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Stéphane Delogne: « Les mobilisations des agriculteurs c’est avant tout pour avoir un revenu juste! »

Les agriculteurs se mobilisent en Belgique depuis plusieurs semaines au point de venir occuper les rues de Bruxelles ces derniers jours. Quel est le paysage de la mobilisation, quelles sont les revendications et pourquoi la colère éclate maintenant? Nous avons interrogé Stéphane Delogne, éleveur bio, ex-syndicaliste FUGEA.

Qu’est-ce qui a amené les agriculteurs à manifester en Belgique?

D’abord il faut préciser que le monde agricole n’est pas du tout homogène. Parmi les acteurs principaux, il y a tout d’abord la Fédération Wallonne de l’Agriculture (FWA) qui a pour équivalent en France la FNSEA ( Fédération Nationale des Syndicats Exploitants Agricoles). Elle réunit le plus de monde et est en même temps proche du MR ( Mouvement Réformateur ) et du PS. Très libérale dans son approche, la FWA supportait historiquement la suppression des quotas qui empêchaient de surproduire. En effet, l’Europe dans sa volonté de conquérir des marchés, voulait surproduire, « nourrir le monde ».
La Fédération des Jeunes Agriculteurs, la FJA était historiquement le mouvement jeunesse de la FWA. Mais les jeunes ont rompu avec leurs ainés il y a deux ans. Ils participent à fond aux blocages et manifestations en ce moment.
Il y a également la FUGEA ( Fédération Unies de Groupements d’Eleveurs et d’Agriculteurs ), plus petite. C’est un syndicat qui revendique avant tout des fermes à taille humaine. La question environnementale est secondaire mais tout de même plus présente qu’à la FWA. Ce syndicat représente des plus petits fermiers et a toujours été hostiles aux ouvertures du marché.
La FWA a accompagné toutes les dérégulations des marchés, persuadé que tout le monde serait riche avec ce modèle économique. Elle imaginait que la Chine, la Russie, le Moyen Orient, etc. allaient leur demander de la viande et du lait à bon prix. Elle n’a pas pris en compte la concurrence internationale, les normes, les prix du foncier et le fait qu’énormément d’agriculteurs se retrouveraient avec des investissements très lourds.

Des évolutions qui amènent un endettement privé et des suicides… Les grands médias ont l’air de le découvrir ces jours-ci. Ce n’est pourtant pas nouveau, la révolte actuelle est-elle due à un changement récent ?

Le phénomène en effet n’est pas nouveau. Le sentiment d’exaspération chez les agriculteurs court depuis très longtemps. Ici ce ne sont pas des paysans qui manifestent, ce sont des agriculteurs, c’est une grosse différence de modèle en terme de fonctionnement. Et ce à quoi on assiste en Belgique, c’est un peu le théâtre de guignols. Le ministre fédéral est MR, le ministre régional l’est aussi. Marianne Streel, présidente de la FWA est membre du MR et le président de la FJA qui conduit les manifestations est MR lui aussi. Les meneurs de la révolte qui plaident pour des mesures sont du même parti que celui qui est au pouvoir. Ces syndicalistes sont donc mécontents sur le MR et les ministres MR doivent donner une porte de sortie aux agriculteurs qui manifestent.
L’agriculture promue par de trop nombreux politiques est extrêmement technophile. La plupart d’entre eux voient le futur de l’agriculture à travers les technologies, la climate-smart-agriculture c’est les drones, les OGM, les tracteurs connectés, c’est-à-dire la programmation du tracteur qui fera ensuite son travail seul comme un robot sur le terrain. Or, ces machines supposent de gros financements, des fermes immenses. Ce ministre assume que le monde agricole se vide et personne ne lui reproche d’accompagner le plan social en cours : l’écrémage des campagnes.
Ils meurent de la potion que le médecin leur prescrit !

Au delà du cas belge, c’est donc une problématique européenne ?

Oui, les dérégulations ça ne passe plus, pour personne même ! Tout le monde en subit les effets, les petits comme les gros agriculteurs. Les Belges sortent sur les routes aussi parce que les Français, les Allemands sont sortis. Il y a un effet de contagion et d’opportunité. Un agriculteur ne sort pas si facilement de sa ferme pour manifester, il doit s’occuper de ses bêtes, s’il n’est pas dans sa ferme, il demande à ses proches de le remplacer.
J’ai parlé à un des leaders de la fronde syndicale, il ne sait pas où ça va mener. Le problème c’est surtout que l’Union européenne a signé des tas de traités de libre échange, et ces textes sont contraignants. Les politiques qui ont signé préfèrent prétendre que c’est la faute des normes.

