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Mais où va donc le Soudan ?

Depuis le 15 avril 2023, des affrontements fratricides ont plongé le Soudan dans l’horreur et la désolation. Pour comprendre les raisons de ce conflit qui a jeté sur les chemins de l’exil des millions de civils, mais aussi le positionnement des puissances internationales et régionales face à cette tragédie, nous nous sommes entretenus avec le Dr Khaled al-Farah, nouvel ambassadeur du Soudan en France, diplomate francophone chevronné.

Points clés de l’entretien :

  • Par son silence complice, la communauté internationale apporte un soutien implicite à la milice d’Himeiti et brade les valeurs de justice et des droits de l’homme.
  • Ce qui se passe au Soudan est la poursuite du projet colonial et hégémonique qui a commencé en Irak, s’est poursuivi en Libye, puis en Syrie, avant de s’étendre au Yémen…
  • Le projet d’Israël : perpétuer son existence et son expansion par la force, du Nil à l’Euphrate, aux dépens des pays et des peuples arabes.
  • Les sanctions ne touchent et n’affectent pratiquement que la population civile, tandis que les responsables censés être visés par elles, s’en sortent toujours.
  • Pourquoi en est-on arrivé là ? Tout simplement parce que ceux qui ont planifié et continué à planifier la destruction du Soudan et à le diviser en petites entités en guerre entre elles (en commençant par la séparation du Sud) pensaient que le moment était venu d’exploiter cette force brute et porter ce coup qu’ils voyaient comme le coup final contre l’État soudanais unitaire, afin d’atteindre leur objectif ultime de détruire cette nation ancienne et fière.

– Le général Abdel Fattah al-Burhan, président du Conseil transitoire de Souveraineté, à la base marine de Flaming à Port-Soudan, le 28 août 2023. AFP

Le conflit oppose le chef de l’armée nationale, le général Abdel Fattah al-Burhan, président du Conseil transitoire de Souveraineté, et qui exerce dans les faits depuis 2019 les fonctions de chef de l’État au Soudan, à son ancien adjoint Mohamed Hamdan Daglo, dit Himeiti (ou Hemiti), ancien chef des Janjawid de sinistre mémoire au Darfour et qui dirige depuis 2013 une armée parallèle appelée Forces de soutien rapide. Quelle est la position de la France par rapport à ces événements tragiques qui ensanglantent le Soudan ?

Khaled Farah : La France n’a pas affiché une position notoirement distincte des positions du reste des pays européens et occidentaux. Depuis le déclenchement de la guerre menée par la milice rebelle appelée Forces de soutien rapide (FSR) contre l’ordre constitutionnel en place, pour s’emparer du pouvoir dans le pays le 15 avril 2023, ces positions occidentales se sont notamment traduites par leur remarquable hâte d’évacuer leurs missions diplomatiques accréditées à Khartoum, les personnels de ces missions et tous leurs ressortissants résidant au Soudan. Ils ont par la suite publié des déclarations lénifiantes appelant les deux « parties belligérantes » à un cessez-le-feu, à s’asseoir à la table des négociations, à protéger les civils, à faciliter le passage des secours et de l’aide humanitaire à la population affectée. Ils ont aussi demandé la reprise de la transition démocratique et le retour du régime civil et démocratique dans le pays. Puis, la France a exprimé timidement son soutien pour certaines des initiatives pour résoudre la crise, comme l’initiative américano-saoudienne et celle des organisations de l’Igad et de l’Union africaine. En pleine crise, il n’était pas trop tard pour que le président français Emmanuel Macron invite son homologue Abdel Fattah al-Burhan au Sommet pour un pacte financier mondial, qui s’est tenu à Paris les 22 et 23 juin dernier. Cependant, vu les circonstances qui prévalaient au Soudan, le président soudanais Al-Burhan n’a pas pu se rendre à Paris pour y participer.

Cela dit, contrairement aux positions tranchées exprimées par les pays occidentaux qui avaient condamné les crimes de guerre et les crimes avérés contre l’humanité commis par les rebelles des Forces de soutien rapide et les milices qui leur sont associées, que ce soit à Khartoum ou au Darfour occidental, notamment dans la ville d’El-Geneina, la capitale de cette région, la France était restée étrangement silencieuse.

En revanche, sur le plan humanitaire, certaines organisations non gouvernementales françaises se sont précipitées immédiatement après le déclenchement de la crise pour présenter leurs services humanitaires et de secours, notamment dans le domaine médical, comme les organisations Médecins sans frontières et Acted qui ont envoyé deux équipes qui travaillent toujours à Khartoum et au Darfour et apportent une aide significative aux populations affectées malgré les conditions difficiles.

