Dans un ouvrage intitulé “Le Congo s’embrase” (1), Hughes Wenkin revisite les événements liés à l’indépendance du Congo. D’autres auteurs ont déjà souligné que Bruxelles a continué à traiter son ancienne colonie comme une arrière-cour au-delà du 30 juin 1960. Il s’appuie sur des documents précis qui étayent cette affirmation.
De nouvelles révélations démontrent que Bruxelles n’a pas envisagé de véritable émancipation de sa colonie malgré l’indépendance officielle du 30 juin.
Plongée dans les archives d’un sulfureux officier
L’auteur a trouvé un document daté du 12 juillet 1960. Ce document dit qu’il faut envisager l’établissement d’un protectorat militaire de Bruxelles sur l’ancienne colonie avec l’aide de l’ONU. On y évoque également la possibilité d’éliminer des dirigeants congolais, dont un certain Patrice Lumumba…
Ce document a été rédigé par un conseiller politique du premier ministre Gaston Eyskens. Il figure parmi les archives du colonel Frédéric Vandewalle, chef de la Sûreté coloniale au moment de l’indépendance. L’auteur l’a retrouvé dans une farde contenant des notes préparatoires à une réunion du cabinet ministériel restreint mis en place pour planifier l’indépendance et ses suites. A noter que ce fonds n’est, dans l’état actuel des choses, pas encore inventorié au Musée Royal d’Afrique Centrale de Tervuren.
Dans son livre L’assassinat de Lumumba (2), Ludo De Witte évoquait déjà ces notes, mais brièvement. En revanche, la Commission chargée d’enquêter sur les responsabilités du crime commis sur la personne du leader congolais n’en a pas fait mention du tout. La question qui se pose est dès lors de savoir si le gouvernement belge a bel et bien tenté de reprendre la main sur la colonie depuis peu indépendante.
Refus d’une véritable émancipation
Le contexte des années 50 est marqué par une vague de décolonisation que rien ne semble pouvoir arrêter. Pourtant, l’establishment belge n’est pas décidé à envisager une véritable émancipation pour le Congo. Plusieurs faits et tendances indiquent ce refus, avant et après le 30 juin 1960.
Primo, il faut constater que très peu d’investissements ont été faits pour former des élites autochtones destinées à prendre en main le nouvel Etat au lendemain de l’indépendance. Bruxelles le voit comme le prétexte idéal pour maintenir une administration belge sur place. Cela implique notamment une magistrature belge et une Force publique sous la coupe d’officiers belges.
Deuxièmement, au plan économique, la dette contractée par l’Etat colonial de 1950 à 1959 est mise à la charge du Congo indépendant (3). C’est une manière de passer les menottes aux poignets de celui-ci. En outre, la puissante Union Minière du Haut Katanga délocalise peu avant le 30 juin son siège social en Belgique pour échapper à une éventuelle fiscalité de redistribution comme celle voulue par Lumumba.
Troisièmement, il y a la tentative de reconquête militaire de Bruxelles. C’est dans ce cadre qu’il faut placer la réunion du conseil des ministres restreint du 12 juillet et le projet de faire du Congo un protectorat militaire. Il en résulte l’adoption d’une ligne dure à l’égard du gouvernement de Léopoldville : une structure de commandement militaire spéciale est mise en place ; des bataillons de parachutistes sont rappelés ; la force aérienne belge reçoit 60 missions de transport pour le 13 juillet.
Quatrièmement, il y a les manœuvres de déstabilisation. C’est ainsi que le 10 juillet les Belges lancent l’intervention au Katanga, la province du Sud-Est. L’objectif est d’y stopper l’africanisation des cadres de l’armée et de donner un coup de pouce aux volontés sécessionnistes de Moïse Tshombe. Encadré par des officiers belges (dont le colonel Vandewalle), celui-ci proclame l’indépendance du Katanga le 11 juillet. Le Congo se retrouve privé de 70 % de ses sources de revenus. Mais Bruxelles a aussi une stratégie à Léopoldville même. Des conseillers belges de Kasa Vubu l’incitent à démettre Lumumba, ce qui est chose faire le 5 septembre. Le leader congolais est arrêté par l’armée du colonel Mobutu alors qu’il tente de rejoindre ses partisans à Stanleyville le 2 décembre. Il sera assassiné par les autorités sécessionnistes du Katanga le 17 janvier 1961, sous supervision belge.
Cinquièmement, dans la suite de cet assassinat, il y a l’écrasement de la mouvance nationaliste progressiste, écrasement voulu et soutenu par Bruxelles. Cet écrasement culminera à l’automne 1964 avec l’opération Ommegang contre la rébellion partie de l’est du pays (4). Cette mouvance constituait un réservoir de cadres capables de reprendre le Congo en main et de le piloter. L’establishment belge, avec l’aide étasunienne, a anéanti ce réservoir, ouvrant ainsi la route au pouvoir dictatorial de Mobutu et à sa bourgeoisie prédatrice. Le cancer qui allait miner le pays dans les années 90 trouve son origine dans cette période.
Petite chronologie des événements de juillet 1960
Les militaires congolais de la Force publique se considèrent comme les grands lésés de l’indépendance. Leur commandant, le général Emile Janssens, est un opposant de longue date à l’africanisation du corps des officiers. La révolte, prévisible depuis des mois, éclate le 4 juillet, soit peu après la fin des festivités de l’indépendance. Les nouvelles autorités, avec le chef de l’Etat Kasa Vubu et le Premier ministre Lumumba, s’efforcent de rétablir la situation.
