L’armée US à peine sortie d’Afghanistan après 20 années de guerre inutile, c’est l’Ukraine qui s’est aussitôt trouvée dans l’œil du cyclone. Et l’industrie de l’armement continue de tourner à plein pot. Si l’attention n’est plus portée sur l’Afghanistan, Kern Hendricks, photojournaliste installé à Kaboul depuis 2017, explique que le retour au pouvoir des talibans n’a pas – encore – entraîné le chaos annoncé. La vie n’est pas rose pour autant, les talibans ne sont pas devenus de grands humanistes. Surtout, le peuple afghan doit composer avec une économie asphyxiée par les sanctions US. Si les États-Unis ont retiré leurs troupes, ils ne semblent pas prêts à mettre un terme à leur guerre contre l’Afghanistan. (IGA)
Lorsque le président américain Joe Biden a prononcé son discours sur l’état de l’Union le 2 mars dernier, les yeux du monde étaient à juste titre rivés sur l’Ukraine. Alors qu’il s’épanchait sur les succès des politiques extérieures et intérieures de son gouvernement, Biden a mis l’accent sur le soutien continu des États-Unis envers le peuple ukrainien, alors même que presque un demi-million de réfugiés ukrainien fuyaient les combats faisant rage à leur porte.
Une autre crise était toutefois remarquablement absente de cette allocution : la fin de vingt ans de guerre américaine en Afghanistan, et le désastre humanitaire qui en a résulté. Bien que son silence sur l’Afghanistan ne soit pas surprenant (le retrait des troupes américaines en août 2021 a été un désastre aux yeux de l’opinion publique), l’omission de Biden a transmis un message clair : les États-Unis et la communauté internationale ont oublié l’Afghanistan.
Les images d’Afghans tombant du train d’atterrissage d’avions et de mères faisant passer leurs nourrissons par-dessus des fils barbelés à l’aéroport de Kaboul ont réussi à captiver l’attention du monde entier l’espace d’un instant. Mais aussitôt les talibans sont-ils entrés dans Kaboul à bord de leurs chars que l’histoire était déjà à moitié oubliée pour beaucoup d’observateurs internationaux.
Une économie en ruine
Les évènements chaotiques d’août 2021 ont fait plonger en chute libre une économie afghane déjà chancelante. L’inflation a grimpé en flèche alors que les résidents des grandes villes partout dans le pays se ruaient vers les banques pour retirer en liquide leurs économies. Les distributeurs de billets se sont retrouvés à sec et les services de transfert d’argent ont complètement fermé. Dans certains cas, des limitations sévères sur la quantité de retrait possible ont été mises en place, forçant ainsi les quelques chanceux capables de retirer quoi que ce soit à passer des jours, voir des semaines à faire la queue pour au final ne récupérer qu’une minuscule portion de leurs économies. Alors que le taux de chômage s’envolait, le coût de la vie aussi grimpait en flèche, poussant à un point de rupture des familles nombreuses et multigénérationnelles.
Lorsque les talibans sont entrés à Kaboul le 15 août 2021, la Réserve fédérale américaine a gelé des actifs à valeur de 7 milliards de dollars appartenant à la banque centrale afghane, Da Afghanistan Bank (DAB). Bien que l’objectif était d’empêcher les talibans d’accéder directement à ces fonds, il en a résulté l’incapacité pour des milliers de familles et entrepreneurs afghans de récupérer leurs économies.
Dans les mois qui ont suivi, les prix ont continué d’augmenter et les familles ont continué de souffrir en attendant que leur argent leur soit rendu. Puis, le 11 février, Biden a annoncé que la moitié des 7 milliards de dollars sera réservé non pas au peuple afghan, mais au règlement de milliards de dollars de poursuites judiciaires engagées contre les talibans par les familles des victimes du 11 septembre. L’annonce a soulevé un tollé, y compris parmi des familles qui devaient en bénéficier. À ce jour, le gouvernement américain n’a toujours pas brossé un tableau clair détaillant comment l’argent sera utilisé, ce malgré les besoins pressants sur le terrain.
Pendant ce temps, la communauté internationale, perdue dans l’incertitude, cherche un moyen de faire passer dans les mains des Afghans en difficulté de l’argent et des aides sans que cela finance directement le gouvernement. Des organisations telles que la Croix Rouge ont commencé à payer directement les salaires de médecins et de personnels de santé afin que les hôpitaux et cliniques puissent continuer à fonctionner.
En dépit de la lenteur des démarches, certains progrès ont été réalisés sur ce front. Le 25 février, les États-Unis ont délivré la dernière d’une série de « Licences Générales » ayant pour but « d’assurer que les sanctions américaines n’empêchent ou n’entravent pas les transactions et activités requises pour que soient approvisionnés les aides et le soutien nécessaires aux besoins humains fondamentaux du peuple afghan ». Bien que cela étend largement la marge de manœuvre des entreprises et organisations américaines souhaitant interagir et contribuer à l’économie afghane, cela ne résout en rien les problèmes d’un système bancaire interne afghan qui ne fonctionne pas.