Qui soutient qui dans cette guerre ?

Le gouvernement soudanais et son armée nationale sont des entités légitimes et internationalement reconnues : ils représentent l’ordre constitutionnel en place internationalement reconnu par l’Onu, l’Union africaine, la Ligue des États arabes et les organisations internationales et régionales dont le Soudan est membre. Ce n’est pas le cas de la milice rebelle, FSR, qui n’est reconnue officiellement par personne. Mais, dans la pratique, elle bénéficie d’un soutien non avoué, directement ou indirectement, de certaines parties régionales et internationales.

Ce soutien ne date pas du déclenchement de ce dernier conflit. De nombreux médias ont levé le voile sur les ramifications régionales et internationales de ces réseaux de soutien à travers des investigations crédibles. Il en ressort que les FSR ont bénéficié du soutien de la milice du général libyen à la retraite Khalifa Haftar, qui contrôle l’est de la Libye, et de la société privée de sécurité russe Wagner, que certains rapports accusent d’armer et de former ces miliciens en échange de la facilitation de l’extraction et de la contrebande de l’or du Soudan vers l’étranger. Peu avant sa mort, dans le crash de son avion en Russie, Evgueni Prigojine, le président de Wagner, s’était rendu en Afrique, comme l’indiquent certains rapports, précisément à Bangui, la capitale de la RCA, où il avait reçu une délégation composée de cinq personnes de la milice de la RSF, chargés de précieux cadeaux en or en échange d’une cargaison de missiles sol-air qu’il leur a fournis pour combattre l’armée soudanaise.

Mais le plus grand soutien trouvé par les rebelles des Forces de soutien rapide dirigées par Himeiti est, à notre avis, la position erronée et plutôt tendancieuse de la communauté internationale et des médias occidentaux, qui tendent à décrire cette guerre tantôt comme un conflit personnel entre « deux généraux », tantôt comme une guerre civile. Ils omettent de voir qu’il s’agit d’une rébellion armée menée par une faction paramilitaire jadis affiliée aux forces armées soudanaises contre l’ordre constitutionnel en place, dans le but de prendre le pouvoir par la force et de détruire tous les fondements et attributs de l’État soudanais.

Par son silence complice, la communauté internationale apporte un soutien implicite à la milice d’Himeiti et brade les valeurs de justice et des droits de l’homme. La préservation et la protection des sièges des missions diplomatiques et des diplomates étrangers et de leurs biens, prévues par le droit international, mais ignorées par les FSR qui les avaient occupés, saccagés et pillés ne semble pas inquiéter outre mesure les autoproclamés défenseurs d’un monde « régi par des règles ». La communauté internationale n’a pas non plus levé le petit doigt pour condamner l’occupation des hôpitaux, le saccage des installations de services vitaux, les attaques contre les nombreux civils qui ont été soumis à toutes sortes de meurtres, tortures, enlèvements, disparitions forcées, viols et pillages d’argent. Ce silence a eu pour résultat de laisser les FSR, se sentant impunies, persister dans ces pratiques à une plus grande échelle.

Les voix de la communauté internationale ne se sont pas non plus élevées pour condamner les pratiques de cette milice – ses crimes de guerre et contre l’humanité – qui s’adonne, depuis les premiers jours de la guerre, à d’horribles atrocités perpétrées dans l’État du Darfour occidental, notamment l’assassinat odieux de Khamis Abbakar, le gouverneur de cet État, ainsi que le massacre qui a touché un grand nombre de personnes de la tribu Masalit. Dans tous les cas, mieux vaut tard que jamais !

Quel regard portez-vous sur la politique russe vis-à-vis du Soudan ?

La Russie entretient des relations diplomatiques très anciennes avec le Soudan depuis son indépendance en 1956, et le dirigeant soviétique Léonid Brejnev s’est rendu à Khartoum en 1961, sous le règne du président le général Ibrahim Abboud. Les relations entre le Soudan et l’Union soviétique sont restées généralement stables et bonnes tout au long de la guerre froide et ont survécu à la courte période de détérioration après le coup d’État militaire mené par des officiers communistes en juillet 1971 contre le gouvernement de l’ancien président Jaafar Nimeiri.

