La colère du secteur agricole a gagné l'Italie et l'Espagne. Et en France? Tout est bien qui finit bien? Si l'on analyse les causes profondes de cette crise, on ne pourra que constater que le gouvernement français n'est pas en mesure de répondre aux défis qui se posent. Mais pour ce qui est de la Macronie, Gabriel Attal, fraîchement nommé Premier ministre, s'inscrit en droite ligne de l'idéologie de son président. La France marche sur la tête, et à reculons.
Entre 2022 et 2023, la baisse des revenus des agriculteurs a varié entre -12% et -22%. L’étude de l’Allianz Trade s’est concentrée sur les quatre plus grands pays de l’UE, à savoir l’Allemagne, la France, l’Espagne et l’Italie en prenant en compte le revenu moyen par pays. Les agriculteurs français sont ceux dont le revenu a le plus chuté avec -22 % sur un an. On comprend mieux la colère du monde agricole qui a fait ses premières vagues en France et se propage maintenant en Europe notamment en Espagne où le mouvement se durcit.
Dans le même temps, on constate une forte augmentation des salaires dans de nombreux secteurs qui n’est que le rattrapage des effets de l’inflation. On ne peut pas dire que les salariés se sont enrichis, mais ils ont au moins pu limiter la casse. L’INSEE annonce même une croissance du pouvoir d’achat par habitant évaluée à 1,2% en 2023. Ce chiffre ne reflète pas la disparité des situations, mais il montre que le monde agricole subit de plein fouet une crise sans précédent par rapport au reste de la population. C’est d’autant plus injuste que cette profession ne ménage pas ses efforts. Les agriculteurs travaillent en moyenne 55 heures par semaine. Ils nourrissent les Français, mais ils en crèvent comme le martèlent certains slogans.
Au cœur de ces disparités, plusieurs phénomènes qui se combinent : une augmentation des coûts de l’énergie, des engrais, du transport, de la main-d’œuvre agricole… Et un faible pouvoir de négociation dans un secteur agro-alimentaire où les prix sont dictés par les plus forts. Le paysan est impuissant face aux géants de l’agrobusiness et de la grande distribution. Il constate tous les jours que les prix proposés aux consommateurs augmentent plus rapidement que ceux des produits issus de sa ferme. En d’autres termes, les agriculteurs ne sont pas rémunérés équitablement alors qu’ils sont par ailleurs confrontés à la concurrence européenne, voire extra-européenne, avec des traités de libre-échange qui se multiplient.
Le dernier épisode est l’entrée de certains produits ukrainiens dont les droits de douane ont été levés depuis le début de la guerre. Les poulets par exemple, sont proposés moitié moins chers, car ils dépendent d’une main-d’œuvre moins coûteuse et de normes moins contraignantes. Cette concurrence déloyale ne profite pas au paysan français, ni même au paysan ukrainien. En effet, le poulet ukrainien provient d’élevages industriels propriétés de riches oligarques. Il vient gonfler les profits des géants de l’agrobusiness en Ukraine comme en France où l’on ne perd pas une occasion d’améliorer les marges.
La Commission européenne voulait aider l’Ukraine à exporter ses productions par voie terrestre pour contourner le blocus russe sur la mer Noire. Or, ces productions censées partir vers l’Afrique ont été écoulées à bas prix en Pologne et en Roumanie. Cette solidarité dévoyée a ainsi mis le feu aux campagnes. Les agriculteurs polonais bloquent régulièrement la frontière et de nombreuses routes à travers le pays, pour protester contre la concurrence de son voisin ukrainien.
La goutte de lisier qui a fait déborder le tracteur, c’est la hausse de la taxe du gazole non routier (GNR), un carburant utilisé pour les engins agricoles. Son prix au litre est moins élevé que le carburant utilisé par le grand public grâce à une niche fiscale qui devait disparaître progressivement. Prix du carburant et colère populaire : cela rappelle le mouvement des Gilets jaunes qui donne encore des sueurs froides au gouvernement français. Fraîchement nommé Premier ministre, Gabriel Attal est déjà sous pression.
