Nahel : l’impunité, le bouclier des crimes policiers

Le meurtre policier de Nahel perpétré mardi a replacé à l’avant-plan le sujet crucial des violences policières. Sur fond de déprédations, de voitures et de bâtiments publics incendiés et de policiers blessés, en retour. L’oppression policière raciste est une réalité systémique ancienne, en France comme en Belgique. Agissant tel un bouclier voire un « permis de tuer », l’impunité judiciaire dont bénéficient les policiers auteurs d’homicides a atteint un sommet d’exaspération dans les quartiers populaires. Payant sa longue protection d’un système de blanchiment des « flics tueurs », l’Exécutif de Macron marche désormais sur des œufs, redoutant une explosion de révoltes et d’émeutes similaires à celles de 2005…


Un nouveau crime policier a embrasé la France depuis 72 heures. Ce n’est pourtant pas le premier ni – hélas, très probablement – le dernier. Les deux particularités qui ont mis le feu aux poudres d’une colère qui dépasse les seuls quartiers populaires ? Le meurtre policier d’un mineur désarmé conjugué à la diffusion de vidéos – tournées par des témoins des faits – pulvérisant le mensonge des policiers incriminés…

« Bouge pas ou je te mets une balle dans la tête ! »



Nahel, 17 ans, a été tué d’une balle policière dans le thorax, le 27 juin, autour de huit heures du matin, à Nanterre (Hauts-de-Seine). Sur les images-vidéo – dont le relais viral a vite contraint les médias tradis à abandonner toute indifférence -, on peut voir que la Mercedes conduite par Nahel est d’abord à l’arrêt. Deux policiers se déplacent, à pieds, le long de la voiture jaune, côté conducteur. Il y a une altercation entre le chauffeur et l’un des policiers. Très rapidement, celui-ci sort son arme de service, la braque sur Nahel, en criant  : « Bouge pas ou j
e te mettre une balle dans le tête ! ». Tout proche, le second policier crie : « Shoot-le !» (« Tire-lui dessus ! »). Le véhicule redémarre et… le policier tire à travers la fenêtre ouverte du conducteur. Cinquante mètres plus loin, la voiture s’encastre dans un poteau. L’un des passagers serait parvenu à s’enfuir (aucune image de sa fuite n’a pour le moment, circulé). L’autre passager, sonné par le choc de l’accident, sort en titubant de la Mercedes. Il est violemment plaqué au sol et arrêté par les policiers. Au volant, Nahel agonise… Il décédera, une heure plus tard, à l’hôpital.

Nahel, 17 ans, tué à Nanterre par deux policiers.

Selon une première version, l’agent de police aurait tiré car « l’automobiliste lui fonçait dessus ». Mais dès le lendemain, la diffusion de vidéos sur les réseaux sociaux anéantit le mensonge policier. Le véhicule n’a jamais « foncé sur les policiers », positionnés parallèlement aux portières du conducteur et du passager arrière tandis que la Mercedes était à l’arrêt. En outre, selon le troisième passager – en fuite depuis le 27 juin et qui a diffusé, ce 30 juin, son témoignage sur TikTok -, Nahel a bel et bien « obtempéré »  en arrêtant son véhicule, mais a surtout… été violemment agressé de plusieurs coups à la tête par les deux policiers avant de se faire tirer dessus en pleine poitrine ! 

« Je l’ai vu agoniser. Il tremblait »


Sammy – prénom d’emprunt – a annoncé vouloir se présenter, ce 3 juillet, aux enquêteurs pour répondre à leurs questions et leur livrer son témoignage circonstancié. Le voici, tel qu’il a été résumé/remonté par BFMTV (*) : « Le mardi 27 juin, à 08h10, on nous a prêté la Mercedes et on a décidé d’aller faire un tour dans Nanterre. Nous n’étions ni sous alcool, ni sous ballon, ni sous rogue. Nous roulions sur l’avenue Joliot Curie quand j’ai aperçu des motards de la police qui se sont mis à nous suivre. Ils ont mis les gyrophares… On a fini par s’arrêter au niveau de l’Avenue François Arago. Le premier policier est venu et a demandé à Nahel de baisser la fenêtre. Ce qu’il a fait, Nahel, il a baissé la fenêtre…»

