3 questions à Véronique Clette-Gakuba sur le féminisme décolonial

A la veille de l'event « Kimpa Vita et ses héritières », organisé ce samedi à Charleroi par trois associations en partenariat avec le Musée de l'Afrique, la Docteure en sociologie analyse cette mise à l'honneur belge de Kimpa Vita, résistante anticoloniale du Royaume Kongo, et les enjeux sociopolitiques actuels. Trois questions à Véronique Clette-Gakuba.  


Investig’Action : En quoi l’évènement autour de Kimpa Vita est-il important ? Donner son nom à un parc et statufier cette figure historique du royaume Kongo – largement inconnue de la majorité des Belges, afro-descendant.e.s ou non – ne relève-il pas d’une habile récupération politicienne, d’un « ravalement de façade décolonial » à bon compte, d’une « opération de marketing » sans lendemains ? 

Véronique Clette-Gakuba : C’est toujours le risque. Il est très fréquent que des images-symboles se retrouvent mobilisées par des autorités ou des partis politiques dans l’espace public pour tenter de se montrer progressiste sur une réalité, celle du racisme anti-Noir, qui, depuis des siècles, ne bouge pas, n’est absolument pas traité à la hauteur du problème.

Le surlendemain du rassemblement Black Lives Matter à Bruxelles, on se souvient du MR qui n’a pas hésité à orner la façade de son siège d’une grande photo de Martin Luther King Jr alors que 2 ans plus tard c’est ce parti (avec l’OPEN-VLD, le CD&V et la N-VA) qui fait échouer la commission sur le passé colonial de la Belgique en refusant que le gouvernement belge s’excuse pour les crimes commis pendant la période coloniale.

Dans le cas de Kimpa Vita qui va donner son nom à un parc à Charleroi, lequel va accueillir une statue à son effigie, c’est bien sûr différent car il y a cette matérialisation, c’est-à-dire une référence que l’on inscrit durablement dans l’espace public. C’est clairement une autre démarche. Néanmoins je pense que la question de la récupération se pose. Après tout, même si je pense qu’il y a de quoi se réjouir, cela ne mange pas de pain de renommer un parc et d’y mettre la statue d’un personnage féminin historique.

Selon moi, il s’agit de ne pas perdre le fil qui relie les différentes problématiques qui font le déni colonial et perpétue le racisme aujourd’hui. Par exemple, il serait regrettable que cette initiative ne soit pas accompagnée de l’inscription de la lutte et de l’histoire de Kimpa Vita dans le programme d’enseignement. Et à ce moment-là, la question importante sera celle de « qui parle (qui est autorisé à parler ?) » et comment est-ce qu’on en parle ? Il serait par exemple intéressant de faire un parallèle entre Kimpa Vita et Simon Kimbangu qui est aussi un personnage prophétique et anticolonial et qui, lui aussi, s’est fait condamné à mort par l’autorité coloniale, belge, cette fois-ci.

Ces dernières années, plusieurs statues de femmes africaines ont été érigées dans différentes villes européennes. Je pense notamment à la statue de Mary Thomas (a mené une révolte en 1878 contre le colonialisme danois aux Caraïbes) à Copenhague et à celle de Mary Seacole (infirmière jamaïcaine qui a soigné les soldats de l’armée britannique pendant la guerre de Crimée) à Londres. A nouveau, je pense qu’il faut se réjouir mais cet attrait soudain pour des figures de femmes noires me fait penser aussi à un phénomène de récupération. Cela saute aux yeux, je dirais, quand on sait les difficultés à obtenir un hommage officiel pour des figures masculines (je pense notamment à Patrice Lumumba ou aux combattants de la Force Publique congolaise). Selon moi, le risque est  celui d’une opération qui, en alliance avec le féminisme universaliste (blanc), pense pouvoir faire d’une pierre, deux coups : rendre hommage à des femmes noires et s’acquitter ainsi de la question du contentieux colonial.

Evocation de Kimpa Vita, prophétesse du 18ème siècle au Royaume Kongo (territoire précolonial africain comprenant les actuels RDC, Congo-Brazzaville, Angola et Gabon). Fierté de l’identité noire et porteuse d’une foi émancipatrice sous l’oppression coloniale portugaise, Kimpa Vita fût brûlée vive sur un bûcher.


Investig’Action : Le combat féministe évolue toujours sur un fil entre reconnaissance/intégration institutionnelles et violents rejets conservateurs. Honorer ce samedi Kimpa Vita va-t-il, demain, renforcer la lutte féministe et anticoloniale ou, au contraire, alimenter la rage de ses détracteurs sexistes et racistes ?

Véronique Clette-Gakuba : C’est très difficile à dire. Je pense que ce sera probablement les deux. La mise en visibilité d’un personnage comme Kimpa Vita qui est aussi puissant que méconnu par la plupart des Belges, va sans doute susciter une curiosité et un intérêt pour la place des femmes africaines, qui sont nombreuses, dans les luttes anticoloniales. Les organisatrices (I SEE YOU, Belgian Entreprenoires et aFreeKam), qui sont à l’initiative du projet de la statue, ont eu la bonne idée d’honorer des femmes noires d’aujourd’hui qu’elles considèrent comme les héritières de Kimpa Vita. Il y a donc cette idée de nourrir la lutte féministe décoloniale en lui donnant des repères historiques. 

