La situation en Égypte émeut le monde entier et il y a beaucoup de choses en jeu. Mario Franssen, du mouvement de solidarité intal, s’est entretenu avec le spécialiste de l’Afrique et du Moyen-Orient qu’est Mohamed Hassan, afin de chercher les causes historiques des événements actuels et de voir quelles sont les perspectives d’avenir pour l’Égypte.
Pour commencer, un petit rappel historique.
Mohamed Hassan. En fait, jusqu’en 1952, l’Égypte a été une néo-colonie de la Grande-Bretagne. L’économie cadrait complètement avec les besoins de la métropole coloniale. Le pays était dirigé par un roi et il était resté une société féodale. Deux mille grands propriétaires fonciers contrôlaient environ 80 % des terres, les 20 % restants étaient aux mains de deux millions de moyens fermiers. La production agricole consistait surtout en coton, en fonction de l’industrie textile britannique. L’écrasante majorité de la population vivait dans la pauvreté.
« L’armée et les anciens détenteurs des leviers économiques mettent aujourd’hui tout en œuvre pour maîtriser la colère populaire et la canaliser dans une direction qui ne menace pas leur pouvoir. Ils peuvent ainsi gagner du temps, mais ne peuvent pas non plus proposer de solution aux vrais problèmes des Égyptiens. » (Photo Mohamed Azazy)
A partir de la Seconde Guerre mondiale, les gens se sont opposés à cette situation. En 1950, lors de confrontations avec les troupes royales, la capitale Le Caire a été incendiée. Les protestations étaient dirigées par diverses organisations, depuis les militaires nationalistes et les frères musulmans créés en 1928, jusqu’aux communistes, qui s’appuyaient sur l’Union soviétique qui venait de vaincre le fascisme. Des officiers mécontents de l’armée ont rejoint les protestataires et ont renversé la monarchie. Après quelques années turbulentes au cours desquelles les Frères musulmans commettaient un attentat manqué contre Gamal Abdel Nasser, le chef de fait des officiers nationalistes égyptiens, ce dernier prenait le pouvoir en 1956 et devenait président.
Dès lors, l’Égypte empruntait résolument la voie du développement indépendant. En seize ans, Nasser parvenait à transformer complètement le pays qui, d’une semi-colonie, se muait en colonie émergente, bientôt respectée dans le monde entier. 300 000 hectares de terres étaient arrachés aux grands propriétaires terriens et redistribuées parmi les paysans sans terre. Des coopératives étaient créées et recevaient tout le soutien possible : machines, graines, prêts sans intérêt et travaux d’infrastructure à grande échelle pour l’irrigation des champs. Tout cela fut rendu possible par la construction du barrage d’Assouan, dans le sud du pays. De ce fait, l’Égypte parvenait à assurer 85 % de son approvisionnement alimentaire. Elle bénéficiait également d’un début d’industrialisation. Conjointement à l’essor de l’agriculture, cela réduisait le chômage et permettait à l’enseignement et au secteur des soins de santé à faire de grands pas en avant.
Sur le plan international, l’Égypte prônait le nationalisme arabe et l’anti-impérialisme, avec la nationalisation du canal de Suez comme principale décision. C’est pour cette raison qu’en 1956, l’Égypte était attaquée par l’Angleterre, la France et Israël. Finalement, l’Égypte sortait victorieuse de ce conflit. Dès lors, le canal de Suez devenait une source importante de devises étrangères. Le prestige de l’Égypte dans la région augmentait et plus encore en raison de l’opposition de l’Égypte à la colonisation de la Palestine par Israël et du soutien de Nasser à l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).
Comment a évolué l’Egypte après la mort de Nasser en 1970 ?
Mohamed Hassan. Le vice-président de Nasser, Anouar el-Sadate, est devenu président. Très vite, il est apparu clairement que l’Égypte allait changer de cours. Durant la guerre des Six-Jours (1967), Israël occupait le désert égyptien du Sinaï. Dans les négociations qui suivaient, Sadate passait complètement dans le camp des États-Unis et d’Israël. La chose était scellée dans les accords de Camp David, en septembre 1978. L’Égypte perdait alors tout crédit au sein du monde arabe.
Au cours des quatre décennies qui ont suivi la disparition de Nasser, tout d’abord sous Sadate – de 1970 à 1981 – et ensuite sous Moubarak – de 1981 à 2010 – l’économie nationale était complètement démantelée et l’Égypte devenait un désert social. Aujourd’hui, pour son approvisionnement alimentaire, le pays dépend complètement de l’étranger. Les entreprises d’État ont été vendues pour une bouchée de pain à des investisseurs privés, surtout des amis ou des proches des responsables corrompus du pouvoir.
Tout ceci débouchait sur un important chômage. Aujourd’hui, 1 % des Égyptiens contrôlent 80 % de la richesse, alors que 50 % de la population vit dans la pauvreté et que 8 millions d’Egyptiens ne disposent même pas d’un logement décent.
Etait-il question de vie politique, durant cette période ?
Mohamed Hassan. Pour contrer la résistance du nationalisme arabe et de l’influence subsistante de Nasser, Sadate décidait après quelques années d’islamiser la société.
