La terre est l’espace matériel de l’histoire de la vie des Palestiniens, comme de tous les peuples.
Un collègue français m’a posé la question suivante : “Pourquoi les Palestiniens restent-ils bloqués sur la Nakba ? Ils commémorent des villages qui ne figurent plus sur aucune carte et lèguent à leurs enfants les clés de maisons depuis longtemps abandonnées. Pourquoi ne laissent-ils pas tout cela derrière eux et ne regardent-ils pas vers l’avenir ?”
La réponse est que la Nakba n’est pas seulement un traumatisme historique, mais une affliction accumulée avec le temps qui continue de nuire à l’identité palestinienne, collectivement et individuellement.
La Nakba est une blessure permanente qui n’a jamais été soignée ni guérie. La Nakba est une insulte contemporaine renouvelée chaque fois qu’un Palestinien est humilié, arrêté et tué. Le sel est ajouté à la blessure de la Nakba chaque fois qu’une maison est démolie et qu’une parcelle de terre est volée.
Le souvenir de la Nakba n’est pas de la clé qui passe des mains du grand-père aux mains du petit-fils. La mémoire réside dans l’identité et l’image de soi qui nous ont été imposées et qui se transmettent de génération en génération. Nous héritons de la Nakba de la génération opprimée et expulsée qui l’a précédée – un héritage fait d’angoisse et qui transmet les mauvais souvenirs comme si nos gènes eux-mêmes en étaient porteurs.
Ni la tentative d’oublier, ni la sénilité de la vieillesse ne peuvent dissiper ces souvenirs. Le silence ne peut pas effacer son impact traumatisant. Au contraire, la commémoration de la Nakba est nécessaire pour comprendre le présent et réparer les dommages du passé. Un traumatisme collectif nécessite une guérison collective à travers le récit populaire, les rituels et la représentation symbolique, ainsi que la justice qui doit réparer. Le silence et le déni ne feront qu’approfondir la blessure et nous infliger de nouvelles calamités.
« Mais les Palestiniens qui s’approchent de la barrière à Gaza doivent être suicidaires ! », proclame mon collègue avec emphase, sans aucune volonté de s’interroger sur les pensées et les sentiments de ces Palestiniens. Le diagnostic rapide de mon collègue nie le fait que ces Palestiniens peuvent avoir l’intention de faire connaître une nécessite, peuvent avoir l’intention de modifier les conditions immuables du statu quo. Ces Palestiniens peuvent avoir l’intention de protester contre le vol de leurs terres ou contre le siège ou le morcellement imposé à leur peuple. Mais en faisant un constat trop rapide, mon collègue s’affranchit de la nécessité d’écouter et de concevoir de meilleures stratégies. Si l’on tire des jugements à l’emporte-pièces, la véritable compréhension est court-circuitée.
Il y a une différence entre le profil psychologique d’une personne qui tente de se suicider à cause de problèmes personnels, et celui d’une personne qui se sacrifie dans le contexte d’une lutte de la société. La personne suicidaire est sans espoir, désespérée, s’éloignant des autres par pessimisme ou craignant d’être un fardeau pour eux. Les actions suicidaires sont souvent égocentriques parce que l’étincelle de vie de l’individu a perdu son sens du point de vue des liens avec les autres. En revanche, la personne qui se sacrifie – même lorsqu’elle sait qu’elle peut mourir – peut être pleine d’espoir, peut-être même en déborder. L’acte d’abnégation implique souvent un dévouement altruiste et une volonté d’améliorer les chances de ses semblables dans le futur. Son espoir est d’éteindre l’âme qui est la sienne au profit de la lumière des autres et d’éclairer ainsi la voie à suivre.
Je me souviens d’un rêve que j’avais fait il y a quelques années. Je marchais dans les ténèbres et voyais des créatures à fourrure de couleur brune marchant lentement sur leurs quatre pattes. De temps en temps, l’une d’entre elles s’arrêtait et relevait la tête. Il faisait trop sombre pour y voir clairement, mais j’ai finalement reconnu un visage humain. C’était un rêve à propos de mon peuple et de la faible lumière qui éclaire le monde.
Lorsque les Palestiniens se battent pour leurs droits nationaux, nous sommes traités de « terroristes ». Lorsque nous manifestons de manière non violente et que nous sommes assassinés par les forces d’occupation, nous sommes appelés « suicidaires ». Avi Dichter, le président du Comité israélien des Affaires étrangères et de la Défense a qualifié les manifestants pacifiques d’ « idiots ».
Y a-t-il des gens qui sont prêts à ouvrir les yeux dans cette obscurité pour voir le visage humain palestinien ?
Tout au long de l’histoire, des millions ont défilé pour faire entendre leur voix. Les êtres humains font souvent des sacrifices au nom de leurs valeurs ou au nom d’autres personnes desquelles ils se soucient. Quand ces personnes meurent, elles sont glorifiées et considérées comme des martyrs de leur cause. Pourquoi serait-ce si différent quand ces personnes sont tuées par les forces israéliennes ? Il y a deux mois, Arnaud Beltrame, un policier français, s’est échangé avec un otage lors d’une attaque terroriste à Trèbes et il a malheureusement été tué, mais son comportement a été salué comme courageux et héroïque, et non pas suicidaire.
La Grande marche qui a commencé le jour de la Terre et continue alors que j’écris ces lignes, à l’occasion amère de l’inauguration de l’ambassade américaine dans ma ville occupée de Jérusalem, est destinée à célébrer le 70e anniversaire de la Nakba. Cette marche met en évidence la signification spéciale de cette terre pour les Palestiniens. Alors que certains propriétaires peuvent considérer leurs terres comme de simples biens qui génèrent des bénéfices économiques et peuvent être exploités pour l’eau, l’énergie et les cultures, les Palestiniens pensent autrement. En tant que peuple sans terre, les Palestiniens considèrent celle-ci comme un aspect de leur propre âme, représentant leur identité blessée. Attachés à leur terre par une profonde émotion, de nombreux Palestiniens sont prêts à mourir pour elle.
La défense de nos droits, les stratégies, la planification et le calcul des risques sont nécessaires pour que les Palestiniens n’aient pas besoin d’être tués afin que leur situation soit pleinement reconnue. Le jugement prématuré, l’étiquetage psychiatrique ou le détournement de l’idée du sacrifice de soi ne peuvent pas faire avancer la compréhension de cette situation critique.
La terre est l’espace matériel de l’histoire de la vie des Palestiniens, comme de tous les peuples. Faisons place aux Palestiniens sur terre, et alors il n’y aura plus d’êtres humains cherchant à exhumer son histoire !
C’est une grande angoisse que tant de Palestiniens soient tués dans la défense de leurs rêves. Notre seule consolation est de croire que même s’ils nous ont quittés pour un sommeil éternel, ils continuent en quelque sorte à poursuivre ces rêves si beaux.
Samah Jabr est psychiatre et psychothérapeute à Jérusalem. Elle milite pour le bien-être de sa communauté, allant au-delà des problèmes de santé mentale. Elle écrit régulièrement sur la santé mentale en Palestine occupée et a publié Derrière les fronts: résistances et résiliences en Palestine aux éditions PMN.
Source : Chronique de Palestine