C’est à ce moment précis que les trois mineurs basculent dans le fascisme : « Le policier a dit Nahel : ‘Coupe le moteur ou je te shoot !’ Et il lui a mis un premier un coup de crosse ! Ensuite le deuxième est arrivé et il lui a aussi mis un coup de crosse. Puis, il s’est placé au niveau du pare-brise, face à Nahel. De là, le premier policier – qui est au niveau de la fenêtre – braque son arme sur la tempe de Nahel et lui dit  : ‘Bouge pas ou je te mets une balle dans la tête !’. Le second policier dit  [à son collègue] : ‘Shoot-le ! ‘ Le premier policier lui remet un coup de crosse (la voiture, c’est une automatique et la boîte de vitesse n’était pas sur parking), au moment où Nahel a reçu le troisième coup de crosse, son pied a lâché la pédale de freins et la voiture a avancé. Le second policier, qui était au niveau du pare-brise, a tiré… Du coup, le pied de Nahel a enfoncé l’accélérateur. Je l’ai vu… Je l’ai vu agoniser. Il tremblait. On a percuté une barrière. J’ai eu peur. Je suis sorti de la voiture. Je me suis enfui… Je pensais que, même moi, ils pouvaient me tirer dessus ; du coup, j’ai couru ». 


Avant même la diffusion de ce terrible témoignage, le ministre de l’Intérieur,
Gérald Darmanin, comme le président Emmanuel Macron, avaient saisi toute l’horreur de la situation comme ses effets sociopolitiques dévastateurs. Généralement dithyrambiques sur le « travail » des forces de l’ordre, les deux politiciens ont affiché, le lendemain des faits, humilité et compassion, tentant de rester au diapason de l’effroi national provoqué par les images-vidéo de ce nouveau meurtre policier.

Le même jour, le 28 juin, deux enquêtes ont été ouvertes par le Parquet de Nanterre. L’une pour « refus d’obtempérer et tentative d’homicide volontaire sur personne dépositaire de l’autorité publique». Comprenez que, après sa mort par balle, le jeune Nahel pourrait être, «poursuivi» pour avoir « tenter de tuer un policier »… Un tel niveau d’absurdité et de cruauté n’est pas seulement français mais aussi belge1. L’autre enquête, infiniment plus pertinente, a été lancée pour « homicide volontaire par personne dépositaire de l’autorité publique ». Problème : celle-ci a été confiée à l’IGPN (Inspection Générale de la Police Nationale) ; soit cette « Police des polices » tant décriée depuis des années pour son manque d’indépendance ainsi que son habitude – là aussi, systémique – à blanchir tout policier auteur ou impliqué dans des violences ou l’homicide d’un citoyen désarmé.

Apparemment conscientes « qu’une digue vient de sauter », les Autorités judiciaires ont rapidement « mis en examen » le policier qui a tiré sur Nahel pour « homicide volontaire ». Son maintien en détention provisoire a été prolongé. Les avocats de la famille de Nahel, eux, ont introduit deux dépôts de plainte. L’une pour « homicide volontaire et complicité d’homicide »  et l’autre pour « faux en écriture publique » contre les policiers incriminés.


Nuits de révoltes


Dans la nuit de mercredi à jeudi, des violences ont éclaté dans de nombreuses cités de la région Île-de-France (Boulogne-Billancourt, Suresnes, Aulnay-sous-Bois ou Mantes-la-Jolie)
. Bilan : 31 arrestations, 24 blessés parmi les policiers et une quarantaine de voitures brûlées, selon le quotidien Le Parisien. Avant cela, autre signe de l’émotion et de la colère provoquées par cette énième affaire de violence policière, plusieurs personnalités sportives et du spectacle se sont exprimées via Twitter ou Instagram. A l’image des footballeurs Kylian Mbappé et Jules Koundé, le comédien Omar Sy ou le chanteur et ex-tennisman Yannick Noah. Chacun de leurs post a été vu des millions de fois…

 


Jeudi 29 juin, une « marche blanche » à la mémoire à Nahel a rassemblé plus de 5000 personnes à Nanterre. Peu après celle-ci, affrontements et heurts violents ont repris entre casseurs et policiers, jusque tard dans la nuit. Près de 40.000 policiers et gendarmes ont été déployés (dont 5000 à Paris intra-muros). Un couvre-feu a été décrété par le mairie de Clamart jusqu’à lundi, les transports publics d’Île-de-France ont cessé de circuler dès 21h00 et, selon une source policière (de France 24), les Autorités s’attendent à «
une généralisation des violences sur tout le territoire dans les nuits prochaines »…

« La particularité du cas de Nahel, c’est qu’il a été filmé », souligne Elsa Marcel, avocate au Barreau de Paris, au micro du Média2 . « Mais en réalité les crimes policiers, il y en a des dizaines et des dizaines ; des morts sous toutes les formes, que ce soit d’une balle dans la tête ou étouffé comme Adama Traoré3, on ne compte même plus les morts sous les coups de la police […] Il y a une organisation consciente de l’impunité policière depuis très longtemps.»

