(AFP)

Ludmilla, étudiante engagée : « La France est extrêmement élitiste »

Depuis le 7 octobre les étudiants ont été nombreux, à se mobiliser pour informer sur les massacres de masse en cours dans la bande de Gaza : tractages, organisations de conférences, appels au boycott, créations de journaux … Cette résistance s'exprime notamment à travers les Comités Palestine, qui ont fleuri depuis cette date.

Investig’Action a rencontré Ludmilla, l’une des étudiantes actives du Comité Palestine de Sciences Po Paris, pour discuter de l’engagement de ces étudiants, de leurs craintes et des obstacles concrets rencontrés dans les universités françaises.

Comment s’organise la solidarité à la Palestine à Sciences Po Paris ?

Il y a d’abord la SJP ( Students for Justice in Palestine ) qui existe depuis le début cette année universitaire – elle mène toutes les actions de sensibilisation culturelle, organise des conférences, invite des intervenants à Sciences Po …

Après les évènements du 7 octobre 2023 nous nous sommes rendu compte que Sciences Po avait échoué à répondre à beaucoup de nos demandes, notamment celle d’avoir la même réaction que Sciences Po a eu pour l’agression russe en Ukraine, c’est-à-dire de condamner ce qu’il s’était passé et de couper les liens et partenariats avec les universités russes. Sciences Po n’a pas fait tout cela pour la Palestine.

Un mail d’empathie et de soutien aux étudiants palestiniens n’avait même pas été envoyé jusqu’à ce que ceux-ci demandent à l’administration pourquoi cela avait été fait pour les Israéliens, mais pas pour eux. Les étudiants israéliens avaient, en effet, reçu de l’administration un mail de soutien psychologique où on leur avait proposé un accompagnement scolaire et tout ce que Sciences Po pouvait leur fournir. On part vraiment de loin ; il n’y a même pas eu une minute de silence pour les victimes palestiniennes !

C’est pour honorer les victimes palestiniennes qu’avec plusieurs unions, syndicats étudiants et la SJP, nous organisons depuis, chaque semaine, une minute de silence, suivit d’un discours et de chants.

Avec tous ces constats, nous avons voulu mener des actions complémentaires à celles de SJP avec qui nous avons, par ailleurs, de très bons liens. Nous faisons, à travers le Comité Palestine, des choses qu’eux ne pourraient pas faire. Pour continuer leur travail, il leur est nécessaire de garder des liens cordiaux avec l’administration. SJP ne peut pas se permettre de réaliser des actions coups de poing ; l’administration aurait surement une réponse injuste en ne leur fournissant plus de salles pour leurs conférences par exemple.

Notre avantage, au Comité Palestine : aucun lien n’existe avec l’administration, nous faisons ce que nous souhaitons ; on s’approprie l’amphithéâtre, on organise des manifestations devant Sciences Po, on « perturbe » des évènements comme le forum défense pour des compagnies comme Thalès impliquées dans la production d’armement pour Israël.

Thalès à Sciences Po ?

Oui ! Des représentants de Thalès sont venus à Sciences Po recruter des étudiants, faire du networking… Et ce, au début de ce semestre ! Soit après le 7 octobre.

Le Comité Palestine de la Sorbonne Nouvelle a, part exemple, développé un journal sous le modèle de l’initiative de l’EHESS. Menez-vous des actions semblables mis à part les blocages et manifestations ?

Malheureusement, après la répression et les intimidations de l’administration de Sciences Po, en plus de la répression médiatique qui a suivi le 12 mars 2024, nous nous sommes un peu calmés.

D’ailleurs, notons une chose intéressante : Sciences Po a organisé une minute de silence pour « toutes les victimes israéliennes victimes des attentats terroristes » et « toutes les victimes civiles à Gaza ». La tournure du mail est vraiment importante : d’abord, la distinction est faite entre « victimes » tout court pour les Israéliens et « victimes civiles » pour les Palestiniens. Ensuite, on précise la manière dont sont mortes les victimes israéliennes, mais pas la manière dont sont mortes les victimes palestiniennes. De plus, dans le mail, Sciences Po a refusé d’utiliser le mot Palestine, ce qui est aussi très clair dans les citations du mail que je viens de vous donner.

Quand nous avons lu ce mail, nous avons halluciné. C’est pour honorer les victimes palestiniennes qu’avec plusieurs unions, syndicats étudiants et la SJP, nous organisons depuis, chaque semaine, une minute de silence, suivit d’un discours et de chants.

Avant le 12 mars, nous organisions des manifestations devant Sciences Po et menions d’autres actions. Mais, ce qui a retenu l’attention de tous, ce fut la fameuse occupation de l’amphithéâtre.

Comment voyez-vous le rôle des médias dans la manière dont cette répression est perçue et discutée en France ?

Ce que je regrette personnellement, c’est qu’à chaque fois que l’on parle de la Palestine en France, ce n’est jamais pour parler de la Palestine. On ne parle pas des pestimicides, du fait que toutes les universités à Gaza ont été rasées, du fait qu’en occident, les universités ne s’impliquent pas dans des solidarités interuniversitaires … C’est pour toutes ces choses-là que nous avons occupé l’amphithéâtre, mais notre action a été retournée sur un non-fait.

