Après les nouvelles routes de la soie, l’autre grand projet qui inquiète Washington est celui de « Made in China 2025 ». De nouveau, c’est un plan ambitieux, de longue haleine, qui vise à transformer l’industrie chinoise de pourvoyeuse de produits tout public pour la planète en l’une des plus importantes puissances technologiques du monde, à la pointe de la quatrième révolution industrielle, celle de la numérisation et de la robotisation.
Le projet a été lancé en 2013, à la suite de ce qui avait été élaboré en Allemagne, avec son concept d’industrie 4.0. dès 2011. [1] Pour ce dernier, il s’agissait avant tout d’assurer « la sauvegarde du leadership allemand dans la production de biens d’équipements industriels haut de gamme ». [2] La même année, Barack Obama avait présenté le programme américain d’Advanced Manufacturing Partnership [3], qui visait un objectif similaire. [4]
« Pionnière en la matière avec son programme Industrie 4.0, l’Allemagne cherche à capitaliser sur ses atouts, à savoir les machines. Son programme consiste en premier lieu à financer et organiser la recherche dans la robotique industrielle et l’automatisation, avec l’idée d’imposer des normes et des standards en matière de numérisation des systèmes de production ». [5] C’est la même chose pour les États-Unis qui, dans la plupart des secteurs, disposent d’une avance incontestable.
Il en va tout autrement pour la Chine. Comme l’explique Haicheng Tchang, ingénieur en chef au sein du groupe spatial public CASC (China Aerospace Science and Technology Corporation [6]) : « La Chine a raté les trois premières révolutions industrielles, elle ne veut pas manquer la prochaine ». [7] Il faut donc passer rapidement d’une industrie relativement peu développée à la haute technologie. C’est l’objet du programme Made in China 2025.
Un plan ambitieux
En 2013 donc, le ministère de l’Industrie et des Technologies de l’Information (MIIT selon le sigle anglais [8]) se lie avec l’Académie chinoise d’ingénierie [9] pour réfléchir à une stratégie industrielle dans le pays. C’est à la suite de cette étude que le Conseil d’État, l’organisme administratif principal de la nation, comprenant le Premier ministre et les responsables des agences et des départements, formule en 2015 le projet de Made in China 2025. Lors de sa présentation, le 19 mai, les dirigeants chinois précisent qu’il s’agit de passer « du fabriqué en Chine vers le conçu en Chine, de la rapidité vers la qualité et des produits vers les marques ». [10]
Mais l’objectif est encore mal défini. Aussi, un organe consultatif, incluant des universitaires, des chercheurs spécialisés ainsi que des chefs d’entreprise, se constitue en août 2015 pour concrétiser ce qui sera visé et à quelles échéances. Un mois plus tard, ce groupe sort un livre vert intitulé Principale feuille de route technique. Le processus sera renouvelé en 2017 pour réadapter concrètement le plan en fonction des actions déjà réalisées et des nouvelles évolutions à attendre.
Ainsi, Made in China 2025 s’établit autour de neuf objectifs prioritaires, de dix secteurs à soutenir et à encourager, de trois étapes à franchir, et de différents projets pilotes… Les primautés sont formulées en des termes généraux, comme promouvoir l’innovation ou assurer la connexion entre l’industrie et les services. Mais les branches qui recevront une attention accrue sont plus affinées. Il s’agit :
1. des nouvelles technologies de l’information,
2. des machines-outils à commande numérique et robots,
3. du matériel aéronautique et aérospatial,
4. des équipements d’ingénierie océanique et navires high-tech,
5. des équipements ferroviaires,
6. des économies d’énergie et véhicules à énergie nouvelle,
7. du matériel pour centrale électrique,
8. des machines agricoles,
9. des nouveaux matériaux et
10. de la biologie pharmaceutique et des produits médicaux avancés.
Cela représente environ 40% de la capacité manufacturière du pays. En 2017, un autre secteur a été ajouté à cette liste : l’intelligence artificielle [11].
Le gouvernement chinois, en outre, prévoit de planifier les résultats à atteindre en trois étapes :
en 2025, il faudrait renforcer la position des firmes chinoises manufacturières en priorisant la qualité et la productivité et en leur permettant de contrôler la chaîne de valeur créée [12] ;
en 2035, les entreprises chinoises devraient hausser leur niveau technologique pour que le pays parvienne à celui d’une nation manufacturière de rang intermédiaire ; mais, dans plusieurs secteurs clés, certaines d’entre elles seraient capables d’innovations majeures ;
en 2049, au centième anniversaire de la République populaire de Chine, le pays doit devenir un leader sur le plan de la technologie industrielle et devrait pouvoir soutenir l’avantage compétitif face aux autres puissances.
