3 questions à David Jamar sur le premier tour des législatives

Deux jours après « le séisme électoral » -  pour reprendre l'expression naturaliste et dépolitisée des médias mainstream - propulsant le RN à une encablure des commandes du gouvernement français, le sociologue David Jamar (UMons) se livre à un exercice détesté par la plupart des commentateurs audiovisuels hexagonaux : l'analyse sociopolitique pertinente venue de Belgique. Trois questions à David Jamar.       


Investig’Action : Comment analysez-vous ce premier tour des Législatives françaises ? A-t-on évité « la catastrophe » ou le Rassemblement National (RN) a-t-il déjà « une main » sur l’Exécutif ?  

David Jamar : Je l’analyse tel un citoyen belge qui regarde avec étonnement les échanges français ; ce qu’ils et elles nomment « République », « communautarisme », « racisme ». Bien entendu, nous avons des équivalents discursifs en Belgique, mais, pour le meilleur et – j’insiste – pour le pire, sans ce sens autoproclamé aussi poussé de la part des élites belges quant à l’importance mondiale ou civilisationnelle de ces mots… La première tentation est d’en sourire mais c’est un mauvais réflexe et ce, pour plusieurs raisons.

D’une part, parce que, quoiqu’ils en pensent, les Français sont des Européens. Ils votent dans de nombreux pays européens et ces votes s’influencent réciproquement, chacun de ses pays avec ses particularités historiques, ici la République. D’autre part, parce que l’indifférence au sort des « descendants de l’immigration postcoloniale », autrement dit : des Noirs et des Arabes de France, fait partie du problème de ce qu’on peut appeler une insensibilité blanche constitutive de la catastrophe européenne.

Vous parlez de « catastrophe ». Elle est en cours depuis de nombreuses années. Ce n’est pas tant qu’il y ait maintenant à diagnostiquer une catastrophe qui aurait rompu avec un long fleuve tranquille, celui d’un Paradis Perdu, celui des « jours heureux » pour reprendre le slogan fantasmé du secrétaire national du PCF Fabien Roussel (battu dès le premier tour, d’ailleurs). Non, il s’agit plutôt de spécifier cette catastrophe-ci dans une série d’autres. Toutes ont en effet leur spécificité.

De nombreuses analyses peuvent être faites. Je me contente, ici, de relever quelques points peut-être moins audibles chez les commentateurs et politologues. Tout d’abord, il n’y a pas de raison de réduire le vote d’extrême-droite à un vote purement « négatif », de « rejet ». Ce vote se constitue comme autant d’affirmations racistes qui parviennent à communiquer avec les appels divers à la « défense de la civilisation », voire d’une « écologie » où l’Européen blanc pourrait déployer son supposé « mode de vie ».

Toute une série d’éléments doivent pouvoir disparaître ou se fondre (ce qui revient au même) dans le paysage. Et s’il y a bien un vote populaire (blanc) d’extrême droite, si Jordan Bardella insiste sur le pouvoir d’achat, il s’agit moins d’une lutte contre la pauvreté ou même contre les inégalités (entre blancs), que d’un désir de maîtrise qui se manifeste dans une « lutte » supposant de multiplier les « ennemis », les « bobos », l’action syndicale, mais aussi principalement les dégénérés » , ces éléments « sauvages » à expurger, et plus encore lorsque ces derniers osent parler, s’exprimer politiquement.

Après avoir remporté le 1er tour des Législatives, avec près de 34% des voix, le duo Le Pen – Bardella sollicite les Français pour que le RN obtienne la majorité absolue au second tour, le 7 juillet.



Il ne faut malheureusement pas sous-estimer la matrice identitaire de ces courants de pensées et d’affects qui mène au vote d’extrême-droite. Bien entendu, les conditions de destructions de relations sociales, les kilomètres carrés de vies pavillonnaires, facilitent la construction de ce désir. L’écrivain Pier Paolo Pasolini l’avait d’ailleurs diagnostiqué à propos de l’Italie et anticipé les formes de néofascisme. 

Mais l’une des particularités de l’époque et de cette catastrophe-ci réside, non pas dans la fabrication européenne du sauvage ou du barbare – toute l’histoire coloniale en atteste – mais dans le sentiment conjoint d’une suprématie en danger. Autrement dit : voilà que « le phare de l’Humanité » n’impressionne plus et que cela se sait.

Les effritements sont géopolitiques – et on ne peut qu’interpréter de la sorte la haine que suscite le soutien à la résistance palestinienne – mais également écologiques, voire économiques. Ils sont également religieux. La stabilité sur laquelle se pensait l’Europe, lui permettant une version paternaliste de son racisme, n’est plus un sentiment partagé. Celui-ci a laissé la place, comme lors des décolonisations, à une version revancharde luttant alors contre le « grand remplacement ». L’ensemble de ces affects sont loin d’être l’apanage des seuls électeurs et cadres du RN…

Concernant la soirée électorale proprement dite, heureusement, les résultats des élections françaises donnent d’abord les scores des espaces colonisés. En Nouvelle Calédonie, il me semble que les listes indépendantistes progressent et dans d’autres territoires que la métropole nomme « Outre Mer » (sic), les résultats de la gauche sont bons. En fin de soirée électorale, en regard de ces résultats, ce que la presse française et la gauche nomment « les quartiers populaires » donnent également des scores impressionnants à la gauche, plus particulièrement à La France Insoumise (LFI) et plus précisément encore à une série de candidates et de candidats – non blancs – actifs dans le spectre de l’antiracisme politique.

