Trois questions à Antonio Mota sur le deuxième tour des élections présidentielles au Brésil

Alors qu’une victoire possible de Lula au premier tour était annoncée, l’écart entre le candidat de gauche et Bolsonaro au premier tour des élections a été plus serré que prévu. Les résultats furent finalement de 48,4 % pour Lula et 43% pour Bolsonaro. Le deuxième tour aura lieu le 30 octobre. Le point sur les résultats du premier tour avec Antonio Mota, économiste et militant de gauche brésilien.

 

 Comment analyser les résultats de dimanche, sachant que même en cas de victoire de Lula au 2eme tour, le camp de Bolsonaro obtient une grande partie au sénat?

Le résultat de l’élection du 2 octobre a été ressenti avec frustration par la gauche. Le jour suivant a été marqué par une sensation de gueule de bois. Les sondages électoraux indiquaient que Bolsonaro obtiendrait environ 37 %, mais à la fin du dépouillement, son vote a atteint 43 %. Il y a eu une nette sous-estimation de l’intention de vote du camp Bolsonaro. Plusieurs facteurs permettent de comprendre cette différence entre les sondages et la réalité : historiquement, de nombreux électeurs brésiliens prennent leur décision dans les moments qui précèdent le vote. Certains électeurs qui s’identifient au centre et qui sont marqués par une forte opposition au Parti des travailleurs ont voté Bolsonaro pour éviter que l’élection soit décidée au premier tour et pour montrer un plus grand soutien au président. Il y a une difficulté des sondages à capturer la dynamique politique du Brésil ” profond “.

Un point important est que, d’un point de vue statistique, Bolsonaro a obtenu 1,8 million de voix de plus qu’en 2018. Tout cela après un gouvernement catastrophique, marqué par des coupes budgétaires consécutives dans l’éducation, la santé des femmes, les programmes visant à garantir les droits des LGBT, le démantèlement du service de protection de l’environnement et des droits des indigènes, la corruption – dont les investigations sont systématiquement bloquées par le gouvernement – et le négationnisme lors de la pandémie de Covid-19… La liste est interminable. Pourtant, il a quand même obtenu plus de voix que lors de l’élection précédente. Cette différence entre l’estimation et la réalité a eu un impact négatif sur le moral de la gauche. Cependant, il est important de dire qu’avec Lula, le vote de la gauche a énormément augmenté par rapport à 2018 : près de 26 millions de voix de plus.

Une analyse plus approfondie montre que le “bolsonarisme”, un mouvement politique conservateur, autoritaire et néolibéral, n’est pas quelque chose de temporaire. Ce mouvement ne s’est pas limité uniquement à 2018, lorsque Bolsonaro a remporté l’élection avec le soutien des médias, dans un contexte où Lula a été arrêté dans le cadre d’un processus juridique corrompu, dont le principal objectif était d’empêcher l’ancien président de participer à l’élection. Il est pertinent de souligner que le juge qui a arrêté Lula est devenu ministre dans le gouvernement Bolsonaro et a été récemment élu sénateur, défendant un programme d’extrême droite. Le bolsonarisme s’est approfondi et sera une force qui marquera la politique brésilienne dans les années, voire les décennies à venir. Même si Bolsonaro perd l’élection présidentielle, sa force politique restera active.
En ce qui concerne la composition du Parlement, le résultat a également frustré une partie de la gauche. Le parti de Bolsonaro, le Parti libéral, constitue le plus grand groupe parlementaire de la Chambre des députés avec 99 députés. L’extrême droite compte 158 députés. Une variable importante est le comportement des partis dits du “centre”, mais qui, en réalité, sont des partis opportunistes qui constituent toujours la majorité parlementaire du président élu, en échange de ministères et de postes dans la composition du gouvernement. Pendant le gouvernement de Bolsonaro, le centre a gagné beaucoup d’espace politique, ce qui a amené ces partis à soutenir principalement la réélection de l’actuel président. Cependant, il est tout à fait possible que, si Lula est élu le 30 octobre, ils forment également son gouvernement, comme ce fut le cas lors de ses mandats de 2003 à 2010. Le centre est donc une force capable d’influencer la formation du gouvernement et son programme législatif.

La progression de l’extrême droite au Sénat est inquiétante. À partir de 2023, le parti de Bolsonaro aura 13 sénateurs et de manière plus générale, l’extrême droite aura 25 sénateurs. Le centre comptera 43 sénateurs. Ainsi, s’il est réélu, Bolsonaro aura plus de facilité à approuver des projets controversés tels que la destitution des juges de la Cour suprême, qui passe par le Sénat. En tout cas, ce que nous voyons, c’est que le centre aura également un grand pouvoir politique dans cette chambre du parlement, pouvant exiger des concessions de la part de l’exécutif, quel que soit le président élu le 30. Un dernier commentaire sur le premier tour concerne la droite brésilienne classique : la social-démocratie brésilienne (PSDB). Ce parti qui a dirigé le pays pendant 8 ans et gouverné plusieurs États – dont São Paulo, le plus riche du pays – a disparu de la carte politique. Ses votes ont migré vers l’extrême droite.

 

Au-delà de deux figures et leur image, est-ce que Lula a fait une mauvaise campagne? Comment expliquer le score de Bolsonaro alors que son bilan semble catastrophique?

La question de savoir “comment expliquer le résultat de Bolsonaro” nécessiterait une étude anthropologique approfondie. Ce que je peux indiquer, ce sont quelques hypothèses. C’est un ensemble d’éléments qui aboutissent à ce résultat.
Tout d’abord, il est important de répéter que le plus frappant n’est pas qu’il y ait un second tour, mais que Bolsonaro ait obtenu un vote aussi important. Lula a également eu un nombre de votes en sa faveur élevé. Ensemble, les deux candidats ont obtenu 91,63% des votes valides.

