Pantouflage : plus de 500 anciens fonctionnaires sont désormais lobbyistes pour des fabricants d’armes

Le président Eisenhower avait prévenu que le complexe militaro-industriel deviendrait un ogre faisant valoir ses intérêts au détriment de la démocratie si on ne l’arrêtait pas. Dans les années 90, alors que les plus éminents experts de la sécurité nationale préconisaient le contraire, un groupe de lobbyistes de l’armement et de néoconservateurs plaida l’expansion de l’OTAN pour booster les ventes d’armes. Aujourd’hui, alors que Washington a refusé de discuter du statut de l’Ukraine et de la sécurité européenne avec Moscou avant l’invasion russe, et alors que les Etats-Unis s’obstinent à poursuivre la guerre après avoir court-circuité plusieurs tentatives de médiation, l’industrie de l’armement réalise des profits records. Comment ce complexe pèse sur les décisions politiques ? Le phénomène du pantouflage l’explique en partie. (IA)


 

Le secteur des fabricants d’armes a embauché des dizaines d’anciens membres des services armés et du ministère de la Défense l’année dernière, soit toujours plus de fonctionnaires nouveaux reconvertis à faire du lobbying auprès des acheteurs du secteur de la Défense au cours du premier trimestre 2023, révèle un nouvel analyste d’OpenSecrets sur le lobbyisme fédéral.

Au moins 672 anciens fonctionnaires, officiers militaires et membres du Congrès ont travaillé en tant que lobbyistes, membres du conseil d’administration ou directeurs pour les 20 premiers fabricants d’armes en 2022, d’après un nouveau rapport publié par sénatrice Elizabeth Warren (Démocrate-Massachusetts) mercredi dernier. L’équipe de Warren a utilisé la base de donnée des pantouflages de OpenSecrets ainsi que les sites web des entreprises, les déclarations de lobbying et les listes de confirmation du Sénat américain pour identifier ces individus.

« Cette pratique est largement répandue au sein de l’industrie de l’armement, renvoyant, au minimum une impression de corruption et de favoritisme, et augmentant potentiellement les risques que les dépenses du ministère de la Défense aboutissent à des armes et des programmes inefficaces, des accords désavantageux et le gaspillage de l’argent du contribuable, » affirme le journaliste.

Depuis 2011 jusqu’en 2022, plus des trois-quarts des lobbyistes du secteur de la défense avaient travaillé auparavant pour le gouvernement fédéral. Ces lobbyistes ont monnayé leurs relations et expertise sur bon nombre de sujets, y compris le projet de loi annuel sur les dépenses de défense, révèle une analyse d’OpenSecrets sur les déclarations de lobbying au niveau fédéral.

La proposition de budget du président Joe Biden pour 2024 requiert un montant record de 886 milliards de dollars pour les dépenses de la Défense. Plus d’un tiers du budget de la Défense a été attribué aux 100 premiers prestataires du ministère de la Défense en 2021, l’année la plus récente pour laquelle des données ont été publiées par le gouvernement des Etats-Unis.

L’industrie de l’armement et Boeing ont dépensé plus de 38.6 millions de dollards pour de lobbying à l’échelle fédérale au cours du permier trimestre 2023. OpenSecrets classifie Boeing comme faisant partie du secteur du transport, étant donné que l’entreprise reçoit la majorité de son argent de ses ventes d’avions de ligne, mais elle conçoit et fabrique également des avions de combat, des hélicoptères, des missiles et des drones, parmi d’autres systèmes aérospatiaux militaires.

Parmi les 708 lobbyistes travaillant pour l’industrie de l’armement jusqu’en 2023, au moins 517 étaient fonctionnaires du secteur. OpenSecrets estime que le secteur de la défense a embauché plus de 2700 lobbyistes « pantoufleurs » depuis 2001.

