Paul Moreira co-auteur, avec Hubert Prolongeau, de Travailler à en mourir, interviewé par Olivier Bailly, est l’invité des RDV de l’Agora.
Il n’existe aucune étude nationale sur le suicide au travail en France. Pourquoi ?
Il existe une évaluation réalisée dans le bassin de Basse-Normandie. Sur la base de ces données régionales, partielles, une projection nationale a été réalisée. Celle ci a donné lieu à un rapport du Conseil économique et social. Selon cette projection il y aurait environ un suicide par jour au travail, à cause du travail. A peu près au moment où j’ai sorti mon film Travailler à en mourir, il y a environ un an et demi, une étude a été demandée par le ministre du travail de l’époque, Xavier Bertrand.
En réalité, il n’y a pas d’évaluation réelle de l’impact de la souffrance au travail. Ni quantitative ni qualitative. Plutôt que d’assumer la question et d’y faire face on est davantage dans une attitude de déni. Ce qui ne m’étonne pas… Faire face à cette question là c’est faire face à quelque chose de beaucoup plus large, à savoir le fonctionnement du monde de l’entreprise à un moment de l’histoire du capitalisme où celui-ci semble devenu dingue.
Votre livre se focalise sur Renault. Pourquoi ce choix ?
Internet joue un rôle essentiel (et circonstanciel…) dans le choix de Renault. Quand le documentaire « Travailler à en mourir » a été diffusé sur France 2, la répercussion a été énorme. L’audience notamment prouvait que le film appuyait là où ça faisait mal. A la suite de ça, j’avais posté une note sur mon blog ; une note où je disais que j’avais hésité à appeler mon film « Travailler plus pour mourir plus ».
J’ai reçu beaucoup de commentaires d’internautes. Un des commentaires émanait de la veuve d’Antonio, l’un des suicidés de Renault, Sylvie. Elle m’expliquait que j’aurais vraiment dû appeler mon film comme ça parce que c’est la réalité qui gagne du terrain dans certaines entreprises. Nous avons engagé un dialogue. Puis nous sommes rencontrés et je me suis aperçu qu’elle avait beaucoup réfléchi à la question. J’ai eu l’idée d’écrire un livre qui prolongerait le film mais aussi intégrerait l’histoire des morts de Renault. Hubert Prolongeau, qui est un ami, avait un projet du même ordre avec Flammarion. Nous avons uni nos forces. Ce qui m’intéressait c’était de comprendre le plus objectivement possible ce qui s’était passé. Il ne s’agissait pas de dénoncer bêtement les N+1 ou N +2 qui sont aussi des victimes.
Prenez la N+1 d’Antonio. Sans doute, elle prend sa part dans sa mort. Mais étrangement, en enquêtant, on s’aperçoit que c’est la seule qui va parler vrai aux enquêteurs, à la police. Elle va insister pour les rencontrer alors que toute la boite est cachée sous la table. Et elle dit qu’elle n’est pas étonnée qu’Antonio se soit suicidé, que la pression était énorme. Elle est totalement à l’encontre de la version officielle de Renault. Cette femme va porter pour toute sa vie la culpabilité de la mort d’un homme. Et d’une manière ou d’une autre, parce qu’on simplifie toujours, elle sera considérée comme le bouc émissaire de l’histoire. Et c’est une forme d’injustice. Car c’est vraiment un système et une mécanique qui ont mené un homme à la mort. C’est ce que nous essayons de montrer dans le livre, avec subtilité, avec un maximum de détails et en rencontrant le plus de gens possible. Ce n’était pas vraiment facile. Le monde de l’entreprise, c’est le monde du silence aujourd’hui. On trouve plus facilement des mafieux ou des djihadistes qui parlent que des salariés des grandes boîtes françaises.
Est-ce que la médiatisation de ces suicides liés au travail suffit à changer les choses ?
C’est la mobilisation de la société civile qui produira des lois. Les politiques courent derrière le réel. Ils essayent d’en maîtriser le spectacle et quand vraiment ça les déborde, ils agissent. J’ai récemment fait un plateau télévision chez Franz-Olivier Giesbert (Vous aurez le dernier mot sur France 2). Xavier Darcos, le ministre du travail, était également invité. On lui demande : « Il y a vraiment un problème dans les entreprises françaises ». Il me répond « Vous avez une vision de l’entreprise comme si c’était la Firme mais il y a plein d’entreprises où ça va très bien ». On le sait ! Ce n’est pas le problème. Qu’est-ce qu’on peut faire pour celles où ça se passe mal ? Et il y en a beaucoup.