L’armement de l’armée soudanaise est resté majoritairement russe, en raison du refus de l’Occident de signer des contrats de fourniture d’armes avec lui. Ce boycott s’explique par le soutien constant des pays occidentaux aux mouvements sécessionnistes armés dans le sud du pays, ainsi qu’en raison de l’engagement du Soudan dans son soutien indéfectible à la cause palestinienne.

Les relations bilatérales entre le Soudan et la Russie sont restées bonnes même avant la chute du régime de l’ancien président Omar al-Bashir le 11 avril 2019, le Soudan continuant de bénéficier du soutien de la Russie aux côtés de la Chine sur la plupart des questions qui le préoccupent. Dans les forums internationaux, notamment au Conseil de sécurité, on avait même évoqué à l’époque la possibilité d’établir une sorte de partenariat stratégique qui devait permettre à la Russie d’utiliser certains ports soudanais sur la mer Rouge.

Quant à Wagner, la compagnie russe privée de sécurité, sa présence et son activité au Soudan ont toujours été liées notamment au FSR et à son commandant, le général Muhammad Hamdan Dagalo dit Himeiti. Un partenariat entre les deux parties a été conclu selon lequel Wagner fournirait l’armement, la formation et une certaine participation opérationnelle sur le terrain en contrepartie des privilèges d’exploration et d’exportation de l’or.

– Mohamed Hamdan Daglo, dit Himeiti (ou Hemiti), ancien chef des Janjawid de sinistre mémoire au Darfour et qui dirige depuis 2013 une armée parallèle appelée Forces de soutien rapide. Il est l’instrument de forces occultes qui visent à détruire le Soudan. Photo Pool.

Quel est actuellement l’état des relations entre le Soudan et la Libye ?

Le gouvernement soudanais entretient des relations diplomatiques et de coopération avec le gouvernement libyen internationalement reconnu, basé à Tripoli, la capitale. Il y a un échange de visites entre les responsables et une grande coopération entre les deux pays dans un certain nombre de dossiers, dans le domaine de la sécurité des frontières et la lutte contre les phénomènes négatifs tels que le trafic d’êtres humains, de la drogue et des armes, l’immigration illégale, ainsi que la lutte contre le terrorisme et autres, partenariat qui inclut également le Tchad. Dans le même temps, le Soudan a continué à maintenir un consulat général à Benghazi, la plus grande ville de l’est de la Libye, contrôlée par les milices du général à la retraite Khalifa Haftar. Cette présence consulaire traduit une reconnaissance de facto du statu quo et de notre souci de prendre soin des affaires d’un grand nombre de citoyens soudanais qui vivent dans cette partie de la Libye. Le général Hemeidti continue à entretenir des liens étroits avec le général Haftar : ils ont eu une grande coordination et coopération, y compris dans les domaines de l’échange de mercenaires et de l’acheminement vers le Soudan de l’aide que certaines parties extérieures (du Golfe entre autres) leur font parvenir.

Les FSR ont-elles une chance de l’emporter ? Quel est le rapport de force actuel ?

Il n’y a pas de comparaison possible, en termes de puissance, entre l’Armée nationale soudanaise (ANS) et cette armée parallèle qui vient d’ailleurs d’être dissoute légalement. L’ANS est une force nationale régulière, en place depuis près d’un siècle et qui est restée représentative de la nation soudanaise et du peuple soudanais avec sa diversité ethnique, culturelle et géographique, alors que cette milice régionaliste, tribale et clanique, voire familiale, manque cruellement de projet national unificateur. Ce qui en fait une force mercenaire à la solde de puissances étrangères et au plus offrant.

Sur le terrain, le rapport de force penche clairement en faveur des forces armées face aux milices rebelles, dont les camps ont été détruits. La plupart de ses combattants et commandants leaders ont été tués, tandis que la quasi-totalité de tous leurs équipements, armes et machines ont été détruits et saisis, ne laissant que des poches séparées que l’armée nationale ratisse activement. Soutenue par la volonté de son peuple et de la nation tout entière dans ce qu’elle a appelé la « Bataille de la dignité », l’armée nationale espère achever sa mission et éliminer complètement cette milice.

Pourquoi en est-on arrivé là ?

Tout simplement parce que ceux qui ont planifié et continué à planifier la destruction du Soudan et à le diviser en petites entités en guerre entre elles (en commençant par la séparation du Sud) pensaient que le moment était venu d’exploiter cette force brute et porter ce coup qu’ils voyaient comme le coup final contre l’État soudanais unitaire, afin d’atteindre leur objectif ultime de détruire cette nation ancienne et fière. Ce qui se passe au Soudan aujourd’hui est la poursuite du projet colonial et hégémonique qui a commencé en Irak en 2003, s’est poursuivi en Libye, puis en Syrie en 2011, avant de s’étendre en 2014 au Yémen… À travers le Soudan c’est l’ensemble du monde arabe qui est ciblé.

