Le groupe britannique Medialens teste les médias anglophones depuis des années et appelle les « consommateurs » à l’action de résistance contre les désinformations. De quoi donner des idées dans d’autres pays ? Même si cet article analyse des journaux que peu d’entre vous lisent, vous reconnaîtrez très probablement les mêmes déformations dans ceux d’ici.
2e partie : LA REACTION DES MEDIAS FACE A L’EGYPTE, LA LIBYE ET LA SYRIE
La couverture par les grands groupes de médias des atrocités en Egypte, Libye et Syrie a suivi de près les interprétations et les priorités des gouvernements du Royaume Uni et des USA.
Alors que le gouvernement américain refuse de reconnaître qu’il y a bien eu un coup d’état militaire le 3 juillet dernier en Egypte, de nombreux médias ont évité d’utiliser ce terme, lui préférant d’autres tels que le changement ou le renversement du gouvernement élu.
Dans ses reportages sur les atrocités en Libye et en Syrie, la BBC s’attarde longuement sur les ‘crimes’ commis, mais décrit le meurtre de masse en Egypte comme une ‘tragédie’. Les tueries en Syrie sont toujours décrites comme un massacre, alors qu’en Egypte il s’agirait d’une répression, terme moins péjoratif.
En février 2011, le Times insistait qu’il y avait des preuves incontestables que ‘les opposants de Benghazi sont en train d’être décimés par les tirs de mortier’
La réaction morale appropriée à ces crimes, ainsi qu’à d’autres, à la véracité tout aussi douteuse, du régime Kadhafi s’imposait donc :
‘Les responsables britanniques et les citoyens ordinaires doivent tout faire pour l’encourager, le pousser amicalement vers la sortie ou faire pression sur lui pour qu’il quitte le pouvoir.’ (grand titre ‘En bombardant ses propres citoyens, la Lybie est devenu un état hors-la-loi’, ‘Times’, 23 février 2011)
Comparons la réaction du Times au lendemain du massacre, le 14 août, d’un millier d’ individus par une junte militaire qui avait renversé un gouvernement démocratiquement élu :
‘La légitimité du gouvernement provisoire égyptien tient à un fil après les tueries d’hier. (grand titre ‘Meurtre au Caire, ‘Times’, 15 août 2013)
Au moins le ‘Times’ reconnaissait-il qu’il y avait bien eu ‘un massacre’ après un ‘coup d’état’.
Mais, alors que le ‘régime hors-la-loi’ du Colonel Khadafi devait être chassé du pouvoir – non seulement par les officiels mais également par les citoyens britanniques lambda – le ‘régime provisoire’ égyptien conservait des bribes de ‘légitimité’.
Le général Al-Sissi, responsable du coup d’état, devait-il être poussé amicalement vers la sortie ou éjecté ?
‘La tâche la plus urgente du général Al-Sissi est de faire renaître… l’espoir. Il jouit toujours du soutien d’une grande partie des gens qui étaient descendu dans la rue en juillet. Les USA devraient respecter leurs propres lois et suspendre toute aide à l’Egypte. Il est trop tôt pour renoncer à tout progrès…mais il faudra plus que de l’espoir pour faire que cela arrive.’(grand titre ‘Gestion de Crise’, ‘Times’, 17 août 2013)
Il faudra plus que de l’espoir, mais moins que des bombardements, semble-t-il. Les citoyens ordinaires n’ont pas à se faire de mauvais sang.
En 2011, l’ ‘Independent’ célébrait la résurrection de ‘l’intervention humanitaire’ :
« La communauté internationale est arrivée à s’unir sur la Libye d’une façon qui, il y a seulement quelques jours, paraissait impossible. L’aventurisme (sic) de Bush et Blair en 2003 semblait avoir enterré le principe de l’intervention humanitaire pour une génération. Il est revenu plus vite que personne ne l’aurait imaginé. »
Sur la réussite de l’opération libyenne :
« Etant donné le danger qu’un massacre semblable à celui de Srebrenica puisse avoir lieu à Benghazi, le gouvernement britannique était dans son droit en insistant que nous ne devions pas le permettre. »
Malgré notre aventurisme occasionnel, ‘nous’ sommes légalement et moralement qualifiés pour décider de ce qui doit ou non être permis dans le monde.