Pour cet ambitieux projet, Beijing, comme dans le cas des nouvelles routes de la soie, met les moyens financiers à disposition des compagnies. Même s’il existe des doutes quant à la qualité des emprunts, les banques chinoises sont aujourd’hui les plus grandes du monde. Trois d’entre elles figurent au Top 5, dont l’Industrial and Commercial Bank of China [13], la plus importante, avec des actifs totaux de 4.010 milliards de dollars fin 2017. Par ailleurs, les réserves officielles de la banque centrale, la Banque de Chine, se montent à plus de 3.000 milliards de dollars depuis 2011 [14]. De quoi financer beaucoup de projets.
C’est, comme dans le cas des nouvelles routes de la soie, un projet ambitieux, destiné à placer la Chine dans un rôle essentiel à l’échelle de la planète. L’objectif n’est donc pas la rentabilité immédiate des investissements. La plupart mettront du temps à être rentables. La motivation semble ailleurs. À l’instar des politiques initiées au Japon dans l’après-guerre, le gouvernement veut mobiliser l’économie chinoise, mais de façon organisée, avec des cibles partielles et intermédiaires. La performance financière au sens strict viendra par la suite.
Inquiétudes à Washington pour la suprématie technologique
Les multinationales américaines se préoccupent beaucoup de ces aspects. Elles sont menacées dans leur cœur même de leur métier, celui de la technologie. Elles reprochent au système chinois d’être mû à partir d’un centre étatique et de procéder à du piratage systématique de leurs propres inventions, qu’elles font breveter. Beijing est accusé d’être laxiste en matière de propriété intellectuelle. Normalement, lors de l’acquisition d’une patente qu’il faut payer – et parfois très cher, comme dans le cas des médicaments.
En fait, on retrouve régulièrement ces reproches dans l’histoire. Dans les années 1970 et 1980, c’étaient les firmes japonaises qui étaient dans le collimateur. À ce moment, elles s’adossaient à un régime organisé par le MITI (Ministry of International Trade and Industry [15]), c’est-à-dire l’État, pour organiser les secteurs, pour renforcer les compagnies nipponnes, pour dicter la politique industrielle, pour financer la recherche… Ces critiques ont disparu maintenant que le Japon est rentré dans le rang du « laissez-faire ».
Dans le cas de la Chine, le risque est évidemment beaucoup plus important, vu la puissance générale du pays et sa capacité à croître économiquement. Washington ne dispose pas des mêmes moyens de pression que ceux qu’il a pu exercer sur Tokyo.
Ce qui gêne le plus les Américains est l’objectif de conquête de parts de marché, en particulier en Chine même. Ainsi, les notices explicatives du projet Made in China 2025 indiquent la volonté du gouvernement d’atteindre 40% d’autosuffisance pour 2020 et 70% pour 2025, dans la fabrication de composants clés et de matériaux critiques nécessaires dans un grand pan de l’industrie, notamment dans l’aéronautique et les télécommunications [16]. Cet objectif s’impose aussi à la robotique. Dans bon nombre de ces domaines, les parts actuelles se situent entre 0 et 30% [17].
De ce fait, les secteurs concernés reçoivent des subsides nationaux, provinciaux et locaux. Selon l’ancienne secrétaire au Commerce américaine, la milliardaire Penny Sue Pritzker, pour la réalisation des circuits intégrés, secteur dans lequel les firmes chinoises ne possèdent que 9% du marché national, le gouvernement a alloué des fonds de 150 milliards de dollars en 2014, soit un montant équivalent à la moitié des ventes mondiales de semiconducteurs [18]. Au moins 21 villes et 5 régions ont décidé d’accorder des subventions pour un total de 6 milliards aux entreprises actives dans la production de robots [19]. Les autorités chinoises vont demander aux multinationales étrangères présentes dans le pays de transférer leurs technologies ou une partie d’entre elles à des firmes chinoises. Autre méthode : obliger au partenariat avec un acteur local, comme c’est déjà le cas dans l’industrie automobile [20].
Chercher la puce
Un des efforts les plus importants est effectué dans la fabrication des puces, où le retard chinois est important. L’État compte sur trois champions nationaux que sont Huawei, à travers sa filiale HiSilicon Technologies (la seule à figurer actuellement dans le classement des 20 plus grands fournisseurs de semiconducteurs de la planète), Tsinghua Unigroup et ZTE. Huawei et ZTE fondent leur stratégie sur une « production sans usine », comptant sur des fondeurs de circuits intégrés comme la firme taiwanaise TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company), de loin la plus grosse entreprise du secteur, et la compagnie chinoise SMIC (Semiconductor Manufacturing International Corporation), cinquième société de la branche, mais dix fois plus petite que TSMC. Celle-ci utilise elle-même un procédé de sous-traitance pour la fabrication.
