Shlomo Sand est ce célèbre historien juif israélien, très courageux, qui a publié Comment le peuple juif fut inventé. Son récent livre La fin de l’intellectuel français ouvre des discussions intéressantes. Il analyse les causes du déclin de la pensée dans ce pays. De la pensée ? Non, plutôt, des intellectuels médiatisés.
Démontant les trucs et manipulations des BHL, Finkielkraut, Zemmour, Houellebecq, Val et autres Fourest, il pointe les principaux responsables de cette dégradation : les dirigeants des médias mainstream qui censurent les personnalités charismatiques, mais incontrôlables pour les remplacer par « l’autofabrication de leurs propres élites, des clercs qui se gardent de critiquer directement les véritables élites régnantes, qui savent parfaitement où se situe réellement le pouvoir et qui sont toujours disposés à accuser et à crucifier les misérables ».
Jouissif, mais surtout utile.
Extrait :
L’identité suicidaire
“La radicalisation du discours dans de vastes cercles de l’élite parisienne a préparé le terrain à la publication d’écrits encore plus agressifs, dès le début de la décennie suivante. Des idées « osées » qui, vingt ans plus tôt, n’étaient exprimées que par une droite marginale attirent désormais l’attention publique, et donnent lieu à des réactions tout d’abord hésitantes et bientôt de plus en plus favorables.
Le Grand Remplacement de Renaud Camus, paru en 2011, ne fut pas un grand succès de librairie et essuya pas mal de critiques (ses commentaires précédents sur les juifs l’avaient desservi). Langue fantôme, suivi d’Éloge littéraire d’Anders Breivik par Richard Millet, publié l’année suivante, malgré le titre provocateur et bien qu’un des auteurs ait dirigé une collection chez Gallimard, ne vit pas ses ventes décoller, et exerça, sur beaucoup, un effet dissuasif.
Il en alla autrement avec la publication de deux écrits plébiscités par les médias, et appelés à battre des records de ventes. En 2013 est parue L’Identité malheureuse, par Alain Finkielkraut, suivi, une année plus tard, par Le Suicide français, d’Éric Zemmour. Il a pu sembler que, jamais depuis La France juive de Drumont, en 1886, un essai polémique comme celui de Zemmour, n’avait connu une diffusion aussi impressionnante (à l’exception peut-être du Petit Livre rouge de Mao). Il est manifeste, en revanche, que le contexte et les causes du succès de ces essais sont étonnamment similaires. L’histoire, bien évidemment, ne se répète pas, mais rechercher des boucs émissaires, en période de marasme économique et de crise sociale, plutôt que de s’interroger sur le fonctionnement de la structure socio-économique dans son ensemble a toujours constitué un phénomène d’accompagnement intellectuel et politique de l’évolution du capitalisme. L’ironie veut que, quand le capitalisme prospère, il s’attire des critiques virulentes, qui ne le gênent pas, tandis que, lorsqu’il tangue et que l’on redoute qu’il ait perdu sa capacité à surmonter ses contradictions, les critiques se dirigent contre d’autres cibles.
Le texte de Finkielkraut et celui de Zemmour diffèrent l’un de l’autre, au plan du style et de l’argumentaire : le premier est plus intellectuel, tandis que le second est plus politique ; le premier traite de « haute culture » et le second de « culture populaire » ; le premier se révèle banal et sans surprise, le second se montre cohérent et audacieux.
Mais, en fin de compte, un même diagnostic et la désignation d’un ennemi commun les unissent : la République française est en pleine dégénérescence. La cause de ce malheur est double : principalement l’effondrement du système d’éducation et de la haute culture chez l’un, une société trop féminisée, hédoniste et individualiste chez l’autre. Cependant, le facteur principal de l’identité malheureuse de l’État-nation et de son suicide politique réside dans l’immigration massive qui amène en son sein la domination de l’islam. Ces deux livres ont préparé le terrain idéologique pour la réception enthousiaste de la Soumission de Houellebecq et peut-être, de manière indirecte, l’identification de beaucoup de marcheurs (mais non pas la totalité) avec « Je suis Charlie ».