Le grand titre à la une de l’ ‘Independent on Sunday’ (IoS) explosa à la suite du massacre de Houla, bien avant que les responsables aient été identifiés :
‘Il est censé y avoir un cessez-le-feu, que le régime brutal d’Assad feint d’ignorer. Et la communauté internationale ? Elle détourne son regard. Sauf si le sort affligeant de ces enfants malades vous met très en colère ?’ (IoS, 27 mai 2012)
Devrions-nous donc être ‘très en colère’ au sujet du ‘sort affligeant’ des manifestants civils non armés massacrés de sang-froid en Egypte ? L’IoS ne fit pas de commentaire, mais l’édition quotidienne observa :
‘L’administration américaine a exprimé sa désapprobation hier en annulant les exercices militaires communs. Cependant Washington refuse d’appeler un coup d’état un coup d’état, préférant l’influence qui agrémente une aide annuelle d’1,3 milliards de dollars à l’armée égyptienne. Il est temps d’utiliser cette force de pression. Toute aide devrait maintenant être suspendue, dans l’attente de nouvelles élections. »
Pas d’’action’, ni d’’intervention’, seulement le retrait de l’aide. La conclusion embarrassée était digne d’une pièce de Pinter :
‘Personne n’a dit que la transition de l’autocratie à la démocratie serait un jeu d’enfants.’
LA PASSION GUERRIERE ‘HONNETE’ DE L’ ‘OBSERVER’
Le titre de l’article à la une de l’Observer du 13 mai 2011 annonçait la couleur :
‘ L’Occident ne peut laisser Kadhafi détruire son peuple ‘.
Une nouvelle fois, il va sans dire que l’Occident est légalement et moralement qualifié pour décider de ce qui est permis ou non dans le monde. Regardez-donc notre bilan pour vous en convaincre. Les rédacteurs poursuivaient:
« Il n’y en a pas pour longtemps, à l’allure où vont les choses, avant que Benghazi elle-même soit menacée. Et ce qui va arriver est tout à fait clair : cette fois ce sera un bain de sang, le massacre d’hommes et de femmes qui ont osé se soulever contre un régime abject. Qui pourra rester les bras croisés devant ce qui sera considéré comme une répétition de Srebrenica ? »
Dans un état de forte émotion digne de Churchill, les rédacteurs de l’ ‘Observer’ demandèrent ‘une position commune n’acceptant aucune contradiction’- il ne convenait pas d’en discuter davantage. Bien au contraire, nous devions tous ‘nous engager, avec la passion honnête que nous éprouvons, à ce qu’à terme cette tyrannie ne reste plus en place. La Libye est l’avenir de notre liberté : elle ne doit pas être condamnée par les atermoiements du passé.’
Quand des ennemis officiels sont pointés, les lecteurs sont personnellement encouragés à passer à l’action. En tant qu’individus, nous ne devons pas détourner notre regard. Nous devons faire pression et encourager, nous engager passionnément pour rentrer dans l’Histoire. Ceci cherche à flatter les lecteurs, qui prennent conscience de leur importance. Et pourtant il est ironique de constater qu’en période électorale les médias ne s’intéressent guère à la politique étrangère et que les partis n’offrent que deux politiques étrangères : la guerre ou la guerre.
Après la chute de Tripoli aux mains des rebelles en 2011, le ‘Guardian’ écrivit au sujet de l’attaque de l’OTAN :
‘Il peut maintenant être dit qu’en termes strictement militaires elle a réussi, et que politiquement ses partisans ont été justifiés en rétrospective par les foules se déversant sur les rues de Tripoli pour accueillir les convois de rebelles en début de semaine’.
Donc qui a gagné le débat: les partisans favorables ou opposés à l’offensive ?
‘Etant donné que c’était très serré, il ne servirait à rien de compter les points maintenant.’