Aujourd’hui la seule chose qui fait réagir l’entreprise, ce n’est pas la morale, parce qu’elle n’en a pas, elle n’a qu’une vocation économique : créer des profits pour elle et ses actionnaires. Son talon d’Achille, c’est son image. C’est ce qui lui sert de morale. Ce qui a fait bouger les responsables de Renault ou de France Télécom aujourd’hui, ce n’est pas la mort de leurs salariés, mais l’impact sur l’image de l’entreprise, le fait que des clients se désabonnent d’Orange, que des gens choisissent une autre marque que Renault au moment de changer de voiture… Une des manières les plus efficaces de combattre le climat infernal qu’un certain type de management a installé dans les entreprises c’est la réaction de la société civile. Que nous, les journalistes, y prêtions attention, que les syndicats soient plus attentifs, qu’on en parle plus. Il n’y a rien de tel que la parole et la transparence pour améliorer les choses. Les entreprises, comme, tout le monde d’ailleurs, quand elles se sentent scrutées ont tendance à modifier leur comportement. Les politiques suivront. Ils feront ce que la société civile leur imposera.
Industrie automobile (Renault et Peugeot), énergie (centrale EDF de Chinon), téléphonie (Orange et SFR), banques. Pourquoi ces secteurs-là sont-ils davantage concernés que d’autres ?
C’est très lié aux objectifs et à l’individualisation. Chez Renault il y a le contrat 2009 imposé par Carlos Ghosn qui augmente spectaculairement la production et ses rythmes. Ghosn présente les choses avec une sorte de menace voilée : « soit on réussit soit on va vers un plan social massif » ; « Ce ne sont pas des objectifs, mais des engagements » – en anglais c’est commitment, un mot très fort, cela signifie qu’on s’engage profondément. Qu’on signe avec son sang.
Chez France Télécom c’est évidemment l’entrée dans le monde de la concurrence, ce qui induit une réorganisation. Je ne peux pas en parler avec autorité parce que je n’ai pas enquêté sur cette entreprise, mais ce que je découvre en lisant les journaux est hallucinant. Le côté : les cadres déménagent tous les trois ans pour rester en état de mobilité permanente… Souvent quand les managers se prennent pour des démiurges, cela tue les hommes.
Dans les banques, c’est pareil. Ils arrivent avec un discours qui n’est pas seulement économique, mais idéologisé : la gagne, la gniaque, les cibles… Et tout cela bizarrement retombe sur les meilleurs. Ceux qui survivent le mieux au fond sont ceux qui se trouvent des conduites de fuite pour éviter d’être broyés par la machine. Ceux qui meurent sont souvent ceux qui s’investissent énormément dans le travail, pour qui il représente une partie importante de leur identité, qui ont peur de perdre la face… Les morts qu’on décrit sont souvent des cols blancs, c’est-à-dire ceux qui sont le plus isolés, qui sont dans les histories d’entretiens individuels avec objectif à l’année, pour qui le collectif est complètement brisé. Il y a plus de souffrance chez ces gens-là que chez les ouvriers où il demeure malgré tout un peu de cet esprit collectif qui est celui des ateliers.
Pensez-vous que ces suicides sont générationnels, qu’ils concernent davantage les anciens que les jeunes ?
Non. Par exemple Antonio, de chez Renault, n’avait pas quarante ans quand il s’est suicidé. A priori la pression sur les gens de cinquante ans est plus dure parce que il y a aussi toute une idéologie qui envoie des signes du genre « tu es vieux, tu ne sers plus à rien ».
Les suicides sont moins liés au travail en lui-même, ni aux conditions de travail, mais au mode de management. Quelle différence établissez-vous entre ce mode de management et le harcèlement moral ?
La grosse différence c’est que la harcèlement moral est une espèce de règlement de comptes entre un salarié et son responsable hiérarchique qui parce qu’il l’a dans le nez fera tout pour le détruire. Dans les suicides que nous évoquons, ce n’est pas ce qui est déterminant. Ce qui l’est c’est la structure, c’est la réorganisation, la fusion, le fait que les salariés perdent le contact avec leur N+1. C’est le cas avec Raymond, qui travaillait chez Renault. Il perd le contact avec un supérieur qui pouvait l’aider, l’épauler, puisqu’il y a une réorganisation et qu’ils divisent les équipes par deux.
