Figure majeure de la littérature de langue néerlandaise, Tom Lanoye n’a pas son pareil pour disséquer le monde – la Flandre et ses nationalistes en particulier – de sa plume-scalpel enduite d’ironie cinglante. Rencontre avec un enfant terrible de la Flandre.
Incompréhensible : il aura fallu 22 ans pour que Les Boîtes en carton, le deuxième roman de Tom Lanoye (devenu un classique de la littérature contemporaine néerlandaise, 100.000 exemplaires vendus en Flandre) sorte enfin en français en 2013! Grâces soient rendues aux éditions La Différence qui ont enfin comblé cette lacune, et qui annoncent la sortie, en octobre, d’une autre œuvre, Tombé du ciel.
En effet, quand on évoque Tom Lanoye, les superlatifs ne manquent pas. Ce natif de Saint-Nicolas (1958) est l’un des auteurs les plus lus et les plus primés en Flandre et aux Pays-Bas, le plus vendu en Flandre, traduit dans plusieurs langues, prisé de tous les grands festivals européens, régulièrement présent en radio et sur les plateaux de télévision flamands et néerlandais. Le romancier, poète, chroniqueur, scénariste et dramaturge se produit également sur scène, et son spectacle (avec le metteur en scène Guy Cassiers) Sang et roses a été joué en 2011 dans la Cour d’honneur du Palais des papes au festival d’Avignon, qui l’avait déjà accueilli deux fois.
En 2012, il était à l’affiche du Théâtre national, à Bruxelles : 5 représentations, 3000 spectateurs, du jamais vu pour un auteur flamand… Mais, surtout, Lanoye n’a pas son pareil pour empoigner sa plume-scalpel enduite d’ironie cinglante et désosser les humeurs et travers de la Flandre. « Les banques d’affaires, bureaux d’avocats et agences de notation forment un nouvel ordre féodal qui se place au-dessus de tout et de tout le monde. »
Le 21 septembre, à Manifiesta, Lanoye présentera son dernier-né, Gelukkige Slaven, qui vient de sortir en néerlandais, et s’entretiendra avec son collègue écrivain Jeroen Olyslaegers et le philosophe Thomas Decreus. L’écrivain affirme venir avec plaisir à ManiFiesta, « une grande fête populaire et familiale, qui mêle la détente et les débats sur des choses essentielles. Cela me plaît beaucoup d’aller à un tel événement ». Quant au thème de l’échange qu’il aura avec Olyslaegers et Decreus, il lui paraît aller de soi: « Si on regarde le travail de Jeroen, de Thomas et le mien propre, il est évident que nous discuterons de thèmes comme le fonctionnement du marché, la logique de la chasse au profit, la crise, et l’impunité pour les uns et la condamnation morale des autres – c’est-à-dire respectivement les banquiers et les Grecs. »
Son nouveau roman, Gelukkige Slaven, narre l’histoire tragique de deux Belges qui ont radicalement largué leur quotidien et sont partis courir le monde, à la recherche d’eux-mêmes et de leur délivrance. « Les deux hommes portent le même nom, Tony Hanssen, précise Lanoye. Ce sont des doubles, qui ensemble forment «l’être humain», celui qui est aujourd’hui désemparé, qui erre dans un monde devenu trop grand et chaotique, à la recherche d’issues, de manières de se maintenir. Les deux Tony trouveront-ils la délivrance tellement désirée ? Telle est la question. » Dans cette tragi-comédie amère, l’écrivain dresse un bilan sans pitié du monde actuel. Il passe au peigne fin ce qu’il appelle « l’aristocratie financière, bancaire et industrielle ». Mais la Flandre est également présente dans Gelukkige Slaven, bien que de manière indirecte, à travers les souvenirs des deux personnages principaux. L’un idéalise le pays et la villa qu’il a laissés derrière lui ; pour l’autre, au contraire, la Flandre des souvenirs est loin d’être attrayante : étriquée, peuplée de sous-doués qui s’enferment dans un provincialisme mesquin et gardent hermétiquement fermées les portes et fenêtres qui ouvrent sur le monde. L’image de l’avenir d’une Flandre qui s’enterre dans le fondamentalisme identitaire ?
Dans votre nouveau roman, vous évoquez « l’économie vampire » qui, en 2008, a enclenché une éruption volcanique mondiale.
Tom Lanoye. L’éruption d’un volcan que personne n’avait vue venir. Et, cinq ans plus tard, tout continue comme si de rien n’était. Le système est maintenu en l’état. Les toxicos ont retrouvé leurs mêmes fournisseurs, et les dealers sont toujours tout aussi intouchables et impunis. Gelukkige Slaven traite de cette impunité, d’une nouvelle aristocratie qui, en fait, n’est pas si nouvelle. Cela fait cent ans qu’on parle des mêmes banques d’affaires, bureaux d’avocats, agences de notation. Ils forment un nouvel ordre féodal, qui se place au-dessus de tout et de tout le monde. Ce sont les plus grands opposants de l’intervention de l’Etat mais, quand tout va mal, ils lui réclament des défibrillateurs et des chirurgies cardiaques, dont les coûts sont reportés sur les « vrais coupables », c’est-à-dire la classe moyenne et tous ceux en dessous.