En clair, on s’est bien amusé, et il n’y a plus lieu de discuter.
Un article du ‘Guardian’ , immédiatement après le massacre du 14 août, fit remarquer que la réaction de la communauté internationale ‘ne s’était pas montrée à la hauteur, vu la gravité des événements’. Les commentaires du gouvernement américain n’étaient que ‘des discours creux, à moins que et jusqu’à ce que les USA réduisent sensiblement leur 1,3 milliard d’aide à l’armée égyptienne’.
Ainsi, alors que le ‘Guardian’ avait assommé ses lecteurs à coups de ‘devoir de protection’ par la force en Libye, comme ils le fait toujours maintenant, suite à une prétendue attaque aux armes chimiques en Syrie, il suffisait en Egypte que le gouvernement suspende son aide militaire.
Le ‘Daily Telegraph’ se félicita également de l’attaque de la Libye par l’OTAN :
‘Alors que le filet se resserre autour de Mouamar Kadhafi et sa famille, l’OTAN devrait être félicitée pour avoir contribué au le succès des rebelles.’
Et, après Houla, Assad devait tout simplement partir :
‘Même les Russes, qui ont pourtant été très têtus sur la Syrie, doivent commencer à s’en rendre compte.’
Au contraire, curieusement, un article du ‘Telegraph’ suite au coup d’état, et après le massacre du 14 août, était intitulé :
‘La démocratie égyptienne au bord du gouffre.’
S’agissait-il d’humour noir? L’éditorial avertissait que, si l’ordre public était menacé, ou ne pouvait être maintenu que grâce à l’état d’urgence, alors les perspectives pour la démocratie en Egypte seraient effectivement sombres.’
Comme si le massacre de centaines de civils par une junte militaire n’indiquait pas déjà l’effondrement complet de la ‘démocratie’ et de l’ ‘ordre public’.
L’Occident devrait-il prendre des mesures d’ordre militaire ? Hélas, ‘nous ne sommes pas en mesure d’intervenir’, mais en utilisant les leviers économiques, ‘nous devons nous efforcer d’exercer notre influence là où nous le pouvons.’
ATTAQUE AU GAZ A DAMAS ? DES LIGNES ROUGES FRANCHIES, BRISEES, ECRASEES
Une semaine après le massacre en Egypte, des nouvelles émergèrent d’une importante attaque au gaz qui aurait tué des centaines de civils à Damas, en Syrie. Sarah Smith de Channel 4 posa la question qui semble venir si naturellement à l’esprit des journalistes britanniques :
‘L’horreur des armes chimiques en Syrie – le moment est-il venu d’intervenir ? » (Smith, Snowmail, 22 août 2013)
Il n’y avait nul besoin que des inspecteurs de l’ONU apportent des preuves matérielles de l’utilisation d’armes chimiques; Smith, le correspondant de la rubrique ‘affaires’ de Channel 4 savait déjà ce qui était arrivé et qui en était le responsable :
« Il y a peu de doute que des lignes rouges ont déjà été franchies, brisées, écrasées. Mais quelqu’un va-t-il faire quoi que ce soit ? »
Les lignes rouges invoquées faisaient référence à l’avertissement d’Obama à l’encontre du gouvernement syrien, comme quoi tout usage d’armes chimiques entraînerait une ‘intervention’ américaine. Il ne vient à l’idée de personne pourtant que les USA puissent bombarder les ‘rebelles’.
Dans un même ordre d’idées, un article du ‘Guardian’ faisait le commentaire suivant, toujours sans aucune preuve sérieuse :
‘Il n’y a pratiquement aucun doute que des armes chimiques ont été utilisées à Ghouta dans la partie orientale de Damas. Il n’y a pratiquement pas de doute non plus quant au responsable. ‘
Un second article du ‘Guardian’ induisait également les lecteurs en erreur, insistant sur le besoin d’informations claires et convaincantes’ sur l’utilisation par l’état syrien d’armes chimiques :
‘Ces informations existent très probablement déjà – les preuves semblent l’indiquer’.