À propos du résultat de Bolsonaro, je soulève trois points principaux :
Le programme moral conservateur : Bolsonaro bénéficie d’un large soutien des églises évangéliques, qui se sont beaucoup développées et ont pénétré dans les régions les plus profondes du pays. Marqués par une rhétorique conservatrice, voire réactionnaire, ils se reconnaissent dans le gouvernement Bolsonaro et son programme de défense de “la patrie, la famille et Dieu”. Comme ce public est généralement assez discipliné, le soutien des chefs d’église signifie qu’un large réseau de pasteurs et de chefs religieux répète systématiquement la propagande du gouvernement, ce qui finit par convaincre une partie importante des fidèles.
La question économique : dans les mois qui ont précédé le début de la campagne, Bolsonaro a approuvé une série d’aides financières destinées aux personnes les plus pauvres. L’objectif explicite était de conquérir une partie de cet électorat, qui vote historiquement pour le Parti des travailleurs. L’aide créée par le gouvernement est temporaire et doit prendre fin en décembre. Avec cela, Bolsonaro a pu créer un instrument en sa faveur. Le développement d’un mouvement néo-fasciste : au cours des quatre années de son gouvernement, Bolsonaro a contribué à développer un mouvement néo-fasciste. Son discours de défense des armes à feu, réactionnaire et de défense du capitalisme, a réussi à fidéliser une base importante de la société. La principale composante sociologique de ce groupe est la classe moyenne, qui gagne entre deux et cinq salaires minimum.

Le profil typique du ” bolsonariste ” est un homme d’âge moyen, blanc, de classe moyenne et évangélique. La sociologie de l’électeur de Lula est presque l’inverse. L’électorat de l’ex-président est principalement composé

de femmes, de noirs, de jeunes, de pauvres et de catholiques.
En ce qui concerne la campagne de Lula, la question principale est qu’elle a un message “nostalgique”, de récupération d’un certain développement économique et social tel que celui connu par le pays pendant ses mandats entre 2003 et 2010. Ce discours fonctionne en partie avec les personnes qui ont vécu cette période et ont bénéficié des politiques développées par le Parti des travailleurs. Cependant, il ne tient pas compte du fait que la société a beaucoup changé depuis lors : il y a eu un coup d’État en 2016, le pays s’est largement orienté vers la droite, plusieurs contre-réformes ont été approuvées au parlement bloquant plusieurs instruments de politique économique utilisés par son gouvernement. En bref, il se présente comme un bon gestionnaire du capitalisme brésilien. Personnellement, je pense que Lula va gagner les élections. Mais avec ce genre de discours et de politique, il ne pourra pas désarmer le bolsonarisme et le néofascisme montant.

Comment se positionnent les mouvements sociaux avant le deuxième tour, alors que les ralliements à Lula ne sont pas nécessairement suffisants pour assurer la victoire? Quels sont les débats qui animent l’entre deux tours?

La plupart des forces de gauche soutenaient Lula dès le premier tour. La question du soutien au second tour se concentre sur la manière d’obtenir des votes qui se situent davantage au centre. Deux candidats du “centre”, Simone Tebet et Ciro Gomes, qui ont totalisé 8,5 millions de voix au premier tour, ont annoncé leur soutien officiel à Lula. Ainsi, le Parti des travailleurs approfondit la modération de son discours (déjà modéré). Encore une fois, j’attire l’attention sur les chiffres : Lula a terminé le premier tour avec 6 millions de voix d’avance sur Bolsonaro. Avec ce soutien des candidats du “centre”, la victoire de Lula devient plus concrète. A quel prix ce soutien était-il garanti ?

Partant d’un désavantage, Bolsonaro parie sur la radicalisation de son discours réactionnaire. Les attaques contre Lula se sont intensifiées, utilisant la formule classique de la droite pour délégitimer les candidats de gauche : la corruption. En outre, l’agenda moral – contre l’avortement, contre les droits des LGBT – tend à devenir le point central du débat.  Des secteurs de la gauche essaient de ” changer le vote ” des électeurs de Bolsonaro et de les convaincre qu’une partie importante du discours de leur candidat est un mensonge et que, dans la pratique, son gouvernement a été catastrophique. Je crains que cette initiative soit peu efficace. L’électeur de Bolsonaro, malheureusement, ne prend pas sa décision sur la base d’une évaluation objective de la réalité. Des questions telles que l’inclination religieuse, la haine et les “fakenews” parviennent à influencer profondément la position politique de ce groupe d’électeurs. Il s’agit d’un type particulier de logique, contre laquelle la gauche a du mal à réagir.

Je pense que Lula pourrait obtenir plus de voix en allant chercher la partie de la population qui s’est abstenue de voter. L’abstention s’est élevée à 32 770 982 voix, c’est-à-dire que 20,95% des électeurs habilités à voter ne se sont pas déplacés. Ceux-ci, probablement, ne se sentent pas représentés dans le format actuel du système politique brésilien. Pour les convaincre, il faudrait développer un discours différent de celui actuellement reproduit par le PT et par Lula.
Le 30 octobre, je voterai Lula, comme je l’ai fait au début du mois. Toutefois, la crise économique et politique qui sévit dans le pays depuis des années n’aura pas de solution facile, même si Lula remporte les élections. C’est un défi théorique et pratique pour les forces de gauche et j’espère qu’elles sauront l’affronter.

 

Source: InvestigAction

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