Aux côtés de l’avocate, le militant LFI (La France Insoumise), Landry Ngang, souligne la méfiance que nombre de citoyens éprouvent envers L’IGPN (souvent rebaptisée en manifs : « Impunité Générale pour la Police Nationale ») . « L’IGPN est raccordé au ministère de l’Intérieur, donc elle ne jouit pas d’une indépendance comme c’est le cas [pour ce type d’institution] dans d’autres pays de la zone euro», estime le jeune homme, co-référent du livret Quartiers Populaires pour LFI. « Si on veut aujourd’hui, un contrôle effectif de la police, il faut que celui-ci soit entre les mains du citoyen mais surtout dégagé de la pression du Ministère de l’Intérieur. C’est une étape extrêmement importante car, aujourd’hui, on ne peut pas avoir confiance en la police ! Chacun se dit : ‘S’il m’arrive quelque chose : qui va pouvoir le reconnaître ?‘ Ce n’est pas l’IGPN ! Les preuves sont là : avec Steve Maia Caniço4 , les jeunes de Mantes-la-jolie5  ou avec les gilets jaunes6 , l’IGPN a été incapable de statuer sur ces violences et de reconnaître que la police avait fauté ! »7

Des propos similaires à ceux de l’ENAR (European Network Against Racism) qui, sans la citer, ne considère pas l’IGPN comme un organisme indépendant : « Dans un contexte où les incidents de brutalité policière ont augmenté de façon spectaculaire en France, une enquête approfondie et impartiale est essentielle pour garantir que les responsables soient tenus de rendre compte de leurs actes […] Pour garantir la transparence et la responsabilité, un organisme indépendant doit être mis en place pour enquêter sur l’assassinat raciste de Nahel par la police française, avec la participation de représentants des groupes racisés à tous les niveaux »8.

« Sale flic »


Au « jovial » Royaume de Belgique, la question des violences policières racistes n’est guère plus reluisante. Ces trois dernières années
, cinq morts suspectes sont survenues dans trois commissariats belges… La dernière en date est celle d’Isaac Tshitenda, 34 ans, décédé le 13 mai dernier. Ce belgo-congolais a succombé à un « malaise cardiaque »9 après être entré dans un commissariat à Verviers (Région wallonne). Là aussi, pour ces « tués en commissariats », des enquêtes judiciaires sont en cours. « Enquêtes » au sujet desquelles plus grand-monde ne croit à « l’indépendance » ni à ce qu’elles débouchent, un jour, sur des condamnations à de la prison ferme pour les policiers incriminés.

Car, depuis 2017, selon l’activiste du collectif Bruxelles-Panthères, Nordine Saïdi, ce serait pas moins de 47 citoyens qui ont perdu la vie entre les mains de la police belge. « Selon notre décompte, sur ces 6 dernières années, ce n’est pas 11 cas [médiatisés] ou 14 cas de violences policières mortelles [selon les auteurs du livre « Sale flic »], mais 47 personnes qui ont été tuées par la police ! », affirme Nordine Saïdi. « Et, sur ces 47 répertoriées, on peut compter 6 % de blancs : tous les autres sont des noirs et des arabes… Il s’agit donc – répétons-le – d’un mécanisme structurel avec une police de plus en plus violente et raciste. »

L’articulation entre ces différents meurtres policiers a, en effet, été tentée dans un livre d’enquête journalistique, au titre provocateur et marketing :  « Sale flic »10. Publié par deux journalistes belges, Philippe Engels et Thomas Haulotte, l’essai a le mérite de compiler méticuleusement plusieurs cas de meurtres policiers sur ces cinq dernières années. L’aspect positif s’arrête là. Car l’ouvrage s’inquiète bien davantage du rejet populaire et croissant d’une « police qui va très mal » que du racisme systémique policier ou de l’effroyable parcours judiciaire des familles de victimes désireuses d’obtenir justice.