Quand les médias parlent de ce problème de normes, qu’est-ce que ça signifie ?

Quelques anecdotes peuvent illustrer la réalité que l’on vit au quotidien. Récemment, un de mes voisins, éleveurs de volailles, reçoit une visite de contrôle Afsca ( Agence Fédérale pour la Sécurité de la Chaîne Alimentaire ). Ils trouvent un sachet de vitamines pour volailles périmés et lui demandent de le détruire. Il le découpe et le jette à la poubelle. Et bien il ne pouvait pas ! Il fallait un dépôt en container avec un reçu de destruction. Bref, des démarches idiotes et de la paperasse à foison.

Photo: Jeanne Delobel, Bruxelles

Moi-même, j’ai des haies dans mes parcelles et elles sont contrôlées. Le contrôleur vient un jour mesurer tout et trouve 1350 mètres. Sauf que deux ans après, j’ai un nouveau contrôle mais cette fois par satellite. Et selon le satellite il manque 200 mètres. Or, je n’ai jamais coupé de haies et là, tout de suite on me promet des amendes. J’ai pu, à force de mails, de mesures, de réunions, prouver l’erreur de la machine. Ce genre de contraintes c’est sans arrêt et c’est stressant. Les fonctionnaires voient les campagnes depuis l’écran de leur ordinateur. Dans tous les secteurs il y a énormément de contrôles en dépit du bon sens. L’administration n’en a rien à faire du réel, c’est effrayant, on doit se justifier en permanence, ça ajoute du boulot en plus.

Est-ce réellement à visée environnementale ces normes en question?

Ce sont des normes environnementales mais le problème c’est surtout que leur mise en application est pensée par des gens de bureau, avec un manque d’adaptation et une logique technophile et répressive. Peu d’agriculteurs sont contre les normes environnementales. Mais chaque fois, celles-ci engendrent une multitude de nouveaux formulaires, de demandes d’autorisation, de dates à respecter, de restrictions très pénalisantes. On devient exécutant, un élève qui demande au maitre. C’est humiliant. D’autant qu’il est rare que le fonctionnaire comprenne les enjeux. Lui, il exécute des normes. Ce sont deux mondes en affrontement. L’agriculture est mobile et changeante comme le vivant et la météo dont elle dépend. Alors que les normes sont figées, comme ceux qui les font respecter.
Le règlement de la PAC est extrêmement complexe. Certains passent leur vie à chercher, à comprendre les instructions et les règles imposées ! Les gars sont dans l’angoisse d’un contrôle. Les pénalités financières sont très importantes. Parce que les aides de la PAC aussi sont importantes, ça peut être 100 000 euros. Mais le tracteur, la benne, les machines qui vont compléter tout cela coûtent cher. Le capital de ce type de ferme est énorme. Dans le futur, on va être obligé de faire des reprises collectives.

C’est-à-dire ?

Quand ta ferme vaut deux millions d’euros, le prix des terrains, des hangars, des machines, du cheptel, cumulés depuis plusieurs générations, elle est devenue tellement énorme qu’un seul enfant ne peut la reprendre. C’est trop cher et trop risqué. Il faudra se regrouper pour investir à plusieurs. En sachant que le risque est très élevé et l’engagement…à vie.


Avec ce modèle dominant on est plus près d’une petite usine que d’un travail de paysan. Un agriculteur cultive la terre alors que chez un paysan il y a cette notion de terroir, d’indépendance, il articule son milieu autour de lui. L’agriculteur fournit un produit assez normé, on attend de lui un produit précis, pour une industrie précise, selon un itinéraire technique bien encadré. Ce sont des conseillers qui viennent lui proposer la semence qui correspond à son besoin, sur catalogue, accompagnée des insecticides et des herbicides adaptés.
Il faut reconnaître à cette agriculture de drainer pas mal d’emplois: vendeurs de robots de traite, de tracteurs, de produits phyto-pharmaceutiques… Sans compter les chercheurs et développeurs. Alors que le paysan a un machinisme plus simple et produit moins de PIB.

