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Philippe Borrel, réalisateur : “Demain, qui gouvernera, humains ou algorithmes?”

Son film « Un monde sans humains »  était diffusé sur Arte en 2012, serait-il encore diffusé aujourd'hui? Auteur-réalisateur, journaliste reporter d'images et documentariste, Philippe Borrel se présente comme un « passeur » pour éveiller les consciences en traitant des sujets d’actualité. Ce film a connu plusieurs suites comme « Un monde sans travail » et « L’urgence de ralentir » , mais arrêtons-nous sur le sujet du transhumanisme, objet du film « Un monde sans humains ».

Comment vous êtes-vous intéressés au transhumanisme ?

Comme pour chaque film, c’est avant tout une histoire de rencontre(s). Celle d’abord de Fabienne Servan Schreiber et Estelle Mauriac, mes productrices de Cinétévé qui m’avaient déjà permis de réaliser « Un monde sans fous ? » (diffusé en 2010 sur France 5) consacré à la crise de la psychiatrie en France. Deuxième rencontre déterminante : celle de Noël Mamère (journaliste, ancien député écologiste jusqu’en 2017 et candidat des Verts à la Présidentielle de 2002, le seul ayant réussi à recueillir plus de 5% de suffrages). Noël souhaitait lui explorer les conséquences pour l’homme et la société, de la course au progrès technologique. Or depuis le début des années 2000, les perspectives transhumanistes étaient déjà devenues LA nouvelle frontière à dépasser, le « mantra » d’un nouveau capitalisme hightech de plus en plus financiarisé. L’une des motivations principales est simple : dans l’idéologie transhumaniste l’homme est mis au centre de l’univers, il doit être augmenté et amélioré, dans le but de devenir une sorte de Dieu…
Le mouvement transhumaniste revendique ainsi de dépasser toutes formes de limites humaines – y compris la mort – en fusionnant toujours plus l’homme et la machine. Or les transhumanistes, encore méconnus en France au début des années 2010, avaient réussi à imposer ces nouveaux mythes à la sphère financière afin qu’elle investisse massivement dans toutes les nouvelles technologies numériques. Et pour que nous y adhérions, nous aussi, ils ont recouru à une sorte de storytelling, de l’ordre de la pensée magique ou de la promesse marketing : « Avec mon cerveau je vais déplacer un objet » ou « Je pourrai même transférer ma mémoire dans le silicium ! ». Mais derrière cette offre, cette promesse, quels étaient (sont) les véritables intérêts à l’œuvre ? Avec Noël Mamère, notre intuition était qu’il était urgent d’aller explorer derrière la façade, de rendre visible la logique implicite, afin d’alerter au sujet du nouveau monde en genèse, un monde qui se révèle être de plus en plus déshumanisé.

Vous faites un lien entre le film précédent « Un monde sans fous ? » et le suivant donc sur le transhumanisme…

Sans en avoir forcément conscience, nous vivons déjà dans une société qui se réserve le droit de trier parmi les humains… Et tout particulièrement parmi les malades mentaux – que nous sommes tous potentiellement à un moment de notre vie. Un tri entre les bons, c’est à dire ceux qui pourront au prix d’une béquille pharmaceutique ou médicale, se conformer à des univers professionnels de plus en plus contraignants, et les mauvais, qu’il s’agit d’éliminer socialement. Notre film « Un monde sans humains ? » (96mn, 2012, Cinétévé/Arte) s’inscrit dans la continuité de questions qui étaient déjà soulevées dans mon précédent documentaire « Un monde sans fous ? » (67mn, 2010, Cinétévé/Forum des images/France 5). Or nous ne réalisons pas à quel point les technologies numériques nous transforment et rendent dépendants d’elles, façonnant jusqu’à nos comportements, nos relations aux autres, notre pensée ou notre vision du monde. Alors que nous sommes – en fait – tous isolés dans des « bulles algorithmiques » contrôlées par des (nos) machines dont les codes source, les logiciels et au final la logique qu’elles mettent en oeuvre, sont dictés par des intérêts particuliers qui nous échappent et sur lesquels nous n’avons plus aucune prise, en tant que simple consommateurs.

Le mouvement transhumaniste revendique ainsi de dépasser toutes formes de limites humaines – y compris la mort – en fusionnant toujours plus l’homme et la machine.