Après analyse du travail de ces confrères, nous aurions voulu pouvoir les questionner pour les lectrices et lecteurs d’Investig’Action. Répétées sur différents canaux ainsi qu’auprès de leur attachée de presse, nos demandes d’entretien sont restées sans réponse… de la part du « courageux » Philippe Engels. Avec un peu de malice professionnelle, nous sommes parvenus à ce que Thomas Haulotte, l’autre co-auteur de « Sale flic », décroche son téléphone portable. A notre sollicitation d’interview pour Investig’Action, voici sa réponse :

« Ecoutez, heu… là tout de suite, heu… ça va être compliqué parce que… je vais chez le kiné. Aussi bêtement que ça. J’ai une journée bien remplie et demain aussi, donc, heu… Là, je suis vraiment désolé : ça va être compliqué ! Il y a le kiné, puis j’enchaîne avec deux interviews, notamment une pour RFI, et ce soir, avec Philippe [Engels], on se rend à un prix de la presse. Demain, je bosse toute la journée pour mon boulot alimentaire, donc ça va pas être possible ». Nous avons insisté, avec des arguments journalistiques non siglés « RFI » mais auxquels ce journaliste trentenaire ne pouvait ouvertement se montrer insensible. Haulotte décide alors de se défausser : « Ecoutez, je suis un peu pris de court là… Je peux essayer de voir avec Philippe [Engels] s’il est disponible aujourd’hui ou demain pour répondre à vos questions, mais je vous promets rien. Je vais l’appeler et vous tiens au courant. Cela vous va si on fait comme ça ? »

Cet échange téléphonique a eu lieu le 25 mai dernier. Depuis, aucune « mise au courant » ni coup de fil du « surbooké » Philippe Engels, comme de la part de Thomas Haulotte, sans doute « séquestré par son kiné » pour cause de colonne vertébrale journalistique défaillante… Plus sérieusement, ce refus non assumé de répondre à Investig’Action montre qu’il leur est plus facile « d’affronter » les questions (superficielles) de journalistes de RTL-TVi11  ou de BX112 que celles d’un journaliste d’Investig’Action, muni d’une certaine expertise sur leur sujet d’enquête.


A quoi sert la police ?


A travers les 11 chapitres de « 
Sale flic », à aucun moment, n’apparaissent les termes « racisme structurel (ou systémique) ». Engels & Haulotte préfèrent évoquer « un racisme ambiant ». Un peu comme une mauvaise odeur qui empesterait une pièce et dont on ne saurait pas bien détecter l’origine. Plutôt étrange comme « raisonnement » pour ces journalistes qui affirment avoir « enquêter pendant cinq ans dans les coulisses de la police belge »…

Afin de pallier aux faiblesses et insuffisances de leur bouquin, les « Dupont & Dupond » auraient pu interroger, entre autres, les expertises des avocates Selma Ben Khelifa13 (Belgique) ou d’Elsa Marcel (France). « Il faut aller plus loin dans la discussion et interroger les fondements même de la police telle quelle existe aujourd’hui : à quoi sert-elle ? », semble leur répondre l’avocate française, le 28 juin, sur le plateau du Média. « Dans une société qui est fondée sur autant d’inégalités, autant de pauvreté, sur les restes d’une oppression coloniale, sur un racisme structurel, le rôle de la police est de maintenir l’ordre social existant, de réprimer des secteurs sociaux, de faire en sorte que, malgré ces inégalités considérables, il n y ait pas de révolte, pas d’explosion ».

Elsa Marcel, qui ne lira sans doute pas « Sale flic », ajoute : « La mort de Nahel est en train de poser cette question [à quoi sert la police ?] de manière très large. Ce à quoi il faut appeler, ce n’est pas au simple retrait de la Loi du 28 février 2017 [Législation élargissant les conditions d’utilisation de l’arme du policier en cas de refus d’obtempérer] mais au retrait de l’ensemble des dispositifs qui organisent et renforcent l’impunité policière » .