Les Frères musulmans, qui s’étaient retrouvés en prison sous Nasser, étaient libérés. Officiellement, toutefois, ils restaient interdits, mais ils eurent quand même l’occasion de mettre sur pied un réseau social, avec des hôpitaux, des écoles, du travail social et des distributions alimentaires, le tout reposant sur la charité et la religion. C’est ainsi qu’ils parvenaient à se constituer une base de masse. Via des alliances avec les partis légaux, ils pouvaient conquérir un certain nombre de sièges au Parlement. De la sorte, Sadate tentait de couper l’héritage nassérien de la mémoire collective des Égyptiens et de la remplacer par une idéologie ne constituant à aucun moment une menace pour les rapports de force existants.
L’Égypte détricotait également sa capacité de production militaire et devenait complètement dépendante du soutien militaire des États-Unis. En 40 ans, celui-ci a atteint les 60 milliards de dollars (1,5 milliard par an, NdlR), surtout utilisés pour l’achat de matériel de guerre auprès des entreprises miliaires des États-Unis. Ensuite, il y a aussi des programmes d’entraînement et des manœuvres communes.
L’Égypte devenait un pion important dans les guerres contre l’Irak – en 1990 et en 2003 – au cours desquelles le pays ouvrait aussi bien le canal de Suez que son espace aérien à l’armée américaine. Les médecins militaires égyptiens se rendaient en Afghanistan afin de soigner les soldats américains blessés et, frappés de terreur, ils étaient pris en main en Égypte sous contrôle de la CIA. Enfin, après l’élection du Hamas, le passage frontalier vers Gaza était maintenu fermé aussi, en accord avec Israël.
En Égypte même, un véritable État policier était organisé. En 1980, Sadate faisait arrêter 1.500 intellectuels et hommes politiques et il proclamait l’État d’urgence en faveur de la lutte contre l’« extrémisme ». IL allait rester en vigueur en permanence, la constitution é tait suspendue et le pays était dirigé à coups de décrets présidentiels. Finalement, cela allait durer trente ans, jusqu’à la chute de Moubarak, en 2011.
Dans quelle mesure l’Egypte a-t-elle changé, dans cette révolte ?
Mohamed Hassan. Tout d’abord, les détenteurs du pouvoir du régime ont encore essayé de maintenir leur contrôle en levant l’État d’urgence et en laissant tomber Moubarak. Ils ont avancé des remplaçants issus de leurs propres milieux : d’abord le vice-président Soeleyman, puis le général Tantawi et un autre membre du conseil militaire, Shafik. En même temps, ils ont continué à mettre tout en œuvre pour jeter le plus de discrédit possible sur les protestations et pour les saper. Mais le peuple voulait un véritable changement et a donc continué à protester. Finalement, des élections ont été organisées : des élections parlementaires fin 2011 et des élections présidentielles en mai 2012.
Dans cette période de transition, la grande coalition contre Moubarak s’est désintégrée. L’espace démocratique restreint qui était apparu fut comblé par des dizaines de partis qui, souvent, avaient été interdits durant des décennies. De même, bien des jeunes intellectuels, en partie attirés par la pensée idéologique occidentale diffusée par les ONG, ont tenté de s’organiser. Mais les Frères musulmans étaient les seuls à avoir une véritable force organisatrice et une vraie base parmi les couches les plus démunies, et ce, via leurs réseaux sociaux. Aussi ont-ils remporté facilement les élections parlementaires.
Mais les fidèles de Moubarak ne devaient jamais renoncer vraiment à leurs propriétés énormes et à leurs positions au sein de l’appareil d’État. Ils continuaient à exercer une grande influence. Les résultats du premier tour des élections présidentielles ont très bien reflété les rapports de force entre les deux blocs de pouvoir : deux partisans de l’islam politique, Morsi, des Frères musulmans, et Abdel Moneim Aboul Fotouh, un candidat indépendant qui s’était séparé des Frères musulmans, obtenaient respectivement 24,7 % et 17,5 %. Les anciens fidèles de Moubarak, comme Shafik et Amr Moussa obtenaient encore respectivement 23,6 % et 11 %, alors que le candidat des jeunes intellectuels et d’un front des partis de gauche, Hamdeen Sabahi, devait se contenter de 20,7 %. Au deuxième tour, Morsi obtenait 51,7 %, contre 48,3 % pour Shafik.
Un an après son élection, des millions d’Égyptiens descendaient dans les rues pour exiger la démission de Morsi. Comment expliquez-vous cela ?
Mohamed Hassan. Tout d’abord, les Frères musulmans ne sont pas parvenus à changer quoi que ce soit à la vie quotidienne et à l’immense pauvreté dans laquelle vivaient les Égyptiens, et la majorité de leurs propres électeurs y compris. On l’a également vu dans les innombrables manifestations, grèves et conflits sociaux qui n’ont pas cessé (dans la première moitié de 2013, il y en a eu plus de 5.500, NdlR) et que les Frères musulmans eux-mêmes ont voulu réprimer. Secundo, ils ont utilisé leur majorité au Parlement pour faire passer une constitution à leur mesure et afin d’imposer leur volonté à tous les autres groupes politiques. Tertio, la classe dirigeante des Frères musulmans estime que c’est son tour, désormais, de s’approprier la richesse économique du pays, richesse qui, jusqu’à présent, est toujours aux mains de l’ancienne élite moubarakienne et de la direction de l’armée. Et ces dernières ont réagi par une campagne contre les Frères musulmans, laquelle a débouché sur la « mère de toutes les manipulations ».