Depuis une quinzaine d’années à peine, des outils high-tech comme les smartphones, entretiennent un rapport de plus en plus proche de nos corps – presque intime – et aujourd’hui, on constate qu’ils finissent par innerver jusqu’à nos manières d’être, traçant au passage chacun de nos choix en temps réel. Ainsi, leur usage modifie progressivement notre subjectivité. Nous utilisons chaque jour un peu plus ces objets multiples dont le dénominateur commun est le numérique, c’est-à-dire une logique informatique qui induit en nous une illusion permanente d’immédiateté et de transparence. Notre perception sensible est remplacée par le calcul et la vérité devient chiffrée, donc totalement mesurable. Ce qui ne l’est pas, tend à ne plus exister.

Savez-vous que des chercheurs en sociologie travaillent même à « l’acceptabilité » de ces technologies ? En d’autres termes, comment faire pour qu’on ait envie de ces technologies, qu’on en ait « besoin ». Cette acceptabilité pourrait être au service du bien commun, mais c’est souvent l’agenda des plus puissants qui passe en priorité ! Et ça fonctionne, car tout est devenu marché… même l’humain. Des techniques de management, comportementales et psychosociales, ont été mises en application, affinées au fil du temps, pour gouverner par les émotions, dont la peur, pour nous faire consommer compulsivement et, au passage, nous faire aussi perdre nos repères, notre capacité à nous projeter dans l’avenir, dans le collectif. On a ainsi réussi à individualiser toujours plus la société pour mieux la maintenir dans un état de sidération qui la rend aujourd’hui incapable de se projeter et de désirer autre chose, ou de proposer une vision commune. Mais ces outils, censés nous faire gagner du temps, nous rendre plus efficaces et nous libérer en facilitant la « communication » dans une société en flux permanents, ont surtout généré un malaise. Celui-ci se manifeste par un sentiment généralisé de perte de valeurs et de repères, par une épidémie d’addiction et de dépressions. Des sociologues, des philosophes et quelques scientifiques ont pourtant lancé l’alerte : ils ont établi un lien direct entre la course au progrès technologique, une logique de performance généralisée et la déshumanisation progressive de notre société.

Ce que nous voyons arriver en fait, c’est la promesse d’un gouvernement par les algorithmes à la recherche de l’optimisation


Cette emprise du numérique n’est pas anecdotique,
parce qu’elle est nouée à une réelle volonté politique. Au début du XXIe siècle un impératif d’innovation a en effet vu jour et on s’aperçoit que cette logique est désormais à l’œuvre, globalement. Plusieurs programmes ambitieux qui assument leur proximité avec les ambitions transhumanistes ont ainsi été lancés au niveau mondial et tournent tous autour de la même idée de faire converger plusieurs technologies, en décloisonnant des disciplines scientifiques. Ils définissent une nouvelle frontière à dépasser pour contribuer – à tout prix – à un rebond de la croissance économique, avec à la clé – nous promet-on – les futurs emplois du monde post-industriel, qui donneraient ainsi naissance à une nouvelle « société du savoir ». Mais ce que nous voyons arriver en fait, c’est la promesse d’un gouvernement par les algorithmes à la recherche de l’optimisation . Ne dit-on pas qu’il faut « optimiser » les dépenses publiques, les dépenses de santé, les dépenses dans l’éducation ? Ce serait désormais cela le « progrès » de notre société : l’optimisation de tout, à chaque instant. Au-delà des intérêts propres au marché, il s’agit d’un mouvement où depuis déjà trois décennies chacun est amené à intérioriser ces nouveaux objectifs. Pierre Dardot, philosophe coauteur avec Christian Laval de « La nouvelle raison du monde : Essai sur la société néolibérale », parle, lui, de la fabrication d’une nouvelle forme de subjectivité. Chacun devrait ainsi progressivement intégrer le programme néo-libéral à son mode de fonctionnement, pour auto-gérer son capital santé, son capital physique, son capital intellectuel, devenant auto-entrepreneur de lui-même, mis en compétition avec les autres dans une société de plus en plus atomisée, les individus n’étant désormais plus liés, mais seulement reliés en réseaux.

