Contrairement à tant d’autres mus par un intérêt touristique, journalistique, scientifique ou autre, mon séjour à Darjeeling, capitale du district bengalais du même nom, et au Sikkim fut motivé par une contrainte familiale. Mon épouse est indienne de naissance, résultat d’une improbable histoire d’amour entre un parsi et une tibétaine, et nous décidâmes un jour de faire un tour complet de sa nombreuse famille installée en Inde. Si le but essentiel de notre visite fut de leur présenter nos deux enfants, mon épouse tenait également à me faire connaitre l’environnement dans lequel elle avait grandi afin que je m’imprègne quelque peu des effluves de ses origines et par là mieux la comprendre. Je fus tout d’abord assez réticent à l’idée de se périple, et cela pour deux raisons : Etant d’une part d’un naturel plutôt effacé, je ne goutais guère l’idée de me retrouver dans un pays où je serais remarquable au sens propre, d’autre part, mon fils étant âgé de dix mois seulement à l ‘époque, je m’inquiétais de l’effet d’un tel voyage sur un enfant si jeune. Néanmoins, mon insatiable curiosité et la tendre insistance de ma femme prirent le pas sur mes réticences et nous nous envolâmes tout les quatre pour Mumbay au début d’avril 1998.
Je ne m’étendrais pas sur nos séjours dans cette mégapole, ni à Calcutta, ville où nous retrouvâmes mon beau-père qui nous accompagna jusque Darjeeling où ma belle-famille résidait. Mes impressions initiales furent peu enthousiastes : Noyée dans un brouillard tenace et entourée de champs de théiers monotones, la ‘méribel’ indienne (1) se révéla d’un climat humide et froid, elle semblait en outre victime d’un développement chaotique et peu esthétique. Désolé pour les contempteurs des lieux, mais je ne me sentais pas vraiment motivé à la perspective de demeurer plus que nécessaire en pareil endroit.
Bien heureusement, mes sensations évoluèrent rapidement d’abord par la grâce de mon épouse et du chaleureux accueil de ma belle-famille, ensuite par la découverte des beautés cachées de cette étrange cité et des montagnes alentours. Je compris vite pourquoi ma femme qualifiait le Mont-Blanc de ‘colline’. Un personnage joua également un rôle important durant mon séjour, Wangden, le cousin tibétain de ma femme. Ce placide et chaleureux bonhomme fut mon complice durant mes déambulations, sa parfaite connaissance de Darjeeling et de ses secrets ainsi que sa maitrise de l’anglais et des langues locales en firent le plus efficace des guides, sans compter son humour caustique et son gout pour la bonne chère, notre amicale complicité restera l’un de mes meilleurs souvenir.
‘Darj’ est clairement une ville récente cela se sent dans son architecture et son mode d’urbanisation, mais également très cosmopolite : on y trouve une stupéfiante mosaïque de populations et de mœurs qui la distingue des autres villes indiennes. Bien que peuplée majoritairement de Népalais, dont la langue est la plus parlée, on y trouve des gens du Ladakh, du Sikkim voisin, des Râjasthânis musulmans, des groupes de Bengalis en villégiature et quantité d’Européens de passage, mais la population dont la présence reste la plus visible est la multitude de Tibétains. Il est en effet très difficile de ne pas se trouver nez-à-nez avec une colonne de moines bouddhistes lorsque l’on déambule dans les méandres de cette curieuse cité. Et c’est autour de cette présence que s’articulera principalement la suite de mon récit.
En Inde, Darjeeling est en effet la deuxième concentration de refugiés Tibétains après Dharamsala et l’on retrouve de ce point de vue d’importantes similarités dans le mode d’implantation de cette communauté dans ces deux villes. Ayant rapidement fait le tour des attractions touristiques du lieu, je mis à profit mon oisiveté pour essayer d’appréhender l’impact de cette présence et la perception que les autochtones, d’une part, et les Tibétains d’autre part, avaient les uns des autres. Issu d’une famille prolétaire particulièrement militante où la trilogie psychanalyse, anarchie et surréalisme fut le fondement du mode de pensée politique, je ne saurais faire abstraction d’à priori négatifs sur les religions en général, il serait malhonnête de le nier. Néanmoins, je disposais au travers de ma belle-famille d’un poste d’observation rare et privilégié. Je ne pouvais m’abstenir d’utiliser cet atout pour rassasier ma curiosité et m’efforçais, avec toute la diplomatie et l’humilité requise, d’obtenir des uns et des autres toutes les informations possibles confirmant ou infirmant mes opinions. Les premières personnes avec qui j’engagea le dialogue sur le ‘problème tibétain’ furent évidemment ma belle-mère et le cousin de ma femme, Wangden. Il est essentiel de savoir qui ils étaient pour appréhender correctement leurs propos. Ma belle-mère est issue des plus hautes castes de la société tibétaine, elle est parente éloignée du Dalaï-lama lui-même et l’une de ses cousines, résidant également à Darjeeling et que j’ai eu l’occasion de rencontrer, fut longtemps la secrétaire particulière du Bouddha Vivant. Wangden, pour des raisons qui restent obscures à mes yeux, est issus des basses castes, les notions de familles et de cousinages semblent assez distinctes de celles que nous connaissons en occident (2). De profession, il était menuisier et sa spécialité était la fabrication de prothèses orthopédiques en bois. Enfin, par l’intermédiaire de ce dernier et de ma femme, tout deux parlant couramment le népalais, je pu entendre la voix des plus déshérités de la population locale. Voici ce que j’ai retenu de ces conversations, de mes propres observations mais également de simples réflexions émises spontanément par les uns et les autres.