Les deux auteurs peuvent être cités comme exemples d’une immigration réussie. Finkielkraut est né à Paris mais ses parents, venus d’Europe de l’Est, ont été naturalisés français en même temps que lui en 1950. Zemmour est né en banlieue parisienne, à Montreuil, de parents venus d’Algérie pendant les années de la lutte pour la libération contre le pouvoir colonial. Tous les deux ont grandi et ont été éduqués durant les Trente Glorieuses, c’est-à-dire dans une période où la France enregistrait une forte croissance économique, et où l’État-providence fonctionnait. Le phénomène où l’on voit des immigrés – ou des enfants d’immigrés – très bien intégrés manifester une relation négative, voire agressive, à l’égard d’immigrations ultérieures « moins réussies » n’a rien d’exceptionnel (voir l’exemple de Nicolas Sarkozy). Dans l’histoire moderne, quasiment lors de chaque vague d’immigration, des voix grinçantes émanant des précédentes ont fait entendre des critiques.
Ce qui, en l’occurrence, peut surprendre chez ces deux essayistes, au regard de leur réussite en tant qu’intellectuels publics à succès, est que leur capital symbolique provient uniquement de la rédaction d’essais grand public abondamment relayés dans les médias dominants.
Finkielkraut est certes présenté comme philosophe dans les médias – sans doute parce qu’il utilise d’innombrables citations de divers penseurs – mais il ne compte à son actif aucun ouvrage philosophique sérieux. Zemmour a bien essayé d’accumuler un capital symbolique en écrivant des romans mais leur médiocrité l’a empêché d’être reconnu comme romancier. L’époque où les intellectuels commençaient par acquérir du prestige et de l’autorité dans le champ de la création et de la recherche, en dehors du monde de la communication, et venaient seulement ensuite sur la place publique, appartient à un passé révolu. Les dirigeants des médias mainstream se passent désormais des personnalités publiques qui, dotées d’une autorité charismatique, leur paraissent trop incontrôlables. Ils se satisfont de l’autofabrication de leurs propres intellectuels, à savoir des clercs qui se gardent de critiquer directement les véritables élites régnantes, qui savent parfaitement où se situe réellement le pouvoir et qui sont toujours disposés à accuser et à crucifier les « misérables ».
Victor Hugo est mort depuis longtemps mais il reste encore à faire oublier, le plus vite possible, Sartre, Foucault et Bourdieu. Finkielkraut et Zemmour, à l’instar de Bernard-Henri Lévy, Pascal Bruckner et Philippe Val, incarnent parfaitement les nouveaux rapports de forces entre les patrons de la communication et les seigneurs du verbe. Les deux nouveaux essayistes bien en vue possèdent, à n’en pas douter, un appréciable talent d’écriture, critère déterminant du positionnement dans la hiérarchie de la culture parisienne, mais ils disposent surtout d’une impressionnante présence radiophonique et télévisuelle. Et ils ont réussi à capter l’attention grâce à leur traitement direct de l’actualité politico-culturelle.
Leur capacité à sentir intuitivement l’époque, et à épouser les mutations de l’opinion publique leur a valu une forte notoriété ; tous deux en étaient d’ailleurs bien conscients dès le début de leur carrière. Ils ont perçu, plus vite que d’autres, la dissolution du « politiquement correct » des grands penseurs disparus et la défaite des gauchistes vieillissants qui s’étaient placés dans leur ombre. Ils ont parfaitement décodé la désintégration du système de valeurs humanistes des pacifistes et des libertaires qui se sont embourgeoisés.
Ils savaient également que les patrons de presse les accueilleraient car leur discours réveille des instincts endormis, et plaît à un large public de lecteurs et de spectateurs qui se veulent à la fois antiracistes et anti-immigrés, ardemment projuifs et antimusulmans auto-légitimés.