On se gave sur le dos des consommateurs et des petits agriculteurs
On voit aisément que tout le monde ne souffre pas de ce système. Une enquête de l’Institut de La Boétie, le think tank de La France Insoumise, montre que les marges des industriels ont explosées et sont à l’origine d’une grande partie de l’inflation.
Ce taux de marge atteint 48 % au premier trimestre 2023. On est bien au-dessus de la moyenne de 40% observée depuis 2008.
Cette augmentation sans précédent des profits de l’industrie agroalimentaire est aujourd’hui la première cause de la flambée des prix de l’alimentation. L’étude est sans appel, la moitié de l’inflation est causée par la hausse des profits bruts. Pour faire simple, si nous payons 10 € de plus, c’est 5 € qui vont directement dans la poche des industriels du secteur. La guerre en Ukraine et Poutine ont bon dos dans le narratif de nos hommes politiques. On se gave surtout sur le dos des consommateurs et des petits agriculteurs.
Face à une situation aussi explosive, des mesures rapides ont été prises. Mais le gouvernement a-t-il vraiment répondu aux problèmes de fond d’un modèle productiviste qui détruit tant les que l’environnement ?
A la manœuvre, dans les négociations, on trouve la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) et son président Arnaud Rousseau qui a surtout défendu les intérêts des puissants acteurs de la filière. Ce directeur de multinationale, administrateur de holding, a un regard sur le monde paysan qui est bien loin du quotidien de ceux qui n’arrivent plus à vivre de leur travail.
Arnaud Rousseau est un céréalier qui possède 700 hectares de terres en Seine-et-Marne. Il est aussi président du groupe Avril (Puget, Lesieur) qui réalise 9 milliards de chiffre d’affaires. Il a obtenu des concessions du Premier ministre afin de maintenir un système mortifère pour la biodiversité, la santé publique et le bien-être des petits exploitants.
Gabriel Attal a cédé aux revendications du syndicat agricole majoritaire (55 % de représentativité aux chambres d’agriculture), en particulier sur les normes et les pesticides. Les 400 millions d’euros de mesures d’urgence auxquels vient s’ajouter le remboursement partiel de la taxe sur le gazole non routier (GNR) ont fait retomber la pression, mais ils ne règleront pas sur la durée la fuite en avant de cette agriculture productiviste.
Plus de pesticides ?
Comme le souligne fort justement Médiapart, le duo FNSEA-gouvernement s’est mis d’accord sur la suspension du plan Écophyto en écartant le ministère de l’Écologie et de l’Agriculture. Cette décision se fait au détriment des normes environnementales. Seule la Confédération paysanne a refusé ce compromis et souhaite poursuivre le combat. Les écologistes ne décolèrent pas non plus, ils militent depuis des années pour une baisse de l’utilisation des pesticides et ce plan Écophyto prévoyait d’en réduire l’usage de 50 % d’ici à 2030. C’est encore loupé ! pour le plus grand bonheur des géants de la chimie et de l’agrobusiness. Même si on ne parle que de suspension, ce rétropédalage se heurte à un jugement de juin 2023 qui contraint l’Etat à agir dans ce sens. Il y a urgence selon Marine Tondelier, secrétaire nationale des Écologistes – EELV :
“Cela fait quinze ans qu’on nous promet une baisse de l’utilisation des pesticides et que cela ne se fait pas. 15 ans de retard pour la santé des Français, pour la biodiversité. On a perdu en 40 ans, en Europe, 60 % des oiseaux des champs (…) Les agriculteurs n’ont rien gagné, puisqu’ils attendaient beaucoup de choses pour leur revenu. Mais par contre tout le monde a perdu avec cette réforme”.
Attardons-nous sur quelques chiffres de l’Atlas des Pesticides. Les cheveux des êtres humains servent souvent à analyser la présence de substances chimiques. On trouve des taux élevés qui montrent combien les pesticides sont omniprésents dans l’environnement. La France et la Belgique sont particulièrement concernées. Si le caractère nocif de ces taux n’est pas avéré, il pose la question de leurs effets à long terme sur nos organismes.