Ce jour-là je n’étais pas témoin de ce qui a été dit ou pas, je ne peux donc pas affirmer catégoriquement que ça n’a pas été dit. Mais à la base c’est l’UEJF ( Union des Étudiants Juifs de France ) national qui a lancé toute cette polémique puis l’étudiante a finalement dit qu’elle n’avait pas entendu ces mots de vive voix, mais que ce sont ses amis qui lui en on fait mention ; on s’éloigne déjà de ce qui avait été présenté …

Cette polémique est extrêmement intéressante d’un point de vue sociologique. À Paris 1 par exemple, il eut une énorme banderole « sionistes hors de nos facs ». À Sciences Po une banderole comme cela serait quelque chose d’inimaginable ! Parce que Sciences Po, c’est spécial. Sciences Po c’est le chouchou de l’élite française qui, maintenant qu’elle n’a plus l’ENA, se prépare à ce que tous les futurs ministres, présidents et fonctionnaires de l’Arcom viennent de là. La France est extrêmement élitiste et c’est pour ces raisons que notre action a pris des proportions énormes.

Beaucoup d’étudiants, dans d’autres universités que Sciences Po, ont eu des problèmes comme on le voit avec les étudiants de l’EHESS aujourd’hui.

La solidarité pro palestinienne est évidemment réprimée dans toutes les facs. Problèmes à Nanterre, problèmes à l’EHESS où des étudiants se collent des procès pour apologie au terrorisme… Mais l’attention médiatique est réservée à certaines facs comme Sciences Po parce que c’est une école spéciale. Pas parce qu’elle a le mérite de l’être, mais parce que dans l’imaginaire de l’élite française, c’est de là que viendra la prochaine élite. C’est donc extrêmement perturbant pour eux, que quatre femmes avec des keffiehs parlant de la Palestine, se tiennent sur l’estrade de Boutmy couvert de fond en comble de drapeaux palestiniens.

Ce qu’ils font, c’est donc de fabuler sur quelque chose qui a peut-être, ou pas été dit. Alors que cet évènement méritait au moins une enquête, avant de nous jeter en pâture. Nous ne pouvions pas ignorer cette calomnie à l’antisémitisme contre des étudiants majoritairement racisés, c’est-à-dire des étudiants musulmans, et c’est pourquoi nous avons répondu à ce cadrage discursif1.

Pensez-vous avoir réussi à répondre à ces accusations ?

Je pense que nous avons au moins réussi à introduire, dans les récits médiatiques, notre perspective de ce qu’il s’était passé. Mais ça nous a couté énormément de temps, de stress et ce n’est pas ce que nous voulions faire à la base ; nous avons été forcés par les évènements.

Je pense qu’en France, c’est le problème de la répression discursive2 qu’il faut adresser, avant même d’adresser le fait que des Franco-Israéliens vont se battre à Gaza puis revenir sans aucun problème, avant même d’adresser les exportations d’armes ou tout autre chose. Tous ces problèmes, on ne peut pas en faire la priorité dans les mouvements de solidarité à la Palestine parce que nous sommes tellement handicapés, dès le départ, par cette répression discursive !

Nous sommes souvent taxés d’antisémites, car je pense qu’il y a un manque de compréhension sur ce qu’est l’antisémitisme. Certains vont voir un keffieh ou un drapeau palestinien et le vivre comme une agression antisémite, ça reste bien sûr une minorité. La société française a beaucoup de réticence, comme à Sciences Po, à utiliser le mot « Israël » pour nommer l’entité qui est en train de commettre un génocide. Le discours général consiste à utiliser la voix passive. C’est beaucoup plus confortable pour Sciences Po de faire cela pour ne pas se faire taper dessus.

De plus, n’est même plus l’antisionisme qui est taxé d’antisémitisme. Il y a beaucoup de personnes aujourd’hui, qui critique Israël et disent que ce qui se passe n’est pas acceptable, mais pensent qu’Israël mérite d’exister. Ce ne sont pas des antisionistes, mais ils sont quand même taxés d’antisémites !

Je trouve que c’est vraiment triste d’assimiler son identité à un État dont, en plus, on n’est pas citoyen. Faire passer sa judéité par Israël, c’est vraiment dommage.

Pour la journée internationale des enfants palestiniens, nous avions couvert la péniche ( le hall de Sciences Po ) de citations, de témoignages de Palestiniens et nous avons inscrit par-dessus « Israël a tué plus de 12 000 enfants : stop génocide ». Certains étudiants sont allés se plaindre à la sécurité et à l’administration que ça les mettait mal à l’aise de voir cela quand ils allaient en cours … Eh bien moi aussi ça me dérange qu’Israël ait tué 12 000 enfants ! Si ça les dérange, qu’ils aillent aux manifestations le samedi !

Et quelle fut la réponse de l’administration ?