La vie sous les talibans
Malgré les agitations économiques du mois de mars 2022, la vie dans la capitale apparaît trompeusement ordinaire. Le plus vieux bazar de la ville bourdonne toujours d’activité, et des groupes de jeunes femmes traversent la route en face de l’université de Kaboul, discutant entre elles, esquivant taxis et motos. De jeunes enfants naviguent toujours entre les rangées de bouchons aux heures de pointe, vendant des stylos et des chewing-gums aux automobilistes qui s’ennuient. Aux carrefours, des agents de circulation lassés font signe aux voitures de circuler, et des patrouilles de vendeurs de glaces traînent leur chariot le long des trottoirs. Ce n’est pas l’image à laquelle beaucoup pourraient s’attendre.
Plusieurs des restrictions les plus sévères que l’on attendait des talibans ne se sont pas encore matérialisées. De nombreux restaurants continuent de faire jouer de la musique. Des femmes marchent dans les rues de Kaboul sans burka et sans accompagnateur masculin, et beaucoup d’hommes sont encore rasés de près (bien qu’il y ait certainement plus de barbus qu’avant). Les femmes assistent à des cours (non mixtes) à l’université, et il est prévu que les lycées pour filles soient rouverts pour la rentrée des classes au printemps (encore faut-il le voir pour y croire). Ces évolutions perdureront-elles ? Certains sont convaincus que l’apparition de restrictions plus sévères n’est qu’une question de temps, d’autres se montrent d’un optimisme prudent.
Malgré de petites concessions, les perspectives pour les femmes n’en sont nullement éclaircies. Des militantes pour les droits des femmes ont été incarcérées sans explications. Plusieurs ont disparu. Bien que certaines femmes soient retournées à la vie publique dans les grandes villes comme Kaboul et Mazar-i-Sharif, d’autres restent à la maison, craignant que le tact des talibans ne disparaisse soudainement.
La sécurité à l’échelle du pays s’est indéniablement améliorée. De vastes portions de routes impraticables il y a sept mois à cause des combats et des EEI (engins explosifs improvisés) sont maintenant dégagées. Il existe toutefois des signes suggérant que ce répit des conflits ne soit que de courte durée. Si les talibans ne peuvent pas assurer du travail et des revenus pour leurs combattants, ils risquent de perdre ces hommes au profit d’autres acteurs de conflits aux poches plus remplies. On pense notamment à la ramification afghane de Daesh, connue sous le nom d’État islamique au Khorasan (EIK), qui a revendiqué de nombreuses attaques dans les provinces orientales de Nangarhar et Kunar au cours des sept derniers mois, y compris des attaques directes sur les forces talibanes.
Une catastrophe imminente
Au court de la première semaine de mars, les forces de sécurité talibanes ont commencé une campagne de fouille sans précédent, faisant du porte-à-porte à travers Kaboul et plusieurs autres capitales provinciales, se déplaçant de manière méthodique de quartier en quartier alors que des messages de panique circulaient sur les réseaux sociaux. Plusieurs de ces fouilles ont été polies et sommaires, d’autres ont été violentes. Bien que les perquisitions avaient pour but de saisir des armes privées pouvant être utilisées par des criminels, les opérations ont témoigné de la volonté du gouvernement à faire fi du droit de vie privée et de propriété de ses citoyens s’il le désirait.
Concernant la liberté de la presse, il y a eu un indéniable retour en arrière. Certains journalistes afghans, hommes et femmes, ont été détenus, d’autres torturés. Bien que la majorité des chaînes nationales continuent d’opérer, toute critique explicite du gouvernement actuel a largement disparu des médias locaux.
Environ 75% de la population afghane vie en zone rurale plutôt qu’en ville. Dans ces régions-là, dont nombreuses sont celles qui ont été les lieux d’affrontements constants au long des deux dernières décennies, la paix est un changement bienvenu. Mais les Afghans ruraux ont désespérément besoin de nourriture, d’argent liquide, et d’autres formes d’aides de première nécessité. Les combats ont beau avoir cessé, la faim peut être tout aussi meurtrière que les balles et les EEI. Une étude du PNUD menée en décembre 2021 révèle que 97% des Afghans risquent de se retrouver à vivre sous le seuil de pauvreté d’ici la fin de 2022. En janvier, les Nations Unies ont alerté que 23 millions de personnes font face à une insécurité alimentaire extrême, soit plus de la moitié de la population du pays.
Une chose est sûre, dans le court terme, à moins d’une nouvelle intervention militaire sanglante, les talibans resteront au pouvoir en Afghanistan. De plus, il est clair que la situation est très loin d’être idéale, pour les femmes en particulier et pour ceux qui envisagent un futur plus inclusif et progressiste pour leur pays. Le traitement des femmes et des minorités ethniques par les talibans a souvent été abject. Mais le tableau ne ressemble pas pour autant au paysage infernal que certains veulent dépeindre au reste du monde. Peut-être que reconnaître ces réalités confère à certains un sentiment de supériorité morale. Mais ceux qui exigent une approche du tout ou rien avec les talibans sont rarement ceux qui vont payer les pots cassés sur le terrain. De nombreux Afghans sont déjà entrain d’aller de l’avant, mais ils ne peuvent pas continuer si le reste du monde leur tourne le dos.
Kern Hendricks est un photojournaliste indépendant qui couvre les questions de bouleversements sociaux et les effets de conflits à long terme. Il est basé à Kaboul, en Afghanistan, depuis 2017.
Source originale: International Politics and Society
Traduit de l’anglais par O. Asri pour Investig’Action