Simultanément, une véritable culture du résultat s’est imposée à travers la nouvelle mode des techno-sciences et de leurs applications commerciales immédiates, au détriment de la recherche fondamentale étatique qui dominait encore au siècle dernier. Le changement de paradigme est radical, puisque l’esprit de compétition et la vision à court terme des intérêts privés ont pris le dessus sur l’intérêt général d’une science qui était soit disant autrefois désintéressée. Un mythe chasse l’autre et à la grande histoire d’un progrès scientifique au service de l’humanité on préfère désormais celle d’une humanité qui aurait tout à gagner de se transformer – individuellement – grâce aux technologies, en acceptant une emprise toujours plus poussée des machines pour tenter de rester compétitif dans une économie de plus en plus mise sous tension. Ainsi le transhumanisme promeut, en l’encourageant le dépassement de soi, seul contre tous. Mais qui sont ou seront les réels gagnants au final ?

L’un des prophètes les plus connus du transhumanisme, devenu nouvelle foi scientiste, est l’Américain Ray Kurzweil, que l’on découvre dans « Un monde sans humains ? ». Ce self-made-man inventeur tout terrain, qui dès les années 80 aurait prédit la révolution mondiale d’Internet, a largement contribué à populariser la notion de « Singularité », un point hypothétique situé dans le futur, aux alentours de 2029. Il s’agirait du moment où les machines bénéficieront d’une telle puissance qu’une autre forme d’intelligence, artificielle et autonome, pourra émerger, dépassant l’intelligence humaine. Nous n’aurions alors, selon Kurzweil, aucun autre choix que de fusionner avec les machines pour devenir des « posthumains », faisant ainsi naître une nouvelle civilisation, dans laquelle l’homme serait devenu définitivement obsolète. Or il semble que nous y sommes presque déjà.

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Votre film « Un monde sans humains ? » a été diffusé en 2012 sur Arte, depuis sa diffusion le monde qui se prépare est-il comme annoncé dans le film ?


Ce n’est plus un monde qui « se prépare », mais c’est déjà le monde dans lequel nous évoluons en fait chaque jour. Nous sommes exactement comme la grenouille de la fable, qui meurt sans même s’être aperçue que l’eau dans laquelle elle baigne, était en train de chauffer et sur le point de bouillir !

“25% des Européens seraient prêts à laisser des algorithmes gouverner plutôt que des hommes politiques”

On nous a vendu un néolibéralisme qui devait nous rendre plus heureux, plus efficaces, nous apporter du bien-être, nous permettre de vivre plus longtemps et, pourquoi pas, de devenir un jour immortels. Les lobbies des industries informatiques, pharmaceutiques, militaires et sécuritaires soutiennent la convergence technologique parce qu’elles en tirent leurs profits, contribuent à cette fuite en avant. La réponse aux problèmes créés par l’usage de la technologie dans nos sociétés devient systématiquement une nouvelle technologie. Jamais il n’est en effet question de chercher à réfléchir et à remettre en cause le fonctionnement du modèle économique dominant qui encourage pourtant cette course au progrès. Or celle-ci se révèle délétère sur une planète aux ressources limitées, avec son écosystème désormais menacé de devenir invivable. Mais nous laisse t-on le choix ? Longtemps confinée aux domaines de la science, de l’industrie et du divertissement, la technologie envahit ainsi des territoires considérés jusque-là comme essentiellement humains : les relations intimes, la psychologie, l’art, l’éducation et même… la politique. La conquête se fait sur plusieurs fronts simultanément : la sécurité, l’économie, le droit, l’environnement, la santé, mais aussi sur le plan électoral, et tout cela à grand renfort de big data. Cette évolution, qui soulève pourtant de nombreuses questions éthiques, ne semble pas inquiéter les citoyens de nos démocraties, souvent lassés par des décennie de crises à répétition. Dans un sondage réalisé en mars 2019 par l’Université IE de Madrid, on apprend ainsi que « 25% des Européens seraient prêts à laisser des algorithmes gouverner plutôt que des hommes politiques pour prendre les bonnes décisions (…) Un chiffre qui monte à 30% en Allemagne, en Italie, en Irlande, au Royaume-Uni et même à 43% aux Pays-Bas ».