« Pour conserver l’affux d’argent, les fabricants d’armes embauchent souvent d’ancien employés du Pentagone ou fonctionnaires du gouvernement pour les aider à remporter les contrats auprès de leurs anciens collègues de la Défense », a révélé le rapport de Warren.

L’une de ces lobbyistes adepte du pantouflage qui s’est enregistrée pour faire du lobbying au profit de nouveaux clients de ce secteur au cours du premier trimestre 2023 est Michelle Jelnicky qui a quitté son travail de directrice législative pour le républicain Jack Bergman (Mississipi) en janvier pour devenir directrice associée des relations gouvernementales mondiales du fabricant d’armes Raytheon.

D’après son profil LinkedIn, Jelnicky a travaillé pour le service des Armées et des relations internationales quand elle était au Capitole. Elle a immédiatement commencé à faire du lobbying auprès du Congrès et du ministère de la Défense pour le National Defense Authorization Act de 2024, parmi d’autres prestations, d’après la déclaration sur les activités de lobbying fédéral de Raytheon pour le premier trimestre.

Un autre lobbyiste récent adepte du pantouflage est Paul Arcangeli, qui a été directeur du personnel de la commission des services armés de la Chambre des démocrates pendant 12 ans avant de quitter son poste en juin 2022 pour devenir directeur chez Invariant, un cabinet de relations gouvernementales. Arcangeli a commencé à faire du lobbying au cours du troisième trimestre 2022 et travaille pour plusieurs fournisseurs d’armes, dont Raytheon, en mettant son expertise et ses relations au service de ses clients.

Adam Smith (Démocrate, Etat de Washington), membre du Comité des services armés de la Chambre des représentants, a reconnu Arcangeli pour son « rôle indispensable dans le soutien à l’adoption de près d’un tiers de chaque NDAA (loi d’autorisation de Défense nationale) que la Chambre a jamais examiné », selon la biographie Invariant d’Arcangeli. Arcangeli a « éduqué les membres sur les articles commerciaux dans le FY 2024 National Defense Authorization Act » au nom de Raytheon au cours du premier trimestre 2022, selon la déclaration de lobbying fédéral d’Invariant.

Ni Jelnicky ni Arcangelo n’ont répondu à la demande de commentaire de OpenSecrets.

Un premier trimestre fort pour les principaux fabricants d’armes

Les cinq plus gros fournisseurs du ministère de la Défense – Lockheed Martin, Boeing, Raytheon, General Dynamics et Northrop Grumman – ont tous déclaré un « fort » premier trimestre, même si toutes sauf Boeing ont dépensé moins pour le lobbyisme fédéral lors du premier trimestre 2023 par rapport aux années précédentes.

Le plus gros fournisseur d’armes, Lockheed Martin, a dépensé 3,3 millions de dollards en lobbyisme fédéral lors du premier trimestre 2023. C’est légèrement moins qu’en 2022 et le montant le plus bas que l’entreprise ait jamais dépensé pour cette activité au cours d’un trimestre depuis 2011. Le budget à venir alloué aux dépenses d’armement était une priorité absolue pour les lobbyistes de Lockheed Martin, comme cela est mentionné plusieurs fois dans la déclaration de lobbying de l’entreprise pour le premier trimestre.

Le PDG de Lockheed Martin Jim Taiclet a déclaré aux investisseurs lors de la téléconférence sur les résultats du premier trimestre qu’ils devaient « s’attendre à ce que le Congrès mette davantage l’accent sur les priorités en matière de sécurité nationale, à des demandes de dépenses supplémentaires, notamment pour l’Ukraine, et à une demande accrue de la part des alliés et des partenaires. »

« La menace proche causée par la Chine et l’invasion russe de l’Ukraine dirige la stratégie de défense nationale et a crée une demande supplémentaires pour les solutions avancées et effectives de Lockheed Martin », a déclaré Taiclet.