Naturellement, ces millions d’Égyptiens ne seraient jamais descendus dans la rue le 30 juin, s’ils n’avaient été fondamentalement mécontents de la politique de Morsi. Des jeunes avec une éducation supérieure mais peu de formation politique et qui n’avaient pas d’avenir dans l’Égypte d’aujourd’hui, étaient déjà très actifs au milieu des années 2000, par solidarité avec la lutte des travailleurs du secteur du textile. Ils étaient actifs dans les médias sociaux et ont été une force motrice derrière les premières mobilisations de la place Tahrir.
Tamarod, une organisation fondée fin avril 2013, a lancé une pétition contre la politique du président Morsi. C’est cette initiative qui, finalement, a constitué l’amorce de la grande manifestation du 30 juin. Mais les anciens fidèles de Moubarak ont pesé de tout leur poids derrière le mouvement de masse et la direction de l’armée se sert de ce mouvement populaire comme d’un chèque en blanc afin de mener une véritable contre-révolution. La stratégie qu’ils appliquent a déjà été utilisée au Chili en 1973, par la CIA : attiser les troubles sociaux pour finalement s’emparer du pouvoir par le biais de l’armée. Aujourd’hui, ils ont même utilisé la créativité dont les gens avaient fait preuve en 2011 pour se protéger des services de sécurité : les comités populaires constitués à l’époque étaient désormais dirigés contre les Frères musulmans !
La confrontation violente entre les Frères musulmans et les services de sécurité, qui a suivi la destitution du président Morsi le 3 juillet, était inévitable. Il s’agit d’une lutte entre deux blocs de pouvoir bourgeois qui se disputent tous deux non seulement le pouvoir politique mais également le pouvoir économique.
Les États-Unis et l’Europe désapprouvent l’intervention de l’armée, mais n’interviennent pas vraiment en ce sens. Pourquoi pas ?
Mohamed Hassan. L’Égypte est un pays stratégique, pour les États-Unis. Il y a l’accord de Camp David avec Israël, le canal de Suez, très important sur le plan économique et militaire, il y a les nouveaux accords de collaboration militaire, la lutte contre le terrorisme, le soutien diplomatique de l’Égypte… Les États-Unis ne peuvent pas se permettre d’y perdre le contrôle ni de se retrouver de nouveau dans une situation comme celle de l’Égypte sous Nasser. Pendant 40 ans, l’armée y a été le principal instrument de Washington pour garder l’Égypte dans leur camp. Le coup d’État de l’armée et la restauration de l’État d’urgence ne constituent donc pas le moindre problème, pour les États-Unis. Les Frères musulmans ou l’armée, qu’importe, du moment que leurs intérêts sont assurés.
Comment voyez-vous la situation de l’Égypte ?
Mohamed Hassan. La révolte qui a débuté en 2011 est toujours en développement. L’armée et les anciens détenteurs des leviers économiques mettent aujourd’hui tout en œuvre pour maîtriser la colère populaire et la canaliser dans une direction qui ne menace pas leur pouvoir. De la sorte, ils peuvent gagner du temps, mais ils ne peuvent non plus proposer de solution aux véritables problèmes des Égyptiens.
Du fait de la violence, la contradiction entre les Frères musulmans et le reste de la société est poussée à son paroxysme. Mais les progressistes ne doivent pas tomber dans ce piège. Ils doivent se rendre compte que la majorité des membres des Frères musulmans ne sont ni des fascistes ni des réactionnaires. Parmi les cadres des Frères musulmans, il y a de nombreux intellectuels d’inspiration islamiste, de la même manière que, dans les années 50 ou 60 en Belgique, vous auriez pu faire partie du CVP-PSC en fonction d’une motivation catholique. Et vous pouvez alors vous opposer à l’État CVP-PSC de cette époque, mais vous ne le ferez pas en traitant et dépeignant la base de ce parti comme des fascistes. Bien des simples partisans des Frères musulmans voient en ces derniers une force contre la pauvreté, même si, ici, ils se trompent.
La seule façon d’aborder les problèmes du pays consister à les appeler par leur nom. Il s’agit alors de la réforme agraire, du chômage énorme (des jeunes), du problème du logement, du contrôle étranger sur l’économie, des droits démocratiques, du pouvoir des partisans de Moubarak… Voilà les thèmes qui peuvent unir à nouveau les Égyptiens. Mêmes les officiers subalternes, les soldats et les gens de la police sont concernés, ici, tout comme la masse de base des Frères musulmans. L’Égypte reste donc enceinte d’un changement. Un retour à la période Moubarak est exclu.
Source: Ptb