent pleinement.
En quoi ces manifestations reflètent-elles les divisions au sein de la société géorgienne ?
La société géorgienne est profondément divisée. Environ la moitié de la population souhaite se rapprocher de l’UE, mais souvent pour des raisons que je jugerais « émotionnelles » ou pratiques : la perspective d’étudier ou de travailler en Europe pour les jeunes, l’alignement idéologique et les opportunités de mobilité pour les ONG et les universitaires, et l’attrait culturel pour les élites urbaines. Parmi celles-ci, beaucoup commettent d’ailleurs un amalgame absolument insoutenable, qui est de confondre l’UE avec l’Europe en tant que concept civilisationnel. L’enjeu ici est de se sentir européen, et de partager les « valeurs » et le « mode de vie » européens. Rappelons qu’historiquement, la Géorgie, en raison de sa position géographique, a toujours oscillé à la frontière culturelle entre les valeurs occidentales et orientales. Cet amalgame alimente une vision idéalisée et peu réaliste de l’adhésion.
L’autre moitié de la population, attachée aux valeurs traditionnelles, voit l’UE comme une menace pour son mode de vie. Les réformes sociales exigées par Bruxelles, notamment sur les droits des minorités et les libertés individuelles, sont perçues comme des atteintes à l’identité nationale. Ce rejet n’est pas pour autant synonyme de soutien à la Russie : le souvenir de la guerre de 2008 et la méfiance envers Moscou restent forts. Une partie de la population considère aussi que l’UE ne tient pas ses promesses économiques et voit ses exigences comme disproportionnées par rapport aux bénéfices réels pour la Géorgie. Cette désillusion alimente une colère latente, rendant la société géorgienne de plus en plus polarisée.
Dans ce contexte, les récents mouvements de contestation traduisent une fracture sociale. Les élites pro-européennes tendent à mépriser ceux qui s’opposent à l’adhésion, les qualifiant de « rétrogrades ». Ce clivage est en outre instrumentalisé par l’opposition, qui entretient une rhétorique russophobe pour galvaniser ses soutiens, bien que cela repose souvent sur des arguments simplistes ou détournés – souvent sur une diabolisation du supposé « mode de vie russe ».
Quelle est la base électorale du Rêve géorgien ?
Elle est assez faible. Il faut se rendre compte qu’il a démoli le pays en tentant de se rapprocher de l’UE. Par ailleurs, ce parti au service des riches a protégé les hommes d’affaires qui pompent les ressources du pays, déplumant la sécurité sociale et accroissant les inégalités. Économiquement parlant, le pays est beaucoup plus souffrant aujourd’hui qu’avant l’arrivée du Rêve géorgien. Si bien que le pouvoir souffre d’un désamour populaire et que ses dirigeants sont vulnérables. C’est pourquoi un renversement est possible.
Concrètement, le Rêve géorgien peut malgré tout s’appuyer sur ceux qui bénéficient directement de son activité au pouvoir. Mais aussi sur ceux qui perçoivent l’opposition comme une alternative pire encore : entre deux maux, ces électeurs choisissent le moindre. Impopulaire et en perte de vitesse depuis son arrivée au pouvoir en 2012, le Rêve géorgien bénéficie ainsi d’une forme de soutien pragmatique.
Et quels sont les soutiens populaires de l’opposition ?
L’opposition, de son côté, bénéficie d’un soutien significatif, représentant environ la moitié de la population. Cependant, ce soutien est hétérogène et complexe. Les principaux leaders de l’opposition, souvent issus des milieux d’ONG ou de groupes progressistes [au sens sociétal], sont mal perçus par une grande partie de la population aux valeurs traditionnelles.
Pour contourner ce problème, l’opposition cherche à diluer la présence de ces activistes en les présentant comme des éléments marginaux, tout en leur permettant de diriger discrètement les mouvements. Toutefois, leur influence reste clivante, notamment en raison de leurs positions jugées provocantes envers les valeurs chrétiennes et conservatrices d’une large part de la société.
Quant aux sympathisants, beaucoup semblent indécis ou désorientés, soutenant l’opposition plus par rejet du pouvoir en place que par adhésion claire à un projet alternatif. Parmi eux, certaines catégories économiques, notamment celles bénéficiant des financements occidentaux, trouvent un intérêt direct à renforcer cette dynamique pro-occidentale.
Néanmoins, l’opposition peine à mobiliser massivement ou à unifier ses soutiens autour d’un programme clair et inspirant. Pour l’instant, leur influence reste contenue, bien que leur capacité à galvaniser davantage de citoyens pourrait évoluer dans un contexte de tensions accrues…
Qui est Mikhaïl Kavelachvili, le nouveau président soutenu par le Rêve géorgien ? Et pourquoi l’opposition a-t-elle boycotté cette nomination présidentielle ?