En revanche, Tsinghua Unigroup, issu en 2003 de l’université publique Tsinghua de Beijing, veut s’installer comme acteur de pointe dans la fabrication de puces. Il a déjà construit quatre usines d’envergure en Chine, à Wuhan, Nanjing, Chengdu et Chongqing, pour un investissement cumulé de 70 milliards de dollars entre 2017 et 2020 [21]. Seule celle de Wuhan pourrait être opérationnelle à court terme, au second semestre de 2018. Ce serait la troisième unité de ce type en Chine après celle établie par Samsung à Xi’an et celle d’Intel à Dalian. L’ambition du groupe est d’occuper la troisième place du secteur à l’horizon 2020. Cela nécessite de passer d’une production d’une valeur de 2 milliards de dollars à plus de 26 milliards en trois ans, le chiffre réalisé par l’actuel numéro trois, le coréen SK Hynix [22].
Il est un domaine corrélé où la Chine dispose d’un avantage non négligeable : la chaîne chargée de réaliser les standards pour la téléphonie mobile 5G [23]. Actuellement, la technologie utilisée est la 4G+1. Mais celle qui est en train de s’installer aurait deux atouts majeurs. Primo, elle permettrait des débits cent fois plus rapides en 2020. Secundo, elle serait adaptée spécifiquement à la demande d’interconnexion des différents appareils entre eux, à l’intégration et au stockage des données, à l’interopérabilité des objets communicants. Cela faciliterait l’imagerie 3D, la traduction automatique et assistée, les jeux vidéo interactifs et multijoueurs …
Or, en cette matière, l’empire du Milieu est à la pointe. Selon la CTIA [24], l’association américaine de l’industrie des communications sans fil, trois pays seraient au coude à coude pour le leadership (États-Unis, Europe et Chine ?), mais la Chine dispose d’un léger avantage [25]. La compétition fait rage entre les trois puissances, mais aussi avec le Japon, en quatrième position, qui pourrait rattraper son retard grâce à l’organisation des Jeux olympiques en 2020 (ce qui nécessite beaucoup de technologies de communication).
L’industrie américaine a décidé d’investir 275 milliards de dollars ces prochaines années pour acquérir et dominer la téléphonie 5G [26]. Mais elle n’est pas la seule. Pour Beijing, une partie importante du succès de Made in China 2025 se joue sur ce créneau. « La 5G est considérée comme un élément crucial dans la course aux armements technologiques ». [27]
Le pays dispose de deux fournisseurs géants de téléphones portables, ainsi que d’antennes et de stations de base permettant la diffusion, ZTE et Huawei. Les principaux concurrents sont Samsung en Corée, Nokia en Finlande et Ericsson en Suède. Les deux firmes chinoises investiraient massivement dans l’obtention de brevets. Alors que leur meilleur résultat s’établissait pour la quatrième génération, avec 7% des patentes déposées en 2011, elles se trouvent actuellement à 10% voire plus dans celles pour la technologie 5G, sur 1.450 dépôts jugés essentiels pour son développement [28].
Un aspect important de cette course est l’imposition de standards, c’est-à-dire de normes qui seront utilisées dans les diverses régions du monde. Or, sur 1,2 milliard de personnes censées employer les réseaux 5G en 2025, un tiers serait situé en Chine, selon GSMA [29].
Lors des dernières définitions de règles techniques internationales, Beijing avait peu à dire, notamment au sein de l’Union internationale des télécommunications, l’agence des Nations unies chargée des technologies de l’information. Si officiellement ses membres sont des États, ce sont 39 multinationales qui tirent les ficelles dans les discussions techniques. Et, sur ce plan, Huawei a disposé ses pions à l’intérieur de l’institution. Le secrétaire général de l’institution est le chinois Houlin Zhao, élu pour un mandat de 2015 à début 2019. Le président du comité IMT-2020 qui va plancher sur les normes futures est le Canadien Peter Ashwood-Smith, qui travaille pour Huawei, et un des quatre vice-présidents est le chinois Wachen Wang, qui œuvre pour China Mobile, l’opérateur téléphonique public [30].
