Au pouvoir depuis 2005, la chancelière allemande Angela Merkel s’apprête à rempiler pour un quatrième mandat. Mais, avec 33 % des voix, sa CDU-CSU enregistre une perte de 8,6 % par rapport à 2013. C’est même son score le plus bas depuis 1949. Idem pour les sociaux-démocrates du SPD, pourtant deuxièmes avec 20,5 %. L’AFD, parti d’extrême droite, réalise par ailleurs une percée historique et apparaît comme le grand vainqueur de ce scrutin, passant devant les partis de gauche Die Linke et les Verts. Alors que le modèle économique allemand est régulièrement encensé, comment expliquer la déconvenue des partis au pouvoir ? Quel impact pour l’Union européenne ? Ancien rédacteur en chef de la revue Etudes Marxistes, Herwig Lerouge analyse pour nous les résultats de ces élections allemandes.
De l’extérieur, l’Allemagne est une grande puissance dont l’économie tourne bien. Le modèle allemand est souvent cité en référence. Comment expliquez-vous dès lors que le parti d’Angela Merkel enregistre son plus mauvais score depuis 1949 ?
Avant les élections, les sondages rapportaient que les deux plus grandes préoccupations des Allemands étaient d’une part le fossé grandissant entre riches et pauvres, et d’autre part l’accueil des réfugiés. Or, sur ces deux questions, la CDU/CSU a déçu beaucoup d’électeurs.
En effet, le miracle allemand n’est pas vraiment miraculeux pour tout le monde. Les statistiques montrent qu’il y a peu de chômage, mais 10 % de la population active n’arrive pas à joindre les deux bouts. 30 % des retraités doivent arrondir leurs fins de mois avec des petits boulots sous-payés. 40 % des travailleurs gagnent moins qu’en 1995. Pour cette catégorie de la population, il n’y a pas de miracle allemand. Par ailleurs, le pays n’a jamais compté autant de millionnaires !
Ensuite, il y a l’accueil des réfugiés. L’Allemagne est confrontée à un problème démographique. Le manque de main-d’œuvre exerce une pression sur le marché du travail et tend à faire grimper les salaires. C’est la raison pour laquelle Merkel a accueilli autant de réfugiés. Il n’y a rien d’humaniste. Mais cette décision a créé des divisions, jusqu’au sein des alliés traditionnels de Merkel. Par exemple, le ministre-président de Bavière, Horst Seehofer, a adopté une position anti-migrants. Il a même reçu le Premier ministre hongrois, Viktor Orban. Mais cette position n’a pas profité à l’alliance CDU/CSU qui n’a recueilli que 38,8 % des voix en Bavière, alors qu’elle était habituée aux majorités absolues dans cette région. Les électeurs bavarois sensibles aux idées d’extrême droite ont préféré voter directement pour l’AFD.
Justement, partout en Europe, les politiques d’austérité et les conditions de travail de plus en plus difficiles favorisent l’émergence de partis “anti-establishment”. Tantôt à droite, tantôt à gauche. En Allemagne, pourquoi la situation a-t-elle davantage profité à l’AFD qu’à Die Linke, le parti de gauche radicale ?
Au départ, l’AFD était un parti assez modeste composé notamment de professeurs et de petits industriels. Ils revendiquaient un nationalisme économique avec le retour au mark. Ils estiment que l’Allemagne contribue trop à l’Union européenne. Cela reflète une division au sein de l’économie allemande. Il y a les grandes multinationales, tournées vers l’exportation, qui ont intérêt à maintenir des salaires bas. Mais il y a aussi des entreprises dont la production est davantage tournée vers le marché intérieur. Celles-là sont pénalisées par l’érosion du pouvoir d’achat des Allemands. Ces entreprises ne sont donc pas favorables à une immigration massive qui comprime les salaires[1]. Pour cette campagne électorale, l’AFD a ainsi disposé de beaucoup de moyens. Sponsorisé par un establishment relativement anonyme, le parti a reçu des millions d’euros. Il a en outre été infiltré par des éléments d’extrême droite qui ont mis en avant le thème de l’immigration. Si bien que la co-présidente de l’AFD, Frauke Petry, a démissionné après les élections pour dénoncer le virage néo-nazi que prenait son parti.
De son côté, Die Linke n’a pas pu profiter de la situation, car il n’apparait plus vraiment comme un parti anti-establishment. Le mouvement est traversé par un courant pro-gouvernemental qui a mené la campagne électorale en misant sur une alliance de gauche avec les sociaux-démocrates et les Verts. Avant les élections, Die Link a donc tenu des positions très modérées sur une série de thèmes comme le bilan du SPD ou les guerres à l’étranger. Même lorsque les sondages annonçaient des résultats catastrophiques pour les sociaux-démocrates, écartant la possibilité mathématique d’une alliance de gauche, Die Linke continuait à se profiler pour le pouvoir. De plus, ce mouvement participe à bon nombre de gouvernements locaux en Allemagne de l’Est. Et il ne mène pas une politique vraiment différente des partis de l’establishment. Ajoutons à cela que les conditions économiques sont encore plus difficiles dans l’Allemagne de l’Est, avec un taux de chômage supérieur de 20 %. Beaucoup d’électeurs ont par conséquent préféré se tourner vers le parti qui leur semblait vraiment anti-establishment, l’AFD. Sauf que ce parti ne l’est pas.
Le SPD a annoncé qu’il ne gouvernerait pas avec Merkel. La chancelière va donc devoir former une coalition inédite avec les libéraux et les Verts. Cette nouvelle alliance pourrait-elle avoir des conséquences au niveau de l’Union européenne ?
Je ne pense pas que cela va fondamentalement changer les choses. La CDU/CSU aura toujours les cartes en main et pourra définir la ligne politique que les libéraux et les Verts devront suivre. Le plus grand changement viendra sans doute des Etats-Unis. Si Donald Trump s’engage sur la voie protectionniste, l’Union européenne devra prendre davantage son destin en main et devenir plus autonome. Comme elle l’avait fait contre Bush lors de la guerre d’Irak, l’Allemagne se positionnera en modèle de l’anti-trumpisme. Cette évolution, déjà amorcée, aura plusieurs conséquences. Il va falloir construire une armée européenne. Emmanuel Macron vient de le rappeler et l’Allemagne reste favorable à cela. Les relations avec la Russie pourraient également évoluer. L’establishment allemand est déjà divisé sur la question. Une partie a l’habitude de commercer vers l’Est et s’oppose aux sanctions contre Moscou. Enfin, l’Allemagne va certainement vouloir développer une approche commune pour la Chine. Actuellement, chaque pays européen commerce de son côté avec Pékin en essayant de tirer un maximum de profit. La grande Allemagne voit d’un mauvais œil que ses petits frères européens lui raflent des contrats. Merkel veut donc développer une approche commune au sein de laquelle l’Allemagne tiendra le leadership.
[1] NDLR: Comme aux Etats-Unis où l’élection de Donald Trump reflète une division de l’élite. La plupart des grandes multinationales soutenaient Hillary Clinton. Mais la mondialisation néolibérale ne profite pas à toutes les entreprises US. Celles victimes des délocalisations, de la sous-traitance à l’étranger et de la baisse du pouvoir d’achat sur le marché intérieur ont soutenu Donald Trump. Voir notre livre Le Monde selon Trump.
Source: Investig’Action