Un mal profond


A ces affaires de crimes et violences policières s’enchaînent, systématiquement, des années de violences judiciaires. Pour les familles de victimes qui osent exercer leur droit de citoyens en saisissant la «justice». Avec 3 chances sur 100 d’obtenir gain de cause. C’est la « double peine » dans laquelle la maman de Nahel vient d’être violemment projetée. Son fils tué, sa vie de mère bousillée, Mounia va devoir affronter des années de combat judiciaire dans l’espoir – furieusement hypothétique – de parvenir à faire condamner le meurtrier de son enfant à la hauteur de la gravité des faits…

 

 

Par ailleurs, aux lendemains de chaque meurtre policier, il y a toujours l’une ou l’autre personnalité politique ou universitaire pour déplier l’habituel discours sur « les pommes pourries », défendant l’impérieuse nécessité de virer ces « mauvais éléments » d’une fantasmatique  « irréprochable police républicaine ». En Belgique francophone, certains de ces « bons clients » des médias audiovisuels ont même sauté un cran en affirmant qu’il fallait « éradiquer le racisme dans la police »… « Alors là, bonne chance ! », ironise David Jamar, sociologue à l’Université de Mons (UMons).

« On n’éradique pas le racisme, policier par policier, comme s’il y avait une mauvaise herbe qu’on pouvait délier du reste… Restons sérieux », poursuit le professeur d’Université. « Ce racisme n’est pas séparable de toute une série de pratiques policières qui sont au coeur de leur mission. Les habituelles méthodes policière de surveillance, d’interpellation et de contrôle sont considérées comme des pratiques racistes par la plupart des citoyens afro-descendants des quartiers de Bruxelles – et pas seulement les jeunes. S’attaquer sérieusement à cette structuralité ancienne est une vaste entreprise qui devrait consister à démanteler ou réorganiser, en profondeur, ce corps de métier et ses missions. Malgré certains progrès, on en est encore très loin. Viser l’objectif d’une police non-raciste avec la seule idée qu’écarter ou condamner les ‘pommes pourries’ ne suffira pas à solutionner les choses. Non, le mal est bien plus profond… »

« Il ne faut jamais oublier que le policier, violent et raciste, est périphérique », renchérit Nordine Saïdi. «Les principaux responsables de ce fonctionnement meurtrier sont les chefs de corps, les Bourgmestres (maires) et les gouvernants en exercice. Par exemple, dans l’affaire Adil (*), avant que 17 policiers ne dénonce publiquement leur collègue, leurs supérieurs hiérarchiques étaient parfaitement au courant. Pendant trois ans, ceux-ci connaissaient ces accusations internes contre ce policier raciste qui se vantait d’avoir tué Adil… Que s’est-il passé ? Aucune sanction : il a juste été déplacé. Or, nous estimons que ce policier doit être poursuivi et entendu devant un Tribunal dans le cadre d’un procès.»

Mythomanie policière

 

L’indubitable racisme présent dans le meurtre policier de Nahel fait doublement écho avec « l’affaire Adil »14 en Belgique. D’une part dans la propension-réflexe des policiers mis en cause à mentir ou obscurcir la vérité. D’autre part, dans le fait que certains policiers, ivres de leur impunité, n’hésitent plus à mettre en danger la vie de personnes désarmées sous le seul prétexte que celles-ci tentent de se soustraire à leur contrôle…

Mi-mai, les médias belges ont fait semblant d’apprendre, puis de « révéler », que le policier qui a mortellement percuté Adil en 2020 est… raciste et sexiste. Une information déjà connue par la famille d’Adil, une large partie de son entourage et certains journalistes flamands et francophones.

« A mon sens, la révélation ne réside pas dans le fait que le policier incriminé s’est vanté d’avoir tué Adil, ait exprimé des propos racistes et sexistes à ses collègues, ni que plusieurs jeunes d’Anderlecht connaissaient ces infos bien avant qu’elles ne sortent dans la presse», enchaîne David Jamar. « Ce que j’ai trouvé surprenant, c’est que plusieurs médias institutionnels qui, d’habitude, ne donnent aucun crédit à ce type de dénonciation, soudain, l’ont fait… Bien sûr, à partir d’une fuite d’un document institutionnel, soit cette fameuse lettre interne, signée par plusieurs policiers, qui accable de racisme, de sexisme et de harcèlements leur collègue à l’origine de la mort d’Adil. Mais remarquons-le : ces médias ont enfin donné du crédit à ce qui était su, avait été dit et dénoncé par celles et ceux qui connaissaient le jeune homme décédé ainsi que les ‘pratiques’ violentes et racistes de la police à leur encontre. »

Nordine Saïdi (à gauche) et David Jamar (à droite) lors d’un rassemblement en 2019 en faveur de la tenue du procès Mawda, du prénom de la plus jeune des victimes (2 ans) tuée par un policier belge.