Ils nous ont envoyé un mail en disant que l’affichage en masse n’était plus permis à Sciences Po pour plus de trois jours, qu’il fallait prévenir à l’avance et afficher les logos des syndicats et associations étudiantes. Depuis quand nous aurions besoin d’un logo pour dire que des enfants à Gaza meurent de faim !? Face à cette absurdité, nous avons affiché deux fois sans logo. Les affiches de témoignages de personnes qui vivent un génocide ont été arrachées quelques heures à peine, après leur affichage. Nous avons donc décidé que nous afficherions un vendredi, pour trois jours, que nous les préviendrions à l’avance et que nous afficherions les logos. Nous avons tout fait dans les règles. Sauf que, les affiches devant être retirées mardi, ont été retirées lundi soir après que ces étudiants se soient plaints…

J’imagine qu’il existe au moins une organisation sioniste au sein de la fac qui fait pression sur l’administration ?

Il y a l’UEJF dont la démarche est intéressante. Ils disent défendre les étudiants juifs contre l’antisémitisme, mais c’est un choix politique que de dire que les critiques à l’État d’Israël sont assimilables à de l’antisémitisme.

En tant que juifs, nous sommes attachés à la Terre Sainte mais c’est un attachement religieux. Le judaïsme est tellement plus vieux que l’idée, que la conception même d’un État-nation.

Dire qu’ils représentent les étudiants juifs de France est faux. Je ne me sens personnellement pas représenté par cette organisation et une lettre de plus de trente étudiants juifs de Sciences Po, qui ne se sentent pas représentés a été signée. Trente ça ne paraît pas énorme, mais de leur côté, les membres actifs de l’UEJF sont comptables sur les doigts d’une main. Vous avez donc, d’un côté à peine cinq membres réellement actifs dans l’UEJF à Sciences Po, contre trente qui disent ne pas se sentir représentés par cette organisation.

Ce serait plus honnête de leur part que de s’appeler « Union des étudiants sionistes de France ».

En tant que juive, j’imagine que vous restez attachée à la Terre Sainte, en même temps un état criminel se réclame exister en votre nom, et quand vous souhaitez défendre la Palestine on vous traite d’antisémite. Comment se positionner dans tout cela ?

Le jour où je me suis rendu compte que les États ne méritaient pas d’exister, mais que ce sont les peuples qui méritaient d’exister, ça a été très facile pour moi de faire le dénouement dans ma tête. Dire qu’un État-nation a le droit d’exister est une idée récente, moderne qui reste subjective et qui ne veut rien dire. Le monde a été organisé comme cela, mais la seule chose, sur cette terre, qui a le droit d’exister c’est le peuple. Quand on part de cette perspective, et que l’on voit que l’on ni au peuple palestinien son droit d’exister en Palestine, ça devient extrêmement simple pour moi de me situer dans ce conflit.

En tant que juifs, nous sommes attachés à la Terre Sainte mais c’est un attachement religieux. Le judaïsme est tellement plus vieux que l’idée, que la conception même d’un État-nation. Vous ne trouverez pas dans le Talmud ou dans la Thora qu’il nous faut un État-nation – qui n’est pas quelque chose de sain – avec des frontières et une armée et des taxes et un système d’apartheid. Vous pouvez lire la Thora de fond en comble, vous ne trouverez pas cela.

Il y a quand même l’idée que Dieu a promis cette terre aux Hébreux, du Nil à l’Euphrate.

Encore une fois, c’est d’inscrire des termes très contemporains que de dire que ce que Dieu avait en tête pour nous, c’était un État-nation avec des impôts, une armée, une monnaie et un système économique. J’ai vraiment du mal avec cet argument-là de dire que c’est la vision que Dieu avait pour nous en Israël.

L’antisémitisme existe et le banaliser c’est alimenter le positionnement discursif d’Israël. Oui, y a encore des gens qui se disent que pour défendre le peuple palestinien, il faut aller agresser un juif qui sort de la synagogue ; ce sont des actes inacceptables. Mais je cherche la racine dans tout cela, et je vois un état qui est en train de commettre un génocide, qui est en train d’abuser, de massacrer et d’humilier les Palestiniens de la pire des manières possibles. Chaque matin, en ouvrant mon téléphone, je me dis que ce n’est pas possible de faire pire que ce que je vois, et le lendemain en ouvrant mon téléphone, je vois encore pire que la veille !

Et cet État agit au nom du peuple juif. Mais moi, je n’ai rien demandé. Ça me dégoute ! Et pour moi, c’est un plus gros problème que l’antisémitisme. Il y en a encore qui pensent certes, que tous les juifs s’assimilent à Israël, qu’ils sont tous sionistes. Mais c’est un symptôme, la racine c’est le fait qu’Israël agisse au nom du peuple juif, et c’est l’image que les gens gardent du peuple juif s’ils ne font pas l’effort de s’instruire. Si les juifs ne sont pas vocaux et ne disent pas « non, pas en mon nom », le seul effet que ça aura c’est l’augmentation de l’antisémitisme dans le monde.

Votre analyse est intéressante. Avez-vous grandi dans une famille sioniste ?

Je suis allé en Israël quand j’avais 11 ans. J’étais encore trop jeune pour comprendre. Avec