Du coup, qui décide aujourd’hui de ce qui relève de questions politiques et éthiques liées à la robotisation, aux techno-sciences ou au posthumanisme ? On nous promet de nous « libérer » de tâches ingrates pour nous donner plus de temps – libre ou productif – grâce à une nouvelle vague d’automatisation de véhicules (voitures, taxis et même camions) autonomes comme le sont déjà prétendument robots et autres IA (Intelligences Artificielles) qui ne s’attaquent plus seulement au travail des cols bleus, mais au socle même de notre société contemporaine : les cols blancs. Mais qu’a-t-on fait depuis des décennies ? On nous a sans cesse répété : « Il faut suivre le protocole », ce qui revient à dire : « Il ne faut surtout plus penser pour être efficace ». Or, si on suit systématiquement des protocoles imaginés par d’autres que nous, on finit par devenir tous facilement remplaçables par des machines. Nous vivons donc déjà dans un monde où les techno-sciences dominent en ambitionnant d’« améliorer l’homme », pendant que les choix politiques deviennent une affaire de lobbies et d’experts. Et cela préfigure peut-être un monde encore plus déshumanisé – un monde sans humains (?) – si aucune forme de résistance ne parvient à enrayer cette course systématique d’un progrès qui a été mis au service exclusif des intérêts des élites, c’est à dire à peine moins de 0,01% de la population mondiale.

Voit-on apparaitre des contre pouvoir à cette idéologie ?

Aujourd’hui, s’il vous prend de contester les recherches menées dans la Silicon Valley, on vous ringardise. Si vous affirmez que vous êtes opposés aux robots, aux IA, à la numérisation systématique du monde, alors vous êtes rétrograde, contre le progrès. C’est tout juste si on ne vous dit pas que vous voulez revenir à l’âge de pierre. La discussion paraît impossible, le débat est complètement biaisé. L’imaginaire est la façon dont on est capable de comprendre ce qui se passe et de se projeter dans l’avenir. C’est le rôle des artistes, des penseurs, des activistes ou même des documentaristes que d’entrer en résistance. La possibilité d’émancipation passe en effet par la rébellion et par des deuils : « Non, nous ne sommes pas immortels, puissants, performants. Oui, nous sommes des êtres faillibles ». Le reste n’est qu’illusion. Or ce qui est promu aujourd’hui, c’est l’efficacité d’un gouvernement par les algorithmes. Ne dit-on pas qu’il faut « optimiser » les dépenses publiques, les dépenses de santé ? S’il est très difficile de résister à cette tendance ce n’est pas encore impossible non plus ! La résistance de groupes humains qui travaillent ensemble, militent pour réagir à ce qui se met en place ne joue donc que dans les marges, pour l’instant. Mais elle s’active déjà tout autour de la planète. En Europe, en Amérique Latine, aux États-Unis ou en Inde, des initiatives proposent de repenser le vivre ensemble. Une multitude d’expériences locales sont en train d’émerger dans les champs de la finance, de la production, de l’agriculture, de l’énergie, et celles-ci essaiment hors du champ médiatique, que ce soit dans les mégapoles ou les campagnes, dans les pays du Nord ou du Sud. Un des enjeux majeurs de cette quête d’autonomie est d’ailleurs la ré-appropriation des savoirs (être ou vivre) à travers l’éducation. « Il y a dans la société des façons collectives de s’accorder et de créer des règles de coopération qui ne sont pas réductibles au marché et au commandement étatique » écrivent le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval dans leur livre
« Communs, essai sur la révolution au XXIe siècle ». De plus en plus de gens réalisent que les gouvernements et les marchés ne peuvent pas, et ne veulent pas, résoudre leurs problèmes, et que les réponses pour faire face aux urgences écologiques, sociales et économiques sont donc à (ré)inventer sur le terrain, en prenant garde de s’adapter à chaque problématique locale.

La notion de « communs » propose donc une troisième voie. Il s’agit d’agir et de coopérer avec nos pairs, de manière auto-organisée, pour satisfaire nos besoins essentiels en mettant fin à l’esprit délétère de l’illimité. Toutes celles et ceux que j’ai rencontrés pendant l’année qu’a duré le tournage de mon film « L’urgence de ralentir » (le contrechamp positif de « Un monde sans humains ? ») partagent un même sens de cet auto-gouvernement, d’une collaboration autour de ressources locales et de pratiques initiées collectivement. C’est cette praxis instituante mise en place sur le mode du « Bottom up » comme disent les anglo-saxons – c’est-à-dire depuis la base de la société sans plus attendre les élites – qui devient la pierre angulaire de ces alternatives, et peut-être un espoir pour l’avenir.