L’objectif est de produire 14 modèles supplémentaires (30%) sans embaucher personne et en réduisant les coûts. On en arrive à une réalité où les gens travaillent 30 à 40% de plus. Du fait de cette réorganisation, Raymond perd son supérieur hiérarchique et se retrouve avec un responsable direct qui ne connaît pas le secteur, qui lui dit d’ailleurs.
Là-dessus arrive, et c’est une conséquence directe de la réorganisation, une équipe de managers matriciels, des types qu’on appelle les khmers rouges chez Renault parce qu’ils ont un accès direct à Carlos Ghosn et que les ingénieurs et techniciens les ressentent comme des flics. Ils relèvent les erreurs, les problèmes, les soucis, envoient des mails avec 47 copies et mettent la pression pour que les délais soient tenus. Ce ne sont pas des managers « normaux ». On ne peut pas s’appuyer sur eux et chercher avec eux une solution. Leur truc c’est de repérer les problèmes et de faire en sorte, éventuellement, qu’ils soient résolus. Ce n’est pas non plus une entreprise de destruction, mais l’impact que ça peut avoir sur des gens vulnérables, qui commencent à perdre pied, peut être terrible.
Que pensez-vous de l’attitude de la CPAM qui n’établit de lien entre suicide et conditions de travail chez Renault ?
C’est vrai pour Raymond qui s’est suicidé chez lui, même s’il dénonce très clairement ses conditions de travail et ses managers dans un dernier message. Comme ça s’est passé à son domicile, on classe. Mais il y a pire. Antonio qui s’est suicidé au Technocentre. Pendant l’enquête, on réalise que la CPAM a refusé de reconnaître l’accident du travail dans un premier temps. Et ce sans passer le moindre coup de fil, ni à son épouse ni à l’employeur. Sylvie s’est insurgée et a changé le cours des choses.
Je suis sidéré par l’attitude de la CPAM. Est-ce que c’est l’incompétence, est-ce que c’est la peur de marcher sur les plates-bandes d’entreprises aussi énormes que Renault ? Nous n’avons pas la réponse car, comme d’habitude, ils ont refusé de nous parler.
Outre les méthodes de management qui génèrent du stress chez les salariés, vous évoquez également l’exploitation de la main d’oeuvre précaire.
Oui, Patrick Darcy qui travaillait sur le chantier Arcelor et qui n’était pas déclaré. Rudy Norbert qui a travaillé 21 heures de suite. Gérard Libier est mort dans la même entreprise. Jean-Luc Pruvost, un autre intérimaire, enchaînait les horaires les plus difficiles, par exemple de 21h à 5h du matin, le type d’horaire qui nécessite trois jours minimum de récupération, c’est-à-dire le temps que l’organisme se remette. Or on l’appelait pendant cette période pour qu’il refasse une mission, ce qui est totalement illégal. Il a fait un accident vasculaire. Son cœur s’est arrêté. Il est difficile de prouver que cette attaque est uniquement due au non-respect des horaires de récupération. En revanche, on sait qu’il y a infraction au code du travail. Et si le code du travail existe c’est aussi pour protéger la santé des salariés..
On a l’impression que l’inspection du travail est complètement désarmée.
Un des gros problèmes en France c’est que, à part Gérard Filoche qui est connu comme le loup blanc et qui exerce sa liberté de parole au risque de sa carrière, les inspecteurs sont tenus au devoir de réserve. Avec les plus courageux il est possible d’avoir une conversation off the record où ils révèlent certaines choses, mais on ne peut lire leurs rapports…
Une des mesures sympathiques pour le salariat serait de donner leur liberté de parole aux inspecteurs du travail, qu’ils puissent devenir des sources, comme dans tous les pays normaux et démocratiques. Les inspecteurs du travail c’est la puissance publique, c’est nous, c’est l’oeil indépendant de la société civile dans les entreprises. Il n’y a pas de raison qu’ils soient dans le secret. On devrait pouvoir lire et commenter leurs rapports. Ça pourrait être une méthode pour que les entreprises se tiennent un peu mieux.
Source: AgoraVox