Il semble donc bien que ce sont ces mouvements qui permettent de résister au RN, qui parviennent à influer sur les thématiques de campagne, à analyser le fait racial et à y répondre.

Bien entendu, ces mouvements n’ont pas bonne presse auprès des commentateurs ou des cadres de droite, centristes et d’une bonne partie de la gauche, car ce qu’ils remettent en cause est plus profond qu’une affaire de défense morale de « la République » contre les périls qui la guettent. Non, ces courants forcent à traiter les questions qui constituent l’écologie de l’extrême droite, à commencer par un refus de la disparition dans les eaux de l’universalisme français.

Investig’Action : Durant les 3 semaines de campagne électorale, le racisme structurel / systémique – l’un des moteurs du vote RN – a peu été évoqué, très souvent escamoté, dans les médias mais aussi par plusieurs candidats du Nouveau Front Populaire (NFP), pourtant premiers adversaires politiques du RN : qu’en pensez-vous ? La lutte contre le racisme, en France, relèverait-elle désormais du même défaitisme qu’on peut observer avec la lutte contre le réchauffement climatique (prises de mesurettes, ici et là, mais rien n’est radicalement entrepris contre sa croissance et ses dégâts meurtriers) ?    


David Jamar : Oui, c’est exactement cela et c’est exactement cela aussi qui amplifie cette catastrophe-ci. Même si la lutte contre « les racismes » (antisémitisme, islamophobie) est bien présente dans le programme du NFP, je ne pense pas y avoir vu une mention de la négrophobie. A La France Insoumise (LFI), certain.es candidates – pas tous – l’ont en revanche porté et sont parvenus à d’excellents résultats électoraux d’ailleurs.

Autre exemple, en Belgique. Le soir même des élections françaises, sur la chaîne privée RTL-TVi, l’ancien gardien de foot, belgo-italien, Silvio Proto, commentait l’alors futur huitième de finale France-Belgique de l’Euro. Sans être politologue, il a tenu les propos suivants au sujet de la comparaison Mbappé / Platini – Michel Platini occupant, selon un autre commentateur, une place plus grande « dans le cœur des Français » : « Pour Kylian Mbappé, je veux rien dire mais c’est peut-être une question de couleur de peau, avec ce qui se passe… ». Face aux levées de protestations, l’ex-gardien est passé à autre chose. Il n’empêche, il semble que, vu des terrains de foot belges, des évidences s’imposent.

Plus loin dans le passé, l’écrivain afro-américain James Baldwin avait déjà insisté : la parole ou l’acte raciste n’a pas besoin de raison ; elle n’a pas besoin d’apparaître comme liée à une quelconque réalité : elle la fabrique. C’est en cela qu’elle rend fou. Et l’un des aspects de cette folie est en effet de ne pas en faire le diagnostic lorsqu’il s’agit de lutter contre l’extrême-droite. Dans les premiers commentaires de la soirée électorale française, cette absence du fait raciste était criante. On pouvait même croire que le principal risque porté par le RN concernait avant tout « les institutions de la République »; le fait de ne pas avoir de solutions « réelles » sur toute une série de questions ; de ne pas pouvoir expulser les « Syriens » ; d’avoir un programme irréalisable, avec quelques allusions tout de même au « droit du sol », y compris sous Louis XIV, puis sur le danger pour les institutions européennes, etc.

On aurait dit, comme dans un mauvais dîner de famille aisée, qu’il fallait absolument ne pas parler de la question évidente. Mais est-elle évidente pour ces analystes et médias ? Ce n’est pas sûr du tout. Certes, le racisme, c’est mal, mais finalement « on n’est pas raciste » ou encore « je ne peux pas croire que 33% des Français soient racistes », sous-entendant une marginalité du phénomène. Or, l’expérience quotidienne de millions de personnes noires et arabes en France ne va pas dans ce sens ; qu’il s’agisse des morts par la police, des humiliations à l’embauche, de la question du logement, de l’enseignement, jusqu’à la représentation dans l’espace médiatique et académique.

Depuis les écrits du sociologue Abdelmalek Sayad, on sait que se présenter comme « non raciste » – en prévention de la furie qui se déclenche lorsque l’on se voit affublé du qualificatif – est une donnée de l’identité républicaine française. Pour résumer : colon, oui ; mais raciste, non. C’est donc pouvoir être traité de raciste qui mettrait en péril le pacte républicain.