Ma belle-mère, bouddhiste pratiquante, portait un jugement particulièrement sévère sur les instituions religieuses tibétaines. Il faut comprendre que par son mariage avec un homme issus d’une culture et d’une religion différente (les parsis, d’origine perse, sont ‘Zoroastrien’,religion de la Perse préislamique) elle fut tout au long de sa vie et est toujours victime d’un brutal ostracisme de la part non seulement de sa propre communauté, mais également d’une majorité des membres de sa famille. Elle et son mari furent victimes d’attaques et de brimades de toutes sortes, à tel point que , las d’entendre le récit des interminables coups bas et traitrises des uns et des autres je finis par laisser échapper, un soir que ma femme et moi fumions ces délicieuses cigarettes blondes népalaises, les ‘Kukri’, au balcon de la maison : ‘Putain, mais c’est ‘Dallas’ ici !’. Les premières fissures sur ‘la société harmonieuse, remplie d’amour, de compassion et de tolérance’ que le Tibet était supposé être commençaient à apparaitre (3). Bien qu’ayant, comme nombre de tibétains, voire de népalais bouddhistes, beaucoup de respect pour la personne du Dalaï-lama, la majorité des propos de ma belle-mère au sujet de sa communauté me surprenaient par leurs caractères définitifs, en voici les exemples les plus marquants : Lorsque je l’interrogeais sur l’avenir du mouvement indépendantiste tibétain, sa réponse fut abrupte : ‘It’s a lost cause ! Tibetans will never go back to Tibet’. Persuadé qu’elle sous-entendais que la détermination des chinois les en empêcherais pour toujours, je lui demandais négligemment ‘really ? Why is that ?’ et sa réponse fut stupéfiante : ‘They are doing too good in India…’ devant mon regard éberlué, mon beau-père leva le pouce et, dans un clin d’œil égrillard, précisa : ‘You know, business…’. Cette étonnante réflexion ne fut que la première d’une longue liste de propos que je résumerais par une autre des paroles si fermes de ma belle-mère clôturant une conversation sur le clergé tibétain : ’Anyway, monks are just griddy bastards !’, je suppose qu’elle sait de quoi elle parle.
Ebranlé par ses propos inattendus, je me rabattais sur Wangden qui me servais de prétexte pour échapper de temps à temps à l’atmosphère formelle et quelque peu compassée de ma belle-famille. Je pu, grâce à lui, aller trainer à de multiples reprises dans les ruelles obscures de Darj et m’enivrer de bière du Sikkim (la Dansberg, d’une qualité remarquable probablement du à l’extraordinaire pureté des eaux des montagnes) et d’horrible whisky indien dans des cahuttes accrochées à flanc de montagne où on pouvait découvrir un vertigineux précipice entre les planches disjointes du sol (4). Durant ces ‘bordées ‘ que ne renierais pas un marin breton, je pu converser en toute liberté avec les Népalais et les Tibétains de basses castes qui, contrairement à leur compatriotes des castes supérieures, s’entendent très bien et surtout, étaient particulièrement unanimes dans leur haine farouche, mêlée de crainte il est vrai, de tout ce qui portaient la robe orange et pourpre des moines. Voici quelques uns des reproches que mes compagnons ressassaient en continu, traduit entre deux hoquets par mon fidèle ami : « Avec l’argent des américains (Richard Gere étaient un nom souvent citer accompagné d’un crachat méprisant), ils achètent toutes les meilleures terres et au lieu d’y planter du thé, ils construisent des temples et des hôtels réservés aux ‘loaded westerners’ », « ils nous cognent dessus à longueur de journée » – Ces propos furent partiellement confirmés lors d’une promenade où je fus témoin d’une bastonnade violente d’un serviteur Népalais par un moine Tibétain, et la haine que j’ai vu dans les yeux du bourreau me calma définitivement sur la soi-disant posture ‘non-violente’ et ‘pleine de compassion’ du Bouddhisme Tibétain – « ils ne travaillent pas, et non seulement il faut qu’on les nourrissent mais en plus ils réclament de telles sommes pour les cérémonies que l’on doit s’endetter plusieurs années pour pouvoir se marier ou honorer nos morts ». Je finissais par éviter d’évoquer le sujet par lassitude mais aussi pour pouvoir rigoler un peu plus. A ce sujet, je laisserais Wangden conclure : « Monk is the best job in the world, you’ve got five rollex at each arms… ». En y repensant, je ne suis pas très fier de mon attitude, mais dans ces moments, j’avoue sans honte que je me sentais parmi les miens et la foule de misérables en larmes qui sont venu me saluer lors de mon départ reste gravé dans mon cœur à tout jamais.