Par leur exposition aux produits phytosanitaires, les agriculteurs ont plus de risque de développer des cancers (myélome multiple, lymphome) et des maladies dégénératives.
Une autre étude menée par 60 millions de consommateurs montre que plus d’un tiers des riz achetés en supermarché sont contaminés aux pesticides. Mais, bonne nouvelle : « Aucune substance ne dépasse sa limite maximale de résidus… quand elle existe ». En effet, pour certaines molécules il n’y a pas de seuil. Dans ce cas, y aurait-il trop de normes ou pas assez ? Le débat reste ouvert…
Une catégorie a été laissée pour compte dans cet arbitrage, ce sont les apiculteurs (60 000 en France). La mortalité des abeilles va sonner le glas de leur profession. Elles sont en voie de disparition et on estime leur taux de mortalité à 30%. Ces chiffres augmentent chaque année. Ces données affolantes prévoient une extinction totale des espèces d’abeilles d’ici quelques années. L’utilisation massive des pesticides est bien évidemment pointée du doigt. 80 % des plantes dépendent des abeilles pour se reproduire. La pollinisation de 90 % des arbres fruitiers est également assurée par ses insectes qui ne demandent rien d’autre qu’une nature préservée.
Le capitalisme tue
Le malaise dans l’agriculture est profond et perdure. Il ne tue pas que les abeilles. Un rapport du Sénat montre une surmortalité par suicide dans le milieu agricole par rapport au reste des Français. Cela représente 1,5 suicide par jour. Ce chiffre effrayant pourrait même être sous-estimé du fait que seules les personnes remboursées ont été prises en compte dans ces statistiques.
On encourage les agriculteurs à s’endetter pour s’agrandir et gagner en productivité. La charge de travail explose sans aucune garantie de meilleurs revenus. Certains agriculteurs se retrouvent dans des situations intenables qui les poussent au désespoir. Pourquoi persévérer dans ces logiques mortifères ?
Plus de libre-échange ?
Une seule proposition a semblé aller dans le sens de l’apaisement sur le front de la concurrence. La France a annoncé que la Commission européenne avait cessé de négocier un accord commercial avec le Mercosur, un groupe de pays d’Amérique du Sud.
Bruxelles a tout de suite démenti les assurances de Paris par l’intermédiaire d’ un assistant du commissaire au Commerce Valdis Dombrovskis : « Bruxelles n’a pas l’intention de mettre fin aux négociations sur un accord commercial avec le bloc latino-américain du Mercosur ». Il semblerait qu’Emmanuel Macron a parlé sous la pression des agriculteurs protestataires sans avoir la main sur la décision finale.
S’il a l’intention d’engager un bras de fer avec l’UE, le président français ne pourra pas compter sur le soutien de l’Allemagne. Le chancelier allemand Olaf Scholz a réaffirmé son soutien à l’accord : « L’Allemagne est un pays qui est très attaché au libre-échange (…) et je pense que nous sommes tous d’accord pour dire que nous avons besoin de tels accords, car ils ont une grande importance géostratégique“. L’Allemagne veut en effet élargir les débouchés de sa puissante industrie exportatrice.
Au final, le vote se fera à la majorité qualifiée, la France ne pourra pas s’y opposer. D’autres pays appuient le texte comme les Pays-Bas, l’Espagne, les pays scandinaves… Gardons à l’esprit que ce n’est pas qu’un accord agricole. Il s’inscrit dans un contexte de guerre commerciale au niveau mondial notamment avec la Chine. Il doit permettre d’assurer plus de diversification d’approvisionnement en minerais stratégiques critiques (lithium, cobalt, graphite et nickel) que l’on trouve au Brésil.
Rien ne semble pouvoir arrêter ces traités de libre-échange qui sont les vrais coupables de cette crise. Pour autant l’UE signe de nombreux accords comme récemment avec la Nouvelle-Zélande, le Chili et le Pérou. Les députés européens ont voté à chaque fois la ratification à une très large majorité.