Kavelachvili est une figure mineure, sans réel pouvoir ou influence significative. Il est assez insignifiant. Et la fonction présidentielle est surtout symbolique en Géorgie. Le dépeindre comme un acteur central ou comme le visage d’une dérive autoritaire relève d’une analyse occidentale déconnectée de la réalité de terrain.
Par choix stratégique, l’opposition a préféré s’abstenir lors du vote de nomination. En effet, plutôt que de participer à une élection considérée illégitime en raison des accusations de fraude électorale, l’opposition a préféré marquer sa position en rejetant le processus. Cela a permis de rendre leur contestation plus visible et cohérente, évitant de légitimer ce qu’elle perçoit comme une mascarade électorale. En boycottant le vote, l’opposition a ainsi évité de s’engager dans une bataille politique pour un poste dont l’importance est limitée. Elle a pu concentrer ses efforts sur des enjeux plus critiques et maintenir une ligne claire de rejet du régime en place. De son point de vue, c’était la bonne chose à faire.
Les craintes de dérive autoritaire sont-elles infondées, selon vous ?
Ces craintes découlent du discours occidental, elles sont exagérées et témoignent une méconnaissance tant du contexte sociopolitique que de la structure du pouvoir du pays. Actuellement, le risque de dérive n’est pas plus élevé qu’il y a un an.
Dans le passé, le Rêve géorgien a exercé une répression ciblée, notamment contre des forces perçues comme opposées à l’agenda pro-occidental. Des militants anti-UE ont été emprisonnés pour avoir brûlé des drapeaux européens ou scandé des slogans jugés subversifs. Cette « répression »-là n’avait pas suscité de condamnation internationale, car elle allait dans le sens des attentes européennes.
Aujourd’hui, les réponses policières aux manifestations, bien qu’énergiques, restent modérées en comparaison à d’autres pays. Prenez la répression des Gilets jaunes en France par exemple. On en est loin ! En Géorgie, les forces de l’ordre sont limitées par leur taille, leur organisation et l’absence structurelle d’un pouvoir autoritaire centralisé. Le Rêve géorgien est un pouvoir de marchands ; il ne saurait exercer un contrôle autoritaire.
De plus, historiquement et culturellement, la Géorgie ne favorise pas les régimes autoritaires. C’est structurel. La société géorgienne n’a jamais développé les hiérarchies militaires ou sociales nécessaires à l’exercice d’un pouvoir autoritaire durable. Contrairement à des pays comme la Russie, où les structures centralisées à forte autorité sont issues de siècles d’évolution historique – et peuvent porter à la violence, la Géorgie a toujours connu une relation assez symbiotique entre ses dirigeants et son peuple. Ce dernier ne laisserait donc pas passer de politiques répressives. En Géorgie, il n’y a pas de force ni politique, ni administrative, ni policière pour assurer une dérive autoritaire.
Que revendique l’opposition menée par Salomé Zourabichvili et quels sont ses objectifs ?
L’opposition avance deux principaux arguments pour mobiliser l’opinion publique. Primo, le rejet de la violence et la défense des droits de l’Homme. Depuis le début des manifestations, vous aurez remarqué que le discours s’est éloigné du thème initial de la fraude électorale pour se concentrer sur une dénonciation de la violence et du non-respect des droits humains. Ce message trouve un écho en Géorgie, où la population est particulièrement sensible à la violence. L’opposition, ici, opère des manipulations discursives et conceptuelles qui visent à polariser davantage.
Deuxièmement, une instrumentalisation de la russophobie. L’opposition exploite le rejet populaire de la Russie comme levier pour rallier des soutiens, notamment en lien avec les tensions géopolitiques dans la région.
L’objectif final de l’opposition est de contraindre le gouvernement à céder sous la pression des accusations d’illégitimité et de violences afin d’obtenir de nouvelles élections. Une fois au pouvoir, cette opposition provoquerait certainement la Russie dans un contexte géopolitique où l’Occident semble vouloir ouvrir un second front. Cette stratégie pour affaiblir Moscou pourrait virer au fiasco, car les Russes ont appris de leurs leçons. Et il existe en outre des intérêts chinois dans la région, notamment liés aux pipelines et aux nouvelles routes de la soie. En définitive, l’avenir de la Géorgie dépendra largement des négociations entre la Russie, les États-Unis et la Chine.
Justement, comment les puissances régionales, telles que la Russie, la Turquie et l’Iran, perçoivent-elles ces récents développements politiques en Géorgie ?
Les réactions des puissances régionales varient selon leurs intérêts et leur degré d’implication dans la région.
L’Iran, bien qu’ayant une petite présence en Géorgie, demeure pour l’instant en retrait. Ses priorités géopolitiques se concentrent davantage sur des pays voisins comme l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Il n’a pas encore manifesté d’intérêt direct pour les récents changements en Géorgie. Je pense que Téhéran préfère se focaliser sur des enjeux plus proches de ses frontières.