Photo: Jeanne Delobel

Pablo Servigne rendait un rapport il y a dix ans un rapport au parlement européen intitulé « Nourrir l’Europe en temps de crise », exprimant le besoin de nouveaux agriculteurs mais avec une nouvelle manière de faire.


En effet, la moyenne d’âge est de 58 ans. La moitié n’a pas de repreneurs ! Seulement 5 % des agriculteurs ont moins de 35 ans !
L’Europe multiplie les traités pour sécuriser son approvisionnement. Elle fait le deuil de son agriculture. La spécialisation des productions agricoles va se faire par pays, même par continent. C’est assez effrayant!

Il faut donc changer de modèle?

Mais personne ne réalise ce que ça signifie. Il y a parfois une vision idyllique, beaucoup se lancent dans l’aventure puis en reviennent. Ils ont lu un ouvrage « inspirant » puis se cassent la gueule. C’est très difficile. Il faut savoir comment ça se passe dans la réalité. Dans une famille d’agriculteurs, les parents bossent beaucoup. Sur l’agriculture conventionnelle, il ne faut pas tout abattre. Il y a des techniques intéressantes qui nous nourrissent depuis cinquante ans.
Le problème aussi c’est qu’on n’a plus de recherche indépendante et, en libéralisant tout, on laisse encore plus la recherche à la merci des firmes phytosanitaires et semencières. Le sol c’est comme un énorme microbiote, quand tu le travailles, tu peux faire évoluer sa richesse, c’est là que les pouvoirs publics devraient travailler. Avec le changement climatique, la recherche devrait se focaliser sur les techniques de culture sans labour, qui préserve la capacité des sols à retenir l’eau. Au lieu de ça, à chaque sécheresse, les politiques reconnaissent la calamité agricole et indemnisent ensuite les agriculteurs pour les pertes subies. Mais avec le changement climatique, ce réflexe touchera vite ses limites financières.

Comment va réagir le pouvoir politique pour résoudre la crise?

Le sujet est hyper vaste, chacun ne peut pas y trouver son compte, la mobilisation risque d’échouer. Je le répète, le coeur de la revendication c’est des prix rémunérateurs pour ceux qui produisent !
Les ministres qui ne sont pas trop amoureux d’environnement ne seront pas mécontents de supprimer des contraintes environnementales, de profiter de l’effet d’aubaine en disant que les agriculteurs le souhaitaient.
Mais ça ne va pas augmenter leurs revenus ! Il y aura des permis pour un peu plus polluer ou un peu plus détruire la nature. Or, les revendications c’est avant tout pour avoir un revenu juste!


Leur combat, c’est un cri d’agonie. Mais il y a des territoires qu’on ne pourra jamais concurrencer.
Par exemple, une concurrence avec le Canada qui ne représente même pas quatre fois la population belge (38 millions de personnes au Canada) mais à une superficie 325 fois supérieure à celle de la Belgique, ça ne peut pas tenir. Dans cette compétition économique, celui qui remporte la partie c’est celui qui sera le moins strict sur le social et environnemental.
Curieusement, l’élection américaine est à surveiller aussi car elle peut rebattre les cartes des traités internationaux de libre-échange. Donald Trump est capable de prendre des décisions unilatérales et déchirer des traités. Ça fait peur à tout le monde parmi les multinationales de l’agro-alimentaire. Cela incite d’autres pays à s’autoriser de le faire également. Sans le vouloir il risque de diminuer la mondialisation… Et pourtant on sait bien qu’il s’en fout de l’écologie, lui c’est juste America first… Trump c’est comme un poulet sans tête au milieu d’une réunion, personne ne sait comment gérer ce degré de haute incertitude.

Les dirigeants UE n’ont pas l’air de s’en inspirer, c’est à croire qu’ils prennent des décisions contre les intérêts de leur propre population ?

On le voyait déjà avec le TTIP. Ses concepteurs c’est le Transatlantic Policy Network , un lobby surtout étasunien. L’Europe a pour vision que demain on peut faire des productions à haute valeur ajoutée alors que d’autres pays ou continents ont une main d’œuvre moins chère pour exporter leurs produits à bas coût. Le projet européen est expansionniste, notamment en multipliant les traités.

Notes :

Sur l’endettement des agriculteurs et les dettes privées en général : https://www.cadtm.org/Dette-des-menages-microcredit-et-piege-de-l-endettement


Source: Investig’Action

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