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Pour résumer au final, je cite le romancier d’anticipation Alain Damasio qui a participé à plusieurs débats après des projections publiques de « Un monde sans humains ? » en France et en Suisse : « Ce que révèle ce documentaire est essentiel : nous arrivons à un seuil de dépossession de nos vies par anthropotechnie, c’est à dire ces technologies visant à modifier l’être humain en intervenant sur son corps, et ceci sans but médical. Nous voyons se profiler à l’horizon l’hybridation homme/machine, nous sommes désormais entourés d’un cocon technologique multicouches, prisonniers de ce cocon. Alors il faut alors trouver du sens. Au Moyen Âge, on redoutait la nature et les forêts opaques. On créait des mythes pour expliquer la nature et ses mystères. Nous en sommes arrivés au même point. Nous sommes tellement dépossédés par la technologie qu’il nous faut créer des mythes pour nous ré-approprier ce monde qui nous échappe. Nous avons une responsabilité capitale. Nous pouvons scénariser le futur ! Soit sous forme d’une utopie, soit d’une dystopie – ou contre-utopie. Pour moi, il y a donc un « combat des imaginaires » à mener. Les transhumanistes ont lancé ce combat imaginaire. Il nous reste à nous positionner dans ce combat. Il faut habiter notre humanité, l’incarner et vivre avec toute la puissance de notre humanité au lieu de rechercher la toute-puissance. Alors, on se rendra compte de la vanité de tous ces développements transhumanistes. »

Les films suivants diffusés en 2014, 2016 et 2018 sont-ils une forme de suite et qui se voudraient le pendant positif du film « Un monde sans humains ? » ?


« L’urgence de ralentir » (84mn, 2014, Cinétévé/Arte) lui aussi co-écrit avec Noël Mamère, est l’unique contrechamp – positif – de « Un monde sans humains ? ». Pour réaliser ensuite « Un monde sans travail ? » (75mn, 2017, Cinétévé/France 5) au sujet de la fin annoncée du « travail », j’ai mené l’enquête en France, en Belgique, en Suisse, dans la Silicon Valley et sur la côte Est des États-Unis, à la rencontre de chercheurs, d’entrepreneurs ou de lanceurs d’alerte au coeur de ce monde en pleine disruption technologique et sociale.

Le plein-emploi apparait en effet comme la promesse d’un passé définitivement révolu. Avec la multiplication des dispositifs algorithmiques, les cols blancs sont la prochaine cible de l’automatisation, le capital préférant désormais investir dans les machines « intelligentes », plus fiables et moins coûteuses que les humains. Et les inégalités se creusent. Mais pour certains, cela n’est pas une fatalité. À la marge, du côté de la société civile, les idées se multiplient pour tenter de faire face à cette fin annoncée du plein emploi : proposition de créer un revenu minimum d’existence universel et relance d’un combat politique afin de pousser les États à garantir une nouvelle répartition de la création de richesses dans une société qui sera de plus en plus automatisée et inégalitaire. À force de fixer l’emploi comme une finalité, nous avons oublié que le travail n’est qu’un moyen. À choisir, ne vaut-il pas mieux une société qui produit de la valeur, même sans générer de l’emploi, que l’inverse ? Reste encore à nous déconditionner. Ce film cherche donc lui aussi à alerter sur ces questions qui nous concernent toutes et tous.

J’envisage en effet mon rôle d’auteur-réalisateur comme celui d’un « passeur », c’est-à-dire celui qui œuvre pour permettre aux spectateurs de décaler leur regard en changeant de point de vue sur un sujet ou sur le monde. Mon dernier documentaire en date s’intitule « La bataille du Libre » (87mn, 2019, Temps noir/Arte). Il s’inscrit dans la continuité des cinq films précédents puisqu’il est construit sur le même principe – en champ /contrechamp – monté comme un gigantesque puzzle filmé aux quatre coins du monde. Dans celui-ci, je m’interroge sur le code qui fait
fonctionner nos machines, au sujet des logiciels « libres » tout particulièrement. Ce film propose un état des lieux de deux logiques qui s’affrontent au cœur de la technologie : les principes émancipateurs du logiciel libre qui s’attaquent à ceux, exclusifs et « privateurs », du droit de la propriété intellectuelle. De nombreux défis qui semblent encore impossibles à atteindre – climatiques, énergétiques ou sociaux – pourraient en effet être relevés demain par l’humanité toute entière au-delà des frontières, grâce aux modèles expérimentés par les activistes du « Libre ». Et pas seulement dans l’informatique. Il semblait parfaitement impossible il y a 20 ans que des acteurs non-industriels ou non-étatiques puissent parvenir à produire collectivement un système d’exploitation informatique tel que Linux ou une encyclopédie comme Wikipedia. Logiciels libres, semences libres, médicaments libres, connaissances libres : des objets, des appareils, des machines, des concepts, reproductibles et modifiables, sont désormais à partager à l’infini entre tous ceux qui le souhaitent grâce à la libre diffusion en « Open source » de leurs plans. Les principes juridiques fondateurs du logiciel libre servent donc aujourd’hui d’exemple : celui d’un combat gagné contre le modèle dominant de propriété intellectuelle.