La Turquie, en revanche, exerce une influence significative en Géorgie, particulièrement dans la région d’Adjarie où elle entretient des liens historiques, culturels et religieux. Les Turcs perçoivent cette région, dont une partie de la population est musulmane, comme une extension naturelle de leur territoire. Une instabilité en Géorgie pourrait fournir un prétexte à la Turquie pour s’immiscer davantage, voire pour envisager une annexion de facto. Cette influence turque se manifeste également jusque dans la capitale Tbilissi où des secteurs entiers de l’économie sont dominés par des acteurs turcs. Aussi, maintenant qu’elle a fait plier l’Arménie, la Turquie est réconfortée dans son ambition de recréer un arc turcophone, fantôme de l’Empire ottoman, en reliant les pays turcophones de l’Asie centrale. Mais la Géorgie est moins fondamentale dans ces plans. Et la Turquie semble dès lors se satisfaire de maintenir son influence sans chercher à déclencher de bouleversements majeurs.
Quant à la Russie, comme je l’ai dit, elle adopte une approche opportuniste. Le gouvernement actuel, représenté par le parti Rêve géorgien, est perçu comme faible et accommodant. Cela convient à Moscou. Cette situation permet à la Russie de maintenir son influence sans s’engager dans un conflit direct. Les intérêts stratégiques de Moscou ne sont pas menacés par le Rêve géorgien.
L’opposition, en revanche, suscite plus d’incertitudes, notamment pour la Turquie, qui pourrait voir d’un mauvais œil l’émergence de forces plus alignées sur l’Occident. Ces dynamiques illustrent comment la Géorgie reste un champ d’influences régionales, où chaque acteur joue prudemment en attendant l’évolution des rapports de force globaux.
Et l’Union européenne dans tout ça ? Que cherche-t-elle en Géorgie ?
Je ne pense pas que l’UE soit spécialement indépendante dans ses velléités en Géorgie. L’Union européenne apparaît hésitante, peu encline à s’engager de manière active. Elle donne l’impression de manquer d’une stratégie claire et autonome. Les actions de l’UE semblent principalement alignées sur des intérêts transatlantiques hérités d’une vision globale, sans réelle appropriation européenne de la question. Cette absence de cap distinct reflète un manque d’unité et de vision politique au sein des décideurs européens. Je pense qu’ils sont perplexes face à la situation et ne savent pas quoi faire de la Géorgie.
Les mesures prudentes récemment adoptées, comme la suspension des visas pour les détenteurs de passeports diplomatiques, relèvent davantage du symbolisme que d’une volonté d’agir de manière décisive. Si l’objectif était de provoquer un bouleversement social en Géorgie, des décisions bien plus radicales auraient été prises. Cette approche modérée souligne une posture attentiste, où l’Europe paraît observer les évolutions internationales avant de s’engager plus fermement.
De plus, l’adhésion de la Géorgie à l’Union européenne soulève également des questions liées à l’OTAN, puisque celle-ci entraînerait une intégration quasi-automatique dans l’alliance militaire. Cette perspective confronte l’UE au dilemme d’un possible affrontement direct avec la Russie, une situation délicate dans le contexte actuel. Cependant, l’avenir de l’OTAN lui-même reste incertain, avec des interrogations sur son rôle futur à l’orée de la Présidence Trump, et sur l’éventualité d’une armée européenne indépendante. Ces incertitudes freinent toute prise de décision stratégique concernant la Géorgie.
Donc, plutôt que de s’exposer à une confrontation avec la Russie ou de risquer une perte totale d’influence, je crois que l’Union européenne a opté pour une approche prudente. Elle cherche à maintenir une certaine emprise sur la Géorgie sans s’impliquer outre mesure, laissant la situation évoluer tout en évitant des choix précipités et irréversibles.
Seul l’avenir nous dévoilera la configuration finale de ce jeu de pouvoir autour de la Géorgie, petit pays, mais pas des moindres.
Source: Investig’Action
[1] La commission électorale a confirmé la victoire du Rêve Georgien fin octobre après le recomptage d’environ 12% des bureaux de vote et 14% des bulletins. [NDLR]
[2] Le parti « conservateur » est pour sa part franchement pro-russe et anti-occidental, se définit comme anti-woke, traditionnaliste et pro-social. [NDLR]
[3] Les régions d’Abkhazie et Ossétie du Sud ont toutes deux fait sécession de la Géorgie en 1992 et sont considérées par cette dernière, le Conseil de l’Europe, les Nations Unies et la majorité de la communauté internationale comme des territoires géorgiens occupés par la Russie depuis la fin de la guerre russo-géorgienne de 2008. [NDLR]
[4] Ajoutons que de nombreux Géorgiens ont émigré en Russie et entretiennent leur famille restée au pays. Ce qui pèse également sur les choix politiques de la Géorgie qui ne perçoit plus l’Occident comme un Graal et considère la Russie comme une solution économique alternative. [NDLR]