Le crédo des pouvoirs publics à Paris et Bruxelles reste le même : produire de plus en plus, des produits de basse qualité pour rester compétitifs et mieux se vendre à l’étranger. Les filières de l’agriculture verte ne pourront survivre qu’à coup de subventions et à chaque mouvement de colère, les mêmes mesures viseront à préserver une agriculture productiviste sans s’attaquer aux injustices et aux dogmes libéraux.
Et que dire des conséquences désastreuses que pourrait avoir l’adhésion de l’Ukraine à l’UE sur l’agriculture française et européenne ? Pierre Lellouche résume bien la situation par cette formule : «Les travailleurs européens ont aimé le plombier polonais, nos paysans vont adorer les agriculteurs ukrainiens ». Dans une interview au Figaro, il évoque sans détour « la menace que fait peser l’énorme production agricole ukrainienne susceptible de faire littéralement imploser la politique agricole commune (la fameuse PAC) » :
« Car l’Ukraine, de tout temps le grenier de l’Europe, c’est le quart de la surface agricole du continent, le quatrième producteur mondial de céréales ; ce sont d’immenses exploitations pouvant atteindre plus de 500 000 hectares (!) – la taille du Jura, 15 000 d’entre elles atteignant 10 000 hectares contre en moyenne 69 en France… Ne serait-ce que par la surface agricole, l’Ukraine deviendrait immédiatement le premier bénéficiaire de la PAC, détrônant ainsi la France (avec nos 9 milliards actuels, qui représentent un peu moins de la moitié de notre contribution annuelle à l’UE). L’Ukraine, ce sont aussi des salaires à 200 euros mensuels, et l’absence de toute norme phytosanitaire ou autre (comme le bien-être animal) telles qu’imposées à nos producteurs. »
Est-il nécessaire d’en ajouter ?
Des lois censées protéger les paysans, mais difficiles à appliquer
Les lois EGalim devaient assurer un meilleur revenu aux agriculteurs en garantissant un prix minimum de la matière première agricole. Les technocrates ont ainsi tenté de rééquilibrer les règles du commerce, mais les industriels n’ont pas tardé à trouver la parade. Les centrales d’achat de la grande distribution situées hors des frontières du pays, en Europe, sont ainsi accusées de contourner la loi française pour écraser les prix.
Les enseignes s’en défendent et affirment qu’elles cherchent simplement à rester compétitives sur le marché européen en négociant à plus grande échelle.
Dans ce contexte de vives tensions, le gouvernement a souhaité renforcer le contrôle des contrats signés dans le cadre des négociations entre distributeurs et industriels. Concernant les centrales d’achat domiciliées à l’étranger, Bruno Le Maire a martelé que «tout produit vendu en France doit respecter la loi française». Le ministre de l’Économie a l’intention de faire respecter ce principe et de sanctionner les tricheurs.
En conclusion
En retournant les panneaux de signalisation dans toute la France, le monde rural montrait son mécontentent par une action pacifique. Le slogan était « On marche sur la tête ». Après 15 jours de mobilisation où les agriculteurs ont haussé le ton par des blocages et des actions plus musclées, peut-on dire que nous sommes sur la bonne voie ?
Pas vraiment, la priorité gouvernementale a été de sanctuariser une agriculture industrielle en totale contradiction avec l’urgence climatique et sociale. L’État a annoncé un assouplissement des normes en oubliant qu’elles protègent l’intérêt général et sont garantes de notre prospérité à long terme. Comme le résume si bien un dessin publié dans le média « Basta ! », nous nous éloignons de plus en plus d’une agriculture raisonnée avec la bénédiction de la FNSEA.
Le quotidien « L’Humanité » dans un récent reportage est parti à la rencontre des producteurs bio qui ne cachent plus leur détresse. La Fédération nationale d’agriculture biologique (FNAB) reste mobilisée malgré le retour au calme et dénonce l’abandon de la filière par le gouvernement et les syndicats majoritaires. Comme le soulignait, Philippe Camburet, son président : « l’année 2023 devrait probablement être la première à voir reculer les surfaces conduites en bio ».
Une tendance qui en dit long sur l’époque. Nous marchons sur la tête… et à reculons !
Source: Investig’Action
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