« Prenez Johnny Thijs à bpost ou Didier Bellens chez Belgacom : ces gens valent-ils réellement autant? Disposent-ils vraiment d’un talent si exceptionnel qu’il justifie des salaires aussi exubérants ? »
Vous êtes un fils de petits indépendants et êtes vous-même chef de votre propre entreprise (la SA L.A.N.O.Y.E. ). Dans Gelukkige Slaven, vous exprimez votre étonnement qu’il n’y ait pas davantage de colère chez les entrepreneurs.
Tom Lanoye. Il existe des entrepreneurs très honnêtes, qui voient bien où sont les problèmes. Ils sont aussi victimes d’une élite financière sans scrupules. L’argent qui devrait servir à développer de bonnes entreprises va à des CEO surpayés, dont la tâche la plus importante consiste à tranquilliser les actionnaires. Prenez Johnny Thijs à bpost ou Didier Bellens chez Belgacom : ces gens valent-ils réellement autant? Disposent-ils vraiment d’un talent si exceptionnel qu’il justifie des salaires aussi exubérants ? Ces gens vivent dans une bulle. Je crois dans la redistribution, mais ce à quoi nous assistons est une permanente redistribution vers le haut. Par ailleurs, le manque d’opposition est lié à une croyance : celle selon laquelle nous sommes face à des problèmes que nous ne pouvons pas changer. C’est comme un catholique qui s’en remet au diable : son existence doit tout simplement être acceptée. Et, comme solution, on a inventé le confessionnal. On dit cinq Notre Père et après on reprend là où on en était resté. C’est également ce qui se passe avec les banquiers. Où est la responsabilité civile, où est la sanction, où est la culture qui dit que nous devons intervenir contre cette sorte de pratiques ? Non, on prêche la résignation. Et celui qui ose attaquer cela est un fou, quelqu’un qui n’a pas les pieds sur terre.
Il n’y a pas de happy end dans Gelukkige Slaven. Le livre se mord la queue, tout comme la crise. Rien ne change, donc. Une nouvelle occasion manquée pour un changement profond, structurel ?
Tom Lanoye. En fait, tout est devenu encore pire. Toutes les mesures qui ont été prises retombent sur le dos des gens qui ne portent aucune responsabilité. On ne veut même pas entamer une discussion sur quelques possibles corrections du système, comme par exemple une taxe sur les transactions financières. Oui, cela laisse alors bien sûr peu d’espoir, puisque jusqu’à présent nous n’avons encore fait aucun pas vers une amélioration. Pour ma part, j’espère avec ce roman déplacer quelque peu la focalisation sur le débat identitaire vers une discussion de fond, des choses bien plus importantes que notre propre nombril.
Ce « propre nombril » nous amène au nationalisme flamand de la N-VA. Votre récente interview dans La Libre a fait beaucoup de bruit en Flandre. Vous y disiez entre autres qu’Anvers n’est pas bien servie avec un bourgmestre qui cumule trois fonctions: président de parti, député au Parlement flamand et bourgmestre. Cela ne mène qu’à une politique « amateur et populiste ».
Tom Lanoye. On a surtout tiré de cette interview des éléments en fonction d’une valeur spectacle. Des choses ont parfois aussi délibérément été mal traduites. Mais, ce que j’ai réellement dit, je ne le retire pas. Si on examine le parcours de Bart De Wever et qu’on met de côté ce culte de la personnalité dépourvu d’esprit critique qui l’entoure, on s’aperçoit quand même qu’on a affaire à un néophyte qui, en six mois de temps, n’a rien presté de bien impressionnant. La foire du Sinksen, le dossier foot, une interdiction de rassemblement sur base d’un tweet inexistant, des règlements xénophobes qui ont dû être annulés, un plan de subsides artistiques qui a été retiré le lendemain…
« Si on examine le parcours de Bart De Wever et qu’on met de côté ce culte de la personnalité qui l’entoure, on s’aperçoit qu’on a affaire à un néophyte qui, en six mois de temps, n’a rien presté de bien impressionnant. »
Cela vous étonne aussi qu’une interview de La Libre doive être traduite pour qu’il y ait en Flandre une opinion critique à l’encontre de De Wever.
