Trois questions à Ludo De Witte sur le discours du Roi Philippe au Congo

En visite officielle au Congo, le Roi Philippe a exprimé ses regrets sur le passé colonial. Le spécialiste Ludo De Witte nous explique l’impact de ce discours et pourquoi ces regrets, sans les excuses, interviennent maintenant, alors que la région des Grands Lacs attise les appétits. Si le discours du Roi marque une certaine avancée, Ludo De Witte nous explique aussi pourquoi l’État belge est encore loin d’avoir tiré les leçons du passé: quid du néocolonialisme?

 

En visite officielle au Congo, le Roi Philippe a prononcé un discours au cours duquel il a réaffirmé ses “plus profonds regrets pour ces blessures du passé” en référence à la colonisation. Quel est l’impact de ce discours?

Ces regrets n’ont rien de nouveau, le Roi les avait déjà formulés dans une lettre au président congolais il y a deux ans. Il n’a donc pas franchi le pas vers des excuses. La différence est importante. Les regrets, c’est quelque chose que l’on constate d’un point de vue moral. En revanche, les excuses impliquent une responsabilité concrète de celui qui les exprime. Et c’est un pas que les autorités belges ne veulent pas franchir pour plusieurs raisons. Tout d’abord, des implications financières, avec des demandes de réparation, pourraient être déduites d’une telle reconnaissance. Par ailleurs, des excuses terniraient l’image que la Belgique veut se donner en Afrique centrale. Bien que l’État belge a des crimes importants sur la conscience, des excuses pourraient sonner comme une défaite idéologique et politique, alors qu’il veut garder l’image de cette grande démocratie qui est là pour aider les peuples africains.

Il y a tout de même un élément nouveau dans ce discours: le Roi a fait une critique systémique de la colonisation, expliquant qu’elle était basée sur l’exploitation et la domination. C’est un pas en avant, car jusqu’à maintenant, une telle critique n’était pas acceptable pour la Belgique officielle. Elle reconnaissait tout au plus les mauvais côtés de l’époque léopoldienne, mais elle présentait toujours la colonisation belge comme un avancement.

D’une certaine manière, le discours du Roi marque donc un tournant. La Belgique s’apprête par ailleurs à restituer la dent – seule relique – de Patrice Lumumba plus de 60 ans après son assassinat. Pourquoi ces événements surviennent-ils maintenant? Du Tchad à la Somalie en passant par le Mali ou encore l’Éthiopie, l’Afrique semble de plus en plus traversée par de nouvelles tensions impliquant des puissances étrangères. La Belgique essaie-t-elle de se positionner?

Les regrets du Roi, la restitution de la relique de Lumumba, la nouvelle législation sur la restitution des collections coloniales ou encore la création d’une commission parlementaire sur le passé colonial… Tout cela n’aurait pas eu lieu sans les grandes mobilisations en Europe et aux États-Unis qui ont suivi la mort de George Floyd. En Belgique, nous avons connu un moment pivot avec la manifestation Black Lives Matter qui, en juin 2020, avait rassemblé près de 10.000 personnes à Bruxelles malgré la pandémie. Ça a bousculé le monde politique belge et ça a provoqué des débats au Parlement, débats qui ont débouché sur la commission parlementaire consacrée au passé colonial.

Par ailleurs, la Belgique souhaite défendre ses intérêts dans cette région très stratégique des Grands Lacs. Le discours du Premier ministre Alexander De Croo est très clair à ce sujet, il a parlé d’augmenter l’assistance militaire au Congo. La Belgique est inquiète des tensions qui montent entre le Congo et son voisin rwandais qui extrait illégalement des matières premières dans la région du Katanga. La Belgique craint que ces tensions conduisent à un conflit ouvert. De son côté, le régime rwandais est fortement soutenu par les États-Unis. Et au Burundi, on vient de découvrir des matières premières très rares et stratégiques. Si bien que Washington a retiré de sa liste noire toute une série de dignitaires burundais. C’est dans ce contexte de tensions et d’appétits aiguisés que la Belgique veut augmenter son assistance militaire au Congo. Évidemment, l’impérialisme se soucie peu de la démocratie et des droits de l’homme. Mais il a besoin de stabilité. C’est pourquoi il s’accommode très bien du régime de Tshisekedi qui n’a pas été élu par le peuple congolais et qui est un régime prédateur accaparant les richesses du pays comme Mobutu par le passé.

C’est à ce régime que la Belgique veut restituer la relique Lumumba comme une patate chaude. On savait depuis les années 90 que cette relique était chez nous, personne n’avait rien fait pour la restituer ou la récupérer. Ce n’est qu’en 2016, lorsque j’ai porté plainte pour recel, qu’il y a eu des perquisitions et que la dent de Lumumba a été récupérée. On ne veut pas garder ça dans une boîte d’archive, donc la Justice belge veut s’en débarrasser. Sur cette affaire, le régime congolais a une attitude ambivalente. D’un côté, il compte de nombreux anti-lumumbistes. Ce n’est pas un régime qui veut prendre comme fil conducteur tout ce que représente Lumumba: pour une vraie indépendance, avec un gouvernement sain et démocratique qui défend les intérêts de la nation et du continent avant tout. Mais d’un autre côté, Lumumba étant une icône pour tout le continent africain, Tshisekedi veut se couvrir de son manteau nationaliste et parle d’ériger un mausolée. Mais on sent bien que le régime n’est pas très chaud.

N’y a-t-il pas une forme d’hypocrise à voir le Roi Philippe exprimer ses regrets sur le passé sans en tirer des leçons pour le présent? Le néocolonialisme n’a-t-il pas remplacé le colonialisme? La Belgique n’est-elle pas encore impliquée dans le pillage incessant des richesses du Congo?

En Belgique, la colonisation a déjà fait l’objet de critiques officielles. Mais ce qui manque, c’est une analyse de la décolonisation. Lors de la commission parlementaire sur le passé colonial, j’ai déclaré qu’il fallait avoir le courage politique de s’y attaquer. Car très clairement, on a décolonisé pour néocoloniser après. En effet, avant l’indépendance du Congo, l’État belge a mis toute la machinerie en place pour garantir la continuation de l’exploitation des richesses. C’est passé notamment par la formation des officiers de l’armée, très réactionnaires, qui devaient tenir Lumumba en échec. Il y a aussi eu l’élimination des lumumbistes entre 1960 et 1965. Ça a permis d’instaurer la dictature néocoloniale de Mobutu. C’était ça, le but. Il fallait continuer d’exploiter les richesses derrière une façade noire, c’est-à-dire derrière des dirigeants africains. C’est pour le même objectif que Rwagasore a été liquidé au Burundi et qu’une dictature a également été installée au Rwanda. Mais quand on voit le rapport des experts de la commission parlementaire sur le passé colonial, on ne touche pas à tous ces problèmes de la décolonisation. C’est seulement mentionné à travers quelques lignes. Il y a pourtant beaucoup d’analyses sur cette période, notamment dans mes livres. C’est effectivement un aspect qu’il faut prendre en compte si on veut vraiment tirer les leçons du passé.    

 

Source: Investig’Action

Photo: Michael Thaidigsmann (Wikimedia Commons – CC)

 

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