Depuis, les pratiques collectives et contributives du « Libre » essaiment dans bien d’autres domaines. Elles ont pour principal attrait de dessiner une alternative aux logiques de marchandisation et de contrôle, qu’il s’agisse de technologie, d’écologie, de défense des services publics. En mettant l’accent sur la liberté, la coopération et le partage, elles redonnent, par la même occasion, de l’autonomie et du pouvoir aux utilisateurs. Elles peuvent ainsi contribuer à faire émerger un monde libéré du capitalisme radicalisé. Et si le véritable enjeu du « Libre » était de mettre la technologie au service du Commun, plutôt qu’au seul bénéfice d’une minorité dont les intérêts particuliers nous mènent à toujours plus d’uniformisation de nos modes de vie et à la catastrophe climatique ? Depuis 2019, ce dernier film a été projeté plus de 400 fois en public dans 13 pays puisqu’il a aussi été adapté en version anglaise intitulée « Hacking for the Commons ». Ces deux versions restent d’ailleurs visibles en VOD sur Viméo.

La science fiction relève le plus souvent de la dystopie technologique, selon vous est-ce une manière de nous habituer à ce futur où l’autonomie humaine est réduite ou plutôt de nous avertir pour l’éviter ?

Les deux bien-évidemment ! On trouvera aussi bien des auteurs technophiles ou transhumanistes, alors que d’autres seront plutôt technocritiques ou même néoluddites… puisque tout est affaire de point de vue, de propos et d’angle : d’où parle l’auteur et avec quelle motivation. Après, selon l’époque et le contexte, un courant sera peut-être plus
mainstream et donc plus facilement accessible ou audible que l’autre, parce que la critique nuit à l’imaginaire dominant.

Que penser des élections US du point de vue des investissements technologiques et de l’idéologie transhumaniste ?


L’imaginaire transhumaniste recoupe la vision du mouvement politique « libertarien » qui ambitionne lui de réduire l’action étatique à son strict minimum, en mettant fin à toute logique re-distributive ou d’entraide (sécurité sociale, retraite, congés payés, etc) afin d’abolir un jour toutes entraves à la libre concurrence sur le marché. Le nouveau président argentin depuis décembre 2023, Javier Milei, avec sa tronçonneuse pendant toute sa campagne électorale, incarne parfaitement cette volonté libertarienne de réintroduire la loi de la jungle, la loi du plus fort. Une autre des figures les plus médiatiques du libertarianisme est Elon Musk, propriétaire de X (anciennement Twitter), de Tesla et de Space X. C’est aussi un acteur majeur du secteur de l’intelligence artificielle et surtout l’un des plus fervents promoteurs de la conquête spatiale privée : il souhaite non seulement conquérir la planète Mars pour la « terra-former » mais même y mourir aussi… Bref, son imaginaire est à la croisée parfaite de celui des libertariens et des transhumanistes. Or Elon Musk vient d’apporter son soutien officiel à la candidature de Donald Trump, en y contribuant non seulement financièrement mais aussi grâce à X, le réseau social qu’il a racheté en 2022, devenu depuis un amplificateur mondial de fake news. Mais Elon Musk est loin d’être le seul milliardaire pro-Trump. Dans la Silicon Valley Peter Thiel, qui avait co-fondé Pay Pal avec Musk, est lui une figure plus discrète mais aussi très active du mouvement libertarien, et un supporter de Trump. Le capitalisme en crise a toujours dérivé vers une forme de fascisme : libéral avec les forts, les plus fortunés, mais autoritaire avec les faibles, les plus pauvres. L’histoire se répète. Que ce soit aux États-unis ou ailleurs, la bataille du Commun a donc déjà commencé !

Est-ce un sujet typiquement nord américain ou également européen ?


C’est global malheureusement. Partout où le « progrès », la technologie et le capitalisme se sont se sont infiltrés en répandant leur logique , on retrouvera des gens concernés par ces même enjeux… Que ce soit dans les pays du Nord ou du Sud.


Source: investig’action.net

Ses films sont accessibles ici:

« La bataille du Libre »

« Un monde sans travail ? »

L’urgence de ralentir

« Un monde sans fous ? »

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