En France comme en Belgique, le sociologue pointe la recrudescence d’une « mythomanie policière ». « Je défends ce qualificatif car, plus que des mensonges, il s’agit de constructions actives, et souvent évolutives, qui visent à imposer une perception tronquée. Cette mythomanie est soit construite soit reprise telle quelle par les Parquets, puis se voit répercutée sans la moindre analyse critique par la majorité des médias. C’est assez ahurissant… »

Pour Nordine Saïdi, le pseudo-scoop de la presse belge sur l’affaire Adil n’est qu’une « confirmation de ce que disent, depuis des années, les citoyens victimes de ces violences. C’est-à-dire, très largement, des hommes noirs et arabes. Donc, on peut en conclure que la parole de ceux-ci ne vaut rien… Puisqu’il faut attendre que des policiers le disent publiquement pour qu’ensuite les médias le répercutent ».

Arabo-négrophobie renforcée


« Dans chacune de ces histoires de mort violente, la version policière renforce la dangerosité du corps noir ou arabe », poursuit David Jamar. « Pour Nahel, les policiers mis en cause ont affirmé que le jeune homme leur fonçait dessus en voiture. C’était faux. Mais cela va rester dans l’esprit et les actes policiers futurs… C’est semblable à l’affaire Isaac Tshitenda en Belgique. Selon les agents impliqués dans son décès, il fallaitle maîtriser’. Isaac, connu par sa famille et ses nombreux amis comme un blogueur affable, sympathique et plein d’humour, doit soudain êtremaîtrisé’ après avoir franchi la porte d’un commissariat !? Alors, s’il est mort d’un arrêt cardiaque, comme l’a déclaré le médecin légiste : qu’est-ce qui a, précisément, provoqué ce malaise ? On nous dit qu’Isaac était ‘agité, qu’il fallait ‘le maîtriser‘, mais que signifie le choix de ces mots ? Que veut dire ‘maîtriser quelqu’un et comment cela se passe-t-il ? Quel usage précis de la violence a été déployé pour ‘maîtriser Isaac ? Tout cela n’est absolument pas clair depuis depuis plus d’un mois ! Rien de cette scène de ‘maîtrise policière ne nous a été décrit… Autant d’interrogations qui ne semblent pas beaucoup intéresser les médias belges. »


Et le sociologue de compléter son analyse : « Ce récit policier conduit à dresser un portrait potentiellement violent de la personne décédée ; un portait susceptible de rendre folle la famille de la victime qui ne reconnaît pas celui ou celle qu’elle vient de perdre. Or, les connaissances et éléments détenus par la famille devraient être pris en compte pour expliquer la présence, les motivations et l’attitude d’Isaac lorsqu’il a choisi de rentrer dans ce commissariat… C’est extrêmement dur pour chaque famille de victimes de voir leur parole, leur connaissance intime de leur proche, continuellement méprisée ou mise en doute par la police ainsi que par la plupart les médias. Ce mépris ou cette suspicion systématiques de leur parole est aussi une façon d’effacer une partie de la scène, une partie de l’histoire. Pourtant, c’est grâce à l’expérience des violences policières endurées par les personnes restées en vie et qui ont eu le courage de témoigner, c’est grâce au travail de différents comités et collectifs de soutien aux familles des victimes, que nous savons qu’il est indispensable de recourir à une mise en doute systématique de la version policière. »


Indestructible impunité ?


« Personne ne veut attaquer le fond de ce problème systémique et certainement pas les Bourgmestres, patrons de leur police communale», estime amèrement Nordine Saïdi. « En fait, en Belgique, les politiques sont tous terrorisés par leur police. Hélas, à juste titre… N’importe quel politicien ou Bourgmestre qui déciderait de faire la chasse aux flics racistes sait qu’il aura soit beaucoup de problèmes soit verra sa carrière foutue soit peut même se faire tuer. Je n’exagère pas : les Jürgen Conings15  ne sont pas uniquement dans l’armée mais aussi dans la police. »