On pourra me reprocher de ne pas avoir évoquer ce paradis qu’est le Sikkim, pays des papillons et des orchidées, que j’ai pu visiter jusqu’aux limites de la Chine dont je pouvais voire les gardes-frontières nous observer à la jumelle depuis les hauteurs. Les relations de mon beau-père nous ayant permis d’entrer dans les zones militaires interdites aux étrangers, c’est dans les jeeps Mahindra de l’armée indienne que nous avons explorer ces paysages époustouflants, aux rizières en étages qui évoques plus la Chine que l’Inde, peuplés de paysans d’une gentillesse à vous arracher des larmes, des plus belles filles qu’il me fut possible de croiser (et encore, me dira ma femme, t’as pas vu les cachemiris…). Le kitch surréaliste et presque comique des temples et des hôtels de Gangtok où le ministre du tourisme nous offrit l’hospitalité (le carnet d’adresse de mon beau-père est infini), dont la femme et les filles me comblèrent la panse de mets plus délicieux les uns que les autres, de ses matins où cents sommets retiennent l’aurore dans une explosion de couleurs…
Je m’arrêterais là car, à l’évocation de ces moments, je me sens défaillir de colère quand je pense à ces pseudo hippies, fort de leur croyances ridicules qui se gargarisent de leur ‘spiritualité ‘ à deux balles et qui n’ont pas un regard sur tout les malheureux qu’ils croisent, aveuglés qu’ils sont par leur béatitude obscène. J’ai encore eu la preuve, encore une fois, qu’il n’y a qu’un seul combat, qu’une seule lutte : celle des opprimés contre les oppresseurs, toujours les mêmes, les moines et les riches. Les paroles entêtantes du chant de la Commune de Paris hantera toujours ma conscience :
Oui mais !
Ca branle dans le manche
Les mauvais jours finiront
Et gare à la revanche !
Quand tout les pauvres s’y mettrons !
Quand tout les pauvres s’y mettrons !
(la semaine sanglante – 1871)
Gilles Bonneau – Avril 2008
En souvenir de mes compagnons et amis Wangden, Ratan,‘Fat’ Hari, Rohan, Sushan et tout les autres que la seule la mort pourra effacer de ma mémoire et de mon cœur.
(1) A l’instar de la station alpine française, Darjeeling fut fondée par l’occupant britannique où la communauté expatriée, supportant mal les affres de la mousson des plaines du Bengale, se réfugiait dans durant la saison des pluies.
(2) Au début de notre relation, ma femme me fis cette surprenante déclaration : « j’ai deux grand-mères maternelles, la première, que j’appelle ‘Big Granny’ s’est mariée avec mon grand-père et, comme elle ne pu lui donner d’enfant, elle lui proposa d’épouser également sa sœur, que j’appelle ‘Small Granny’. » Ainsi fut fait, apparemment en accord avec une pratique courante chez les tibétains.
(3) Si les mariages entre membres de religions différentes est toléré dans le Bouddhisme Tibétain, l’apostasie est formellement interdite et ceux qui s’en rendent coupables sont définitivement exclus de la communauté si ce n’est pire…
(4) Et oui je suis loin d’être un saint, ni même un ‘sain’… Les ravages de l’alcool à Darjeeling sont impressionnants, les nuits sont remplis d’hurlements et de chants tonitruants de pauvres hères avinés. Les montagnards himalayens ont l’alcool triste et violent à l’image de la vie qu’ils mènent. C’est très douloureux.