En réalité, personne ne connaît la vérité. Même les agents du renseignement américain avouent que la responsabilité du gouvernement syrien, et encore moins d’Assad, soit avérée. Les experts en armes chimiques émettent également des doutes. Il est bien sûr possible que les forces gouvernementales soient à l’origine des attaques, bien qu’il semblerait insensé, même suicidaire, qu’Assad ait ordonné le massacre au gaz de civils trois jours après l’arrivée en Syrie d’inspecteurs onusiens. Dans le ‘Daily Mail’ Peter Hitchens se distingua en faisant un commentaire rationnel à ce sujet :
« Dans ces circonstances, comment aurait-il pu faire quelque chose de si fou ? Jusqu’à cet événement, il se débrouillait plutôt bien dans sa guerre contre les rebelles sunnites. Tout gain concevable résultant de l’utilisation d’armes chimiques serait annulé un million de fois par le risque diplomatique. Cela n’a pas de sens. Assad n’est pas Saddam Hussein, ou un dictateur fou à lier, mais une personne raisonnablement intelligente, possédant une formation de médecin, qui n’aurait aucune raison tangible d’agit d’une façon si illogique et autodestructrice. Au contraire, les rebelles (souvent des djihadistes non syriens que les Syriens ordinaires détestent en raison des malheurs qu’ils ont déclenché) avaient de bonnes raisons de lancer une telle attaque. »
Souvenez-vous que le 6 mai, prenant la parole au nom d’une commission indépendante d’enquête sur la Syrie des Nations Unies, Carla del Ponte affirma qu’ « il y a des soupçons fondés et concrets, mais pas encore de preuves incontestables, de l’utilisation de gaz sarin, résultant du traitement des victimes. Ces violences sont le fait de l’opposition, des rebelles, et non du gouvernement » .
Sans conséquence – à la une de l’Independent on pouvait lire :
‘Syrie : des attaques aériennes en perspective – l’Ouest passe enfin à l’action’ (‘Independent’, 26 août 2013)
Même Robert Fisk de l’Independent fit le commentaire suivant :
« Le massacre au gaz de centaines de personnes dans la périphérie de Damas a fait franchir à la Syrie la fameuse ‘ligne rouge’ de l’Occident. – et pourtant ce ne sont que des paroles qui émanent de Washington et Londres. »
Une nouvelle fois, comme pour Houla, il n’y eut sur le moment peu ou pas de doutes quant aux responsables.
Une fois de plus, l’on discutait des ‘options’, éventuellement des frappes aériennes contre des dépôts de missiles ou des avions que Assad ne voudrait pas perdre’, avança le ‘Guardian’.
Et, une fois de plus, la discussion sur le ‘devoir de protection’ de l ‘Occident explosa dans les médias de tous bords : à la BBC, dans un article de l’Independent et un article de Katherine Butler, dans un article de l’Observer, dans de nombreux éditoriaux, lettres et articles du ‘Telegraph’, du ‘Times’ et ailleurs. Ces quatre derniers jours, le ‘Guardian’ a publié une pléthore d’articles sur le ‘devoir de protection’ en Syrie, signés Joshua Rozenberg, Malcolm Rifkind, Paul Lewis, John Holmes et Julian Borger.
La base de données Lexis ne trouve toujours pas de discussions du ‘devoir de protection’ en rapport avec le massacre perpétré par les alliés militaires de l’Occident en Egypte.
Nous devrions nous étonner que les grands groupes de médias peuvent changer d’orientation avec une telle discipline – comme une nuée de moineaux – se contredisant sans scrupules.
En fait, il est facile de voir que la ‘presse libre’ des grands groupes s’avère un système de propagande de l’élite structurellement irrationnel, subjectif, et extrêmement violent.
ACTION SUGGEREE
(Note d’Investig’Action : Dans cet article repris de l’anglais, ce groupe suggère des actions envers la presse britannique. Peut-être une inspiration pour nos pays également ?)
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Source originale : David Edwards, Alerts 2013
Traduit de l'anglais par : J.P. Batisse pour Investig'Action