Se voulant constructif, l’activiste déroule trois revendications de son collectif en matière de lutte contre les violences policières. « Nous proposons qu’Unia [Centre interfédéral belge pour l’Egalité des chances] ouvre un numéro vert, garantissant soutien et anonymat aux fonctionnaires de police. Ce serait une sorte de ‘0800 – Police’ que chaque policier pourrait appeler pour dénoncer les agissements racistes, sexistes ou homophobes dont il serait le témoin ou la victime. » Bruxelles-Panthères plaide ensuite pour que « les policiers soient porteurs d’une bodycam, captant images et sons, obligatoirement allumée en intervention ». « Si c’était le cas », ajoute Nordine Saïdi, « on aurait pu savoir, par exemple, ce qui s’est exactement passé lorsque Ibrahima Barrie16 a été emmené en fourgon de police, de la gare du nord, où il a été arrêté, jusqu’au commissariat où il est décédé… »

 

La troisième revendication du collectif est judiciaire : « C’est la comparution immédiate des policiers impliqués dans des violences racistes ». « Que cela ne nécessite plus cinq ans d’enquête, en moyenne, dès que des policiers sont accusés de meurtre ! », explique Nordine Saïdi. « S’il s’agit véritablement d’un ‘accident’, d’un ‘suicide’ ou d’un ‘malaise cardiaque’, comme ils l’affirment souvent, ces policiers ne doivent pas craindre de passer en comparution immédiate devant un juge… »

 

Des propositions qui résonnent avec plusieurs points du communiqué de l’ENAR, « solidaire de la famille et des proches de Nahel » et qui « leur présente ses plus sincères condoléances pour cette perte dévastatrice ». Emmanuel Achiri, conseiller de l’ONG européenne en matière de plaidoyer sur le maintien de l’ordre, ajoute : « Nous exprimons aussi notre solidarité avec toutes les personnes et communautés affectées par les violences policières. Il est essentiel que nous nous rassemblions en tant que société pour aborder ces questions systémiques et pour œuvrer à un avenir où chaque personne, en particulier racisée, se sentira en sécurité et protégée par les autorités censées la servir »17.

 

En conséquence, le Réseau Européen de lutte Contre le Racisme appelle le gouvernement français « à prendre des mesures immédiates pour répondre aux préoccupations soulevées par les organisations de la société civile et les groupes de défense des droits humains concernant l’impunité et le racisme des forces de l’ordre en France. Si toute perte de vie est une tragédie, la fin prématurée de l’avenir d’une jeune personne à cause de la violence policière raciste exige une justice et une réforme immédiates »18.


Olivier Mukuna

(*) https://www.tiktok.com/@bfmtv/video/7250613980358642970

1 Après avoir été déboutés de la tenue d’un procès contre les huit policiers qui ont mortellement étouffé leur fils de 27 ans, Lamine Bangoura (2018), ses parents, Jean-Pierre et Marthe Bangoura ont été condamnés par la justice belge à payer un « dédommagement » de 5000 € aux policiers qui ont tué leur fils…

4 https://www.lefigaro.fr/actualite-france/fete-de-la-musique-deux-ans-apres-la-noyade-de-steve-a-nantes-le-quai-wilson-boucle-par-les-forces-de-l-ordre-20210620

5 https://www.rtl.fr/actu/justice-faits-divers/lyceens-interpelles-a-mantes-la-jolie-l-enquete-classee-de-l-igpn-sans-suite-7798107344

6 https://www.bfmtv.com/police-justice/gilets-jaunes-212-enquetes-confiees-a-l-igpn-2-policiers-renvoyes-devant-un-tribunal_AV-201911070069.html

8 https://www.enar-eu.org/enar-demands-reform-following-murder-of-nael-by-french-police/

10 Editions Kennes, avril 2023.

18 Idem.

Les opinions exprimées dans les articles publiés sur le site d’Investig’Action n’engagent que le ou les auteurs. Les articles publiés par Investig’Action et dont la source indiquée est « Investig’Action » peuvent être reproduits en mentionnant la source avec un lien hypertexte renvoyant vers le site original. Attention toutefois, les photos ne portant pas la mention CC (creative commons) ne sont pas libres de droit.


Vous avez aimé cet article ?

L’info indépendante a un prix.
Aidez-nous à poursuivre le combat !

Pourquoi faire un don ?

Laisser un commentaire

Qui sommes-nous ?

Ceux qui exploitent les travailleurs et profitent des guerres financent également les grands médias. C’est pourquoi depuis 2004, Investig’Action est engagé dans la bataille de l’info pour un monde de paix et une répartition équitable des richesses.