Ils sont ainsi parvenus à contribuer, pour une bonne part, à l’émergence d’un nouveau « politiquement correct » en passe de conquérir une position dominante. Leurs écrits peuvent être superficiels et, au fond, insignifiants mais leur contribution à la formation d’un « politiquement correct » affichant sans honte son égoïsme personnel élitiste et pseudo-national s’avère irremplaçable.
Les deux auteurs ne cessent de se lamenter sur le déclin culturel et intellectuel français. Le fait que leurs écrits aient bénéficié d’un écho aussi important malgré la médiocrité de leurs argumentations prouve au moins qu’une partie de leurs thèses n’est pas totalement erronée.
On ne peut qu’être stupéfié par leur conception superficielle de l’histoire, le défaut de sens historique qui entache leur compréhension de l’État-nation, l’ignorance en économie politique, la candeur dans leurs analyses des rapports de forces politiques et la primauté donnée à des faits divers plutôt qu’aux statistiques et aux analyses de spécialistes.
Le fait de se focaliser sur la France, sans la moindre démarche comparative sérieuse avec d’autres pays, frise un provincialisme que l’on croyait disparu depuis Charles Maurras, Édouard Drumont, Julien
Benda, Alfred Fabre-Luce et quelques dizaines d’autres essayistes semblables, appartenant à un passé révolu.
L’ardente aspiration des deux talentueux enfants d’immigrés à être reconnus comme des autochtones, c’est-à-dire à être des « Français de souche », est de nature à susciter un certain malaise, et peut-être de l’admiration. En fin de compte, il n’y a pas lieu de s’étonner que ces écrits aient tant plu à des lecteurs plongés dans le désarroi par les mirages et les embarras authentiques de la politique des identités en ce début de siècle. Les deux auteurs veulent être très français, sans réellement comprendre la signification de la crise aiguë que connaît la « francité ». Ils s’accrochent à une « France de naguère », totalement imaginaire, qui, à les en croire, aurait existé pendant un millénaire pour s’achever dans le joyeux charivari de Mai 68. Quelle ironie que ces deux fils d’immigrés nostalgiques d’une Éducation nationale où tout le monde ânonnait « nos ancêtres les Gaulois » !
Et n’est-il pas pathétique de voir ce fils de Polonais juifs et ce fils de Berbères juifs fantasmer sur cette « Grande Nation » pourtant disparue à jamais ?
Source: Sand, Shlomo; La fin de l’intellectuel français ? Editions La Découverte, 2016. pp.248-251.
La fin de l’intellectuel français ?
De Zola à Houellebecq
Historien israélien de renommée internationale, Shlomo Sand a fait irruption dans le débat intellectuel français avec ses ouvrages Comment le peuple juif fut inventé et Comment la terre d’Israël fut inventée. Renouant avec ses premières amours, il se consacre dans ce nouveau livre à la figure de l’intellectuel français.
Au cours de ses études à Paris, puis tout au long de sa vie, Shlomo Sand s’est frotté aux « grands penseurs français ». Il connaît intimement le monde intellectuel parisien et ses petits secrets. Fort de cette expérience, il bouscule certains des mythes attachés à la fi gure de l’« intellectuel », que la France s’enorgueillit d’avoir inventée. Mêlant souvenirs et analyses, il revisite une histoire qui, depuis l’affaire Dreyfus jusqu’à l’après-Charlie, lui apparaît comme celle d’une longue déchéance.
Shlomo Sand, qui fut dans sa jeunesse un admirateur de Zola, Sartre et Camus, est aujourd’hui sidéré de voir ce que l’intellectuel parisien est devenu quand il s’incarne sous les traits de Michel Houellebecq, Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut… Au terme d’un ouvrage sans concession, où il s’interroge en particulier sur la judéophobie et l’islamophobie de nos « élites », il jette sur la scène intellectuelle française un regard à la fois désabusé et sarcastique.
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’éditeur (La Découverte)
Source: Investig’Action