Pourquoi le Soudan normalise-t-il ses relations avec Israël ?

Le projet israélien envers le Soudan fait partie, en fait, d’un projet contre la nation arabe en général, cela ne fait aucun doute. Ce projet cherche, dans son résultat final, à attribuer un certain nombre d’objectifs subversifs qui entendent fragmenter l’entité arabe au service des intérêts stratégiques d’Israël. Israël vise à perpétuer son existence et son expansion par la force dans sa soi-disant « grande terre d’Israël », du Nil à l’Euphrate, aux dépens des pays et des peuples arabes.

Cependant, en ce qui concerne le Soudan en particulier, par exemple, une célèbre conférence donnée il y a quelques années par Avraham Moshe Dichter, un ancien ministre israélien de la Sécurité intérieure, sur la stratégie de son pays dans le monde et dans la région arabe, est devenue la référence habituellement évoquée, à propos des pratiques passées et actuelles d’Israël et de ses intentions ultérieures de soutenir toutes les formes de rébellion contre l’État soudanais, selon Dichter lui-même, depuis la rébellion du mouvement Anyanya au sud du Soudan dans les années cinquante et soixante du XXe siècle, à travers son soutien pour le mouvement de John Garang et les mouvements rebelles au Darfour, dans le but d’affaiblir et de déchirer notre pays, dans le cadre de sa stratégie visant à affaiblir et déchirer l’ensemble de l’entité arabe.

Il convient de mentionner à cet égard certains articles de presse qui font état depuis un certain temps de l’existence de contacts et d’ententes entre le général Himeiti et Israël, y compris la fourniture d’un système d’écoute électronique des appels téléphoniques et les communications en général.

Pourquoi la rupture avec le premier ministre Hamdok ?

L’ancien premier ministre, Dr Abdallah Hamdok, ne pouvait plus gérer les divergences et les querelles de certaines composantes du Rassemblement de la Liberté et du Changement, l’incubateur politique qui l’avait amené au poste de premier ministre, ce qui l’a poussé effectivement à présenter sa démission à plusieurs reprises. En fait, c’est bien cette impasse-là qui avait mené à la rupture du partenariat entre les composantes militaire et civile, voire l’imposition des mesures du 25 octobre 2021.

Quelle sortie de crise ?

Je crois que la sortie de la crise consiste à mettre fin à cette rébellion et à neutraliser les responsables de cette guerre dévastatrice et sans précédent au Soudan, ce qui constitue l’une des tâches de l’armée nationale et d’autres forces régulières. Il s’agira ensuite d’organiser une campagne élargie et un dialogue global qui n’exclut aucune composante de la société soudanaise pour discuter des voies et moyens pouvant conduire à un nouveau pacte social. En somme, assurer l’élaboration d’une feuille de route convenue pour achever la période de transition et mettre en place les mécanismes nécessaires à cet effet, dirigés par un gouvernement intérimaire qui ouvre la voie à des élections générales, grâce auxquelles le peuple soudanais choisit ceux qu’il juge qualifiés et aptes à gouverner, de manière pacifique, démocratique, délibérative et durable.

– Carte. Le Soudan est, par sa position géographique et géopolitique comme par ses ressources naturelles et humaines, un pays stratégique sur l’échiquier international, historiquement ciblé par les puissances étrangères avec l’aide de supplétifs locaux, comme le général félon Hemitti.

Le Soudan a beaucoup pâti des sanctions que l’Occident lui a imposées…

Le Soudan est soumis à des sanctions de toutes sortes depuis des décennies, avec des résultats désastreux. Les sanctions ne touchent et n’affectent pratiquement que la population civile, tandis que les responsables censés être visés par elles, s’en sortent toujours. Il est grand temps de mettre fin à ces pratiques non productives, illégales et inhumaines. Seuls le dialogue, la compréhension et l’entente sont susceptibles de mettre fin aux crises multidimensionnelles auxquelles fait face le Soudan.

Propos recueillis par Majed Nehmé

Cet entretien paraitra également dans le numéro 3 de la revue 2Amagazine, la voix des non-alignés.


Source : AfriqueAsie

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