En même temps, Huawei, entreprise privée dont le capital est détenu par ses salariés à travers un système de stock option [31] et non cotée en bourse, multiplie les contacts avec les grandes sociétés de téléphonie en dehors des États-Unis pour s’accorder sur les standards à adopter. La firme a signé ainsi 25 mémorandums avec d’autres compagnies pour tester la nouvelle technologie 5G, notamment avec BT (British Telecom), Orange (nouveau nom de France Télécom depuis 2013), Deutsche Telekom et Vodafone [32]. Les résultats sont pour l’instant assez maigres. Par rapport aux anciennes techniques, Eric Xu, le vice-président du groupe, révèle, le 17 avril 2018, à un groupe d’analystes à Shenzhen que « bien que la 5G soit plus rapide et plus fiable, les consommateurs ne trouveront aucune différence matérielle entre les deux technologies » [33]. Ce qui n’est pas une justification pour arrêter le programme dont les attentes sont énormes.
La riposte américaine
Washington se promet de freiner, voire de faire dérailler le grand plan chinois. Comme le souligne Lorand Laskai pour le Council of Foreign Relations [34], le plus important think tank américain : « Dans la saga de la rivalité économique entre les États-Unis et la Chine, Made in China 2025 se profile comme étant le vrai méchant, la véritable menace existentielle pour le leadership technologique des États-Unis ». [35]
C’est pourquoi, lors du bras de fer entre la Maison-Blanche et Beijing sur les droits de douane de l’acier et de l’aluminium, le gouvernement américain a ciblé les produits privilégiés dans le cadre du Made in China 2025. Le rapport établi en mars 2018 par le département du commerce pour dénoncer la violation de la part d’entreprises chinoises de la section 301 de la loi sur le commerce – qui permet aux États-Unis de dénoncer unilatéralement des pratiques commerciales de firmes étrangères jugées non conformes par l’administration américaine – cite 126 fois le plan Made in China 2025 dans le cadre des entraves aux règles sur la propriété intellectuelle et le transfert de technologie [36].
Un rapport établi par le Conseil national sur la sécurité fin janvier 2018 proposait de nationaliser complètement le secteur qui investit dans la technologie 5G pour des raisons de cybersécurité [37]. Mais ce n’est pas l’option du gouvernement Trump. Celui-ci préfère tirer au bazooka législatif et empêcher les interventions des firmes chinoises aux États-Unis, que ce soit pour le rachat de compagnies américaines ou même l’implantation de nouvelles usines sur le territoire, voire pour la fourniture de composants.
L’immeuble de Recherche et Développement de Huawei à Shenzhen
En février 2018, les responsables aussi bien de la CIA [38], du FBI [39] que de la NSA [40] sont venus témoigner au Congrès pour appeler les consommateurs américains à ne plus acheter des produits Huawei ou ZTE, car ceux-ci posent des problèmes de sécurité aux États-Unis. Le 16 avril, le Département du Commerce américain a décidé que les entreprises ne fourniraient plus de composants à ZTE durant les sept prochaines années, car celle-ci a violé les lois termes de l’embargo américain avec l’Iran et la Corée du Nord. Mais cela touche essentiellement Qualcomm, un des leaders américains de circuits intégrés pour téléphonie mobile et un des principaux pourvoyeurs de ZTE. Huawei risque une sanction similaire, car les faits qui lui sont reprochés sont quasi identiques. Déjà, les principaux opérateurs aux États-Unis comme Verizon ou AT&T refusent de s’approvisionner chez lui. [41] Beijing a beau répéter qu’une loi propre à un pays ne devrait pas s’appliquer à un autre, mais il est clair que l’enjeu est ailleurs.
Le 4 avril 2018, Donald Trump a twitté : « Nous ne sommes pas dans une guerre commerciale avec la Chine, cette guerre a été perdue il y a plusieurs années par les gens stupides ou incompétents qui représentaient les États-Unis. Maintenant, nous avons un déficit commercial de 500 milliards de dollars par an, ainsi qu’un vol de propriété intellectuelle de 300 milliards. Nous ne pouvons pas laisser cela se poursuivre ! » [42] C’est l’état des relations sino-américaines à l’heure actuelle : une guerre sur quasiment tous les plans : économique, politique, diplomatique, culturel, militaire et aussi, bien sûr, technologique.
Le Monde selon Trump –
Entretiens avec H. Houben, M. Hassan,
S. Bouamama, M. Nehmé, B. Drweski, J. Catalinotto
Où Trump mène-t-il les Etats-Unis et quelle est sa vision du monde ? Son élection reflète une crise profonde : des Etats-Unis, d’un modèle économique et des relations internationales.