C’est sans doute de la sorte qu’il faut comprendre les inversions – que je suis forcé de qualifier de perverses – qui retournent le « racisme » contre des candidates de La France Insoumise. Elles et ils peuvent être qualifiées de « communautaristes » (Bardella, LR et le parti présidentiel usent du même terme accusatoire), séparatistes (contre l’union française), et bien sûr « antisémites » au nom de leur soutien à une Palestine libre. Le keffieh qu’arborait Rima Hassan [député européenne LFI] à côté de Jean-Luc Mélenchon, le soir du résultats du 1er tour, en deviendrait le signe. Et cette construction fantasmée justifierait de préférer risquer voter pour un élu RN plutôt que pour telle ou tel élu LFI… au nom de la lutte contre le communautarisme et l’antisémitisme.



L’assurance avec laquelle cette stratégie s’affirme, sans se voir démentir par les journalistes, dénote une négation active du fait raciste en France. L’accusation de communautarisme masque d’ailleurs très mal une haine envers l’antiracisme politique et celles et ceux qui le portent, à savoir : des candidat.es non blanc.he.s, dont les figures les plus importantes se trouvent accusées et diffamées, par exemple Danièle Obono [élue, dès le 1er tour, dans la 17ème circonscription de Paris], Amal Bentounsi, [arrivée seconde avec 30 %, dans la 6ème circo de la Seine-et-Marne, derrière la candidate du RN (40 %) et qualifiée pour le second tour, avec une plus grande chance de l’emporter suite au retrait du candidat Divers droite (26%)], etc.

Je ne suis donc pas sûr du tout que la lutte contre le RN, du point de vue du parti présidentiel et de certaines franges de la gauche, soit profondément une lutte antiraciste.

De ce point de vue, on insiste pas assez sur le courage et le travail colossal nécessaires à celles et ceux qui portent ce combat, principalement depuis les dits « quartiers populaires », ainsi que sur les alliances qu’ils et elles s’obligent à faire pour éviter le pire. Car le « pire » s’intensifiera sur elles et eux et, quelles que soient les alliances difficiles à vivre, elles et eux ont un intérêt prioritaire à un recul du RN : aucune position expérimentale radicale-chic – du style : que le RN essaie de gouverner, ils se planteront et la rue répondra – ne peut les satisfaire. Car la victoire RN amplifie également une plus grande libération des actes et paroles racistes, des imaginations légales visant à faire disparaitre les « barbares » du paysage.

Par conséquent, comme on l’observe en Belgique, là où l’antiracisme est organisé, la droite progresse moins. Cet énoncé reste encore à vérifier dans tous les cas de figure. Cependant, c’est peut-être moins la naturalité d’une opposition ville/campagne, que cette opposition-là, politique, qu’il s’agit de travailler, y compris au sein des classes dites « populaires ».


Investig’Action : Au lendemain du second tour – que le RN emporte ou non la majorité absolue -, comment appréciez-vous le rôle et les marges de manoeuvre des forces progressistes et antiracistes dans une France toujours plus à droite et majoritairement raciste ? 


David Jamar : Je pense que le travail de l’antiracisme politique a été impressionnant, en France comme à Bruxelles. Nous avons affaire à des questions semblables en Belgique où la N-VA [droite radicale flamande] apparaît comme un rempart du gagnant électoral Vlaamse Belang [extrême-droite flamande] ; où la rage « anti-woke » – quoi que veuille dire cette fabrication d’un ennemi – traverse le spectre politique ; notamment au MR [droite radicale francophone], mais également au sein de partis centristes. Face à cela, des campagnes antiracistes conséquentes ont permis des résistances, y compris électorales, à Bruxelles, mais aussi, dans une moindre mesure, à Gand.

L’agressivité de l’extrême-droite et de la droite qui se radicalise, se trumpise, ne laisse que peu de doutes : les visibilités des luttes décoloniales, des expressions noires et arabes, sont attaquées en raison de leurs victoires, même très partielles, de leur force d’organisation dans les quartiers et leur capacité à arracher – avec tous les obstacles bien réels que cela comporte – des espaces de pensée académiques, artistiques, éditoriaux.

En Belgique, la remise en cause du blackface (voir le travail de Zeye Nsengiyumva, du collectif Bruxelles-Panthères, de l’asbl Bamko-CRAN, etc.) et les citoyens morts entre les mains de la police sont des thèmes conjointement repris comme une « menace » par le Vlaamse Belang et la droite qui se radicalise. C’est aussi pour cela que le soutien à la résistance palestinienne est tant attaqué et diffamé ; en raison de la peur que suscitent ces forces, ces effractions dans les cercles politiques qui s’en pensaient immunisés.

En France comme en Belgique, c’est donc sur cela qu’il s’agit de travailler et d’insister, plutôt que de retourner dans la discrétion. Je ne vois pas d’autres perspectives réelles ; les alliances circonstancielles ne précèdent jamais l’organisation de politiques autonomes martelant ce qui comptent pour elles. 


Propos recueillis par Olivier Mukuna

Source : Investig’Action



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