Tom Lanoye. J’ai parfois l’impression qu’un demi-mot de critique constitue déjà une atteinte aux droits de l’homme, tellement est grand le culte de la personnalité autour de De Wever. Bien sûr, c’est aussi gratifiant que ma critique soit largement étalée. En fait, on espère neutraliser une mélodie en tirant sur le pianiste, en me réduisant à un élitiste, étranger au monde qui l’entoure et, bien sûr, un bouffeur de subsides. Alors que je gère mon travail par ma propre entreprise et que je ne reçois aucun subside direct depuis plus de vingt ans. Lorsque j’écris une pièce pour le Toneelhuis, c’est juridiquement tout aussi professionnel que lorsque Jan de Nul (très gros entrepreneur de dragage, NdlR) conclut un contrat pour le port d’Anvers, il le fait directement avec la Ville. Pourtant personne ne dira jamais de lui: ce type reçoit des subsides. Apparemment, écrire n’est pas un vrai travail, le dragage, oui. Peut-être me suis-je simplement trompé de profession ? Et puis, l’échevin anversois Marc Van Peel (CD&V) dit juste la même chose que moi : qu’Anvers a besoin d’un bourgmestre à temps plein. Pourquoi n’y a-t-il alors personne pour tirer sur lui à boulets rouges ? Non, c’est comme le cardinal qui lâche un pet dans l’ascenseur : tout le monde retient sa respiration jusqu’à ce que l’odeur disparaisse. Mais si je dis la même chose que lui, alors toute la fabrique d’église flamingante pousse les hauts cris !
« Me reprocher à moi de diaboliser les flamingants, c’est comme la brute de la cour de récré qui va pleurnicher chez le directeur parce qu’il a, pour une fois, reçu un coup de pied ! »
Comme tous les artistes qui désavouent ouvertement le projet nationaliste flamand, vous faites l’objet de virulents reproches.
Tom Lanoye. On me reproche souvent de diaboliser les flamingants mais, en parlant de diabolisation, je n’ai pas l’impression que c’est moi qui ai commencé. Dans toutes les interviews de flamingants, enlevez les mots « francophones », « PS », « socialiste », « marxiste », « gifle », « flamands économes », « transferts », « scandaleux » et « intolérable », et il ne reste plus rien de l’interview. Me reprocher à moi la diabolisation, c’est comme la brute de la cour de récré qui va pleurnicher illico chez le directeur parce qu’il a, pour une fois, reçu un coup de pied ! Et puis, les flamingants ne disent jamais ouvertement ce qu’ils veulent. Ils n’osent pas prononcer le mot de séparatisme, ils parlent de confédéralisme. Mais personne ne sait ce que ça signifie de manière précise. Chacun en a une explication différente. C’est une baguette magique pour éviter de dire le fond de leur pensée. Cette hypocrisie est irritante. Ils savent pertinemment que les Flamands ne veulent pas se débarrasser de la Belgique. Pas étonnant : le projet de scission d’une minorité flamingante menace tous les Flamands dans leur prospérité. Une Flandre indépendante se ferait sans aucun doute sans Bruxelles, or Bruxelles représente 23% de notre PNB. 300.000 navetteurs flamands vont chaque jour y gagner leur salaire, sur lequel ils paient des impôts à la Flandre. En outre, Bruxelles est le Washington de l’Europe. Qui voudrait perdre ce poids influent ?
Vous soulignez l’irritation des nationalistes flamands qui n’avalent pas que les artistes flamands ne se rassemblent pas en masse derrière leur projet politique.
Tom Lanoye. A l’origine, le mouvement flamand était un mouvement d’émancipation pour se libérer d’une tutelle, il avait une dimension de justice sociale, et c’est pourquoi de nombreux artistes l’ont soutenu. Mais cette dimension sociale a aujourd’hui disparu. La N-VA est un conglomérat de gens qui veulent se débarrasser de la Belgique et d’autres qui veulent se débarrasser de tout ce qui est de gauche. Ils veulent des mesures dures, qui reviennent toujours au même : la taille à la tronçonneuse est leur religion, et c’est ce qu’il faut appliquer à tout le secteur social et aussi artistique, parce que ces gars sont trop critiques. L’Etat doit dégraisser, et ensuite tout ira mieux ! Or c’est tout simplement faux. Et, pour la N-VA, les artistes doivent se mettent au service de son projet, l’art sert à renforcer l’ « identité nationale ». C’est pour moi du « stalinisme de Bokrijk ». Là, je ne suis plus. Je n’accepte pas que des artistes doivent en toute conscience légitimer l’identité flamande. S’ils veulent le faire, c’est leur décision et leur bon droit. Mais moi, en tant qu’auteur, je décris une identité flamande, je ne la prescris pas. En plus, selon moi, ça ne marche même pas, cela débouche toujours sur de la schizophrénie. Le député Theo Francken (N-VA) a dit: je suis prêt pour la République de Flandre, la Flandre est prête pour la république, mais le Flamand, pas encore. Si ça n’est pas un propos paternaliste et occulte… On peut contribuer de différentes manières à une identité, mais on ne peut pas la prescrire comme une ordonnance. En tant qu’écrivain, je ne peux pas m’inscrire dans un système où tous les Flamands sont synonymes de flamingants.
À lire en français, aux éditions La Différence : Les Boîtes en carton, 17€. Forteresse Europe, 14,60 €. La Langue de ma mère, 23,35 €. A paraître en octobre : Tombé du ciel.
Tom Lanoye sera présent à Manifiesta le 21 septembre. Infos sur
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