Raytheon, qui a dépensé 3,1 millions de dollars en lobbying au niveau fédéral lors du premier trimestre 2023, a également déclaré un fort démarrage en début d’année, avec une augmentation des ventes de 10% d’après la téléconférence sur les résultats du premier trimestre auprès des investisseurs. Le PDG de Raytheon Gregory Hayes a dit aux investisseurs qu’il était « très encouragé » par la demande de budget de Biden en 2024 pour le Pentagone d’un montant de 886 milliards de dollars. Hayes a dit que le plus important enjeu serait « d’exploser les ventes » avec l’entreprise déclarant un carnet de commandes record de 180 milliards de dollars.

« Nous sommes toujours contraints par la chaîne de production, bien que la situation s’améliore considérablement. » a déclaré Hayes.

Boeing a également vu les recettes de ses programmes de défense, d’espace et de sécurité bondir de 5,5 milliards de dollars lors du premier trimestre 2022 à 6,5 milliards de dollars pour le premier trimestre 2023. L’entreprise aérospatiale a dépensé 3,8 millions de dollars en lobbyisme fédéral pour ce premier trimestre, soit plus que ce qu’elle a dépensé pour la même période depuis 2017.

Outre le projet de loi annuelle pour la défense, les lobbysites de Boeing ont déclaré des activités de lobby sur toute une série de sujets incluant la politique d’aviation civile, la chaîne d’approvisionnement, les sanctions contre la Russie, les relations avec la Chine et les ventes à l’international. L’analyse de Warren a montré que Boeing a embauché plus de lobbyistes pantoufleurs que les 20 autres principaux fabricants d’armes.

Lors de la présentation de ses résultats du premier trimestre, Northrop Grumman a déclaré aux investisseurs que l’entreprise avait réalisé des ventes « solides » au premier trimestre et a souligné que « la demande de budget du président démontre un soutien important aux programmes [de Northrop Grumman]. »

L’entreprise d’aérospatiale et d’armement a dépensé 4,4 millions de dollars en lobbying fédéral au cours des trois premiers mois de 2023, son plus bas niveau de dépenses de lobbying au premier trimestre depuis 2015. En plus du lobbying sur le projet de loi annuel sur les dépenses de défense, « la réforme du contrôle des exportations, les ventes militaires à l’étranger, le commerce d’armes, les ventes internationales » faisaient partie du portefeuille de lobbying de Northrop Grumman, selon la déclaration de lobbying du premier trimestre.

« Les budgets globaux pour la défense augmentent alors que de nombreux alliés des Etats-Unis modernisent et étendent leurs capacités militaires. Une part importante de notre stratégie de croissance à long-terme est concentrée sur l’adaptation de ce portefeuille pour répondre à ces besoins mondiaux croissants, et nous continuons de faire des progrès dans ce domaine, » a déclaré Kathy Warden, PDG de Northrop Grumman aux investisseurs.

Les lobbyistes de General Dynamics ont révélé des activités auprès du Congrès et du Département d’Etat au sujet « des ventes militaires à l’étranger et les ventes commerciales directes pour inclure celles des filliales non basées aux Etats-Unis. » L’entreprise a dépensé plus de 3 millions de dollars au premier trimestre 2023 pour du lobbying sur des questions incluant le budget fédéral, la sécurité intérieure, le commerce, la défense et l’espace.

General Dynamics a engrangé près de 9,9 milliards de dollars au cours du premier trimestre 2023, « soit 400 millions de dollars de plus que prévu », a déclaré le PDG Phebe Novakovic aux investisseurs.

« Il est évident que nous avons pris un bon départ, » a déclaré Novakovic.

 

Le chercheur principal Dan Auble et la stagiaire Rachel Timmons ont contribué à cet article.

Source originale: Truthout

Traduit de l’anglais par Les-Crises

 

L’influence du complexe militaro-industriel dans la guerre d’Ukraine a été largement analysée dans notre dernier livre:

 

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.