Mais, le 5 juillet, le général Janssens déclare au camp Léopold II : « Après l’indépendance = Avant l’indépendance ». Ce qui a pour effet de relancer les troubles. Les mutineries s’étendent éclatent à Luluabourg, Elisabethville et Matadi. La panique s’installe dans les quartiers habités par les Occidentaux et nombre d’entre eux fuient pour Brazzaville. Les Belges s’efforcent alors de convaincre Lumumba de faire appel à eux pour rétablir l’ordre. En vain. Le chef du gouvernement congolais entreprend avec le président Kasa Vubu une tournée de pacification à travers le Congo et le processus d’africanisation des officiers est lancé.
Mais le 10 juillet, alors que les deux dirigeants ont rétabli la situation à Matadi, le gouvernement Eyskens y envoie les troupes. C’est l’affrontement avec les soldats congolais et un bain de sang. L’engrenage est relancé, alimenté par des rumeurs en tous genres, comme celle d’un débarquement soviétique et celle d’une répétition des massacres commis sous Léopold II.
Et c’est le 12 juillet qu’a lieu à Bruxelles le conseil des ministres restreints évoqué plus haut. Y prennent part notamment Gaston Eyskens, le ministre des Affaires étrangères Pierre Wigny et le ministre des Affaires africaines Harold d’Aspremont-Lynden. Y sont évoqués les projets de faire du Congo un protectorat militaire belge et d’éliminer des dirigeants comme Lumumba et le ministre de l’Information Anicet Kashamura. Il est un fait certain que le gouvernement de Bruxelles opte pour la ligne dure à l’égard de celui de Léopoldville. Nous l’avons déjà dit.
Cependant, Lumumba prend ces tentatives de vitesse et, le 12 juillet, fait appel à l’ONU pour protéger le Congo de « l’actuelle agression extérieure ». Le surlendemain, le Conseil de sécurité décide d’intervenir dans l’ancienne colonie belge et appelle le gouvernement Eyskens à retirer ses troupes. Le 22 juillet, il lance un rappel à Bruxelles, dont les derniers soldats quittent Léopoldville le 23. Les contingents de casques bleus s’établissent dans tout le pays, sauf le Katanga, où des troupes belges portent Tshombe à bout de bras.
Retour à l’avant-plan
Ces derniers mois, ces événements qui ont brisé le destin du Congo sont revenus à l’avant-plan.
Le 25 octobre 2017, les Nations Unies ont rendu public un rapport du juge Mohamed Chande Othman sur la mort de leur secrétaire général de l’époque, Dag Hammarskjöld. Cette mort est survenue le 18 septembre 1961 suite au crash de l’avion le transportant pour une rencontre en Rhodésie avec Moïse Tshombe, dirigeant du Katanga sécessionniste. Alors que trois commissions d’enquête avaient conclu à un accident, le rapport qualifie de « plausible » la thèse d’une attaque. La Belgique a certes participé à fournir des informations mais ne les rend pas accessibles aux historiens et aux chercheurs (5)
En outre, rappelons qu’en mars 2017 a été votée à la Chambre une loi faisant passer de 30 à 50 ans le délai obligatoire de versement des archives de la Sûreté de l’Etat aux Archives Générales du Royaume. De surcroît, les archives de la Sûreté coloniale, autrefois entreposées au Palais d’Egmont, ont été transférées à la Sûreté de l’Etat. Quant à celles de la Force publique, elles ont été récupérées par le Service Général de Renseignement et de Sécurité, soit les services secrets militaires (6). Pourquoi le gouvernement refuse-t-il toute transparence sur ces événements malgré les découvertes et les révélations ?
Enfin, la récente sortie des ouvrages de Hughes Wenkin et de Ludo De Witte a aussi contribué à ce retour à l’avant-plan. Peut-on espérer qu’ils amorceront un débat indispensable à une autre vision de notre histoire coloniale et postcoloniale ?
Notes :
(1) H. WENKIN, Le Congo s’embrase, éditions Weyrich, 2017
(2) L. DE WITTE, L’assassinat de Lumumba, éditions Karthala, 2000.
(3) Pour plus de détails, voir http://www.cadtm.org/La-dette-coloniale
(4) L. DE WITTE, L’ascension de Mobutu. Comment la Belgique et les USA ont installé une dictature, éditions Investig’action, 2017.
(5) Le Soir, 28 octobre 2017
(6) http://m.levif.be/actualite/belgique/l-armee-veut-recuperer-les-archives-de-la-force-publique/article-normal-618567.html)
Source : Intal
Congo, 24 novembre 1964. Des centaines de paras belges sont lancés sur Stanleyville et Paulis. Objectif officiel : sauver des civils belges en danger. Humanitaire ? De Witte révèle la face cachée en exhumant des témoignages de première main dans tous les camps : la « libération » a plutôt été un bain de sang où l’Occident aida l’armée de Mobutu à assassiner des dizaines de milliers de Congolais.
Le précédent livre de l’historien Ludo De Witte – L’assassinat de Lumumba – a provoqué un tremblement de terre politique en 2000 : la Belgique fut obligée de créer une commission d’enquête parlementaire et de présenter des excuses officielles ! Son nouveau livre creuse les dessous parfois nauséabonds de la politique de la Belgique et des Etats-Unis dans cette période noire. Comment on a installé une dictature très lucrative pour certains en piétinant les intérêts de la population congolaise.