A côté de cela, il faut pouvoir s’attendre à ce que la statue de Kimpa Vita fasse l’objet de vandalisme. Cela s’est notamment passé à Bordeaux en 2021, la statue de Modeste Testats (femme éthiopienne réduite en esclavage à Saint-Domingue au XVIIIème siècle) a été recouverte de peinture blanche. L’invention du « wokisme » par les mouvements conservateurs a des effets très forts aujourd’hui et les initiatives qui cherchent à faire avancer les combats liés aux inégalités de genre et aux inégalités raciales sont très vite disqualifiés. On ne peut pas négliger ce point.

Parlant de « wokisme », j’ai tendance à penser qu’il cible de manière plus virulente la lutte antiraciste décoloniale que la lutte féministe. En tout cas, ses attaques à l’endroit des luttes décoloniales fonctionnent à ravir dans le sens où elles se retrouvent ainsi, majoritairement, disqualifiées. Sur la question des monuments coloniaux, pour rester dans le sujet, les accusations « anti-woke » disant que ces luttes cherchent à « effacer l’histoire » sont éminemment disqualifiantes et, souvent, relayées en tant que telles par les médias mainstream.

Le militantisme féministe, lui, reçoit un fort soutien institutionnel. C’est tant mieux, mais il absorbe les mouvements afroféministes par la même occasion. Selon moi, c’est une autre forme de récupération : par exemple, au lendemain des manifestations Black Lives Matter ayant posé le problème des violences policières, il est remarquable que ce soit finalement l’afroféminisme qui se soit retrouvé le plus plébiscité par les organisations institutionnelles, plus enclines à penser le sexisme que le racisme.

Or, le sexisme et le racisme, ne sont pas des questions qui s’additionnent : elles sont différentes. A propos des espaces publics, pour à nouveau rester dans notre sujet, une approche genrée aborde des questions d’accès et de sécurité (l’impact des aménagements ou des pratiques sexistes sur l’accès des femmes à l’espace public). Si on est sur la question de la discrimination raciale, il y a des enjeux d’accès du même ordre – qui touchent les femmes et les hommes noirs – mais il y a également des questions de territoire avec des quartiers entiers qui sont menacés dans leur existence (je pense notamment au quartier Matonge, à Bruxelles, mais aussi autour de la gare du midi).

L’enjeu du féminisme décolonial est, selon moi, de ne pas voir son approche réduite et calquée sur les agendas du féminisme universaliste.
  

Investig’Action : A l’heure où les coalitions gouvernementales de droite et d’extrême-droite dominent l’Europe – Belgique comprise -, honorer et statuer des personnages comme Kimpa Vita peut apparaître comme une tentative minoritaire et désespérée, à contresens de « l’air du temps » sexiste et colonialiste. Qu’en pensez-vous ? 
  

Véronique Clette-Gakuba : C’est vrai, cela semble parfois peine perdue. Et nous sommes dans une période extrêmement morose… Les votes majoritairement à droite ne donnent vraiment pas beaucoup d’espoir par rapport à l’avenir de l’Europe et son rôle dans le monde. Si on évalue les mouvements décoloniaux à l’échelle des états nationaux dans lesquels il sont inscrits, bien sûr ils sont minoritaires et paraissent anecdotiques au niveau de leur pouvoir d’influence. Mais cette échelle est, en partie, factice puisque les mouvements antiracistes, décoloniaux et féministes existent à une échelle mondiale.

C’est sans doute une des caractéristiques des montées de l’extrême droite : ce renfermement sur les frontières des états et par la même occasion la neutralisation des mouvements décoloniaux qui se jouent notamment dans les liens entre les diasporas africaines et le continent africain. Cette dynamique, c’est une force transnationale que les états essaient de contenir. Sur la question des restitutions des artefacts culturels pillés pendant la colonisation, il est clair que la Belgique cherche à tenir séparer les mouvements qui viennent du continent et ceux qui viennent de la diaspora.

Vu l’existence de cette échelle transnationale, je pense qu’il est important de saisir que ce type d’initiative n’est pas minoritaire et donc elle va résonner (ce qui est déjà le cas puisqu’il y a des liens avec Kinshasa). Mais vous avez raison, à l’échelle nationale cette initiative s’inscrit dans une période de backlash. A Bruxelles, par exemple, on attend toujours l’application des recommandations sur la décolonisation de l’espace public (voir rapport 2022). Je pense notamment au très beau projet directement inspiré par l’artiste Laura Nsengiyumva, qui consiste en la fonte de la statue de Léopold II (place du Trône à Bruxelles) et la réalisation d’un monument aux morts avec la matière fondue.

A mon avis, ce qu’il faut pour garder un cap, c’est arriver à se représenter ce contexte sociopolitique qui se situe à plusieurs échelles. Faire l’effort de reconnaître l’existence d’un mouvement qui évolue, de manière erratique, entre des puissances de transformation et de pensée situés et un marasme de rapports de forces défavorables avec lesquels ces puissances se débattent. Il est nécessaire d’être politiquement attentifs à cela.


Propos recueillis par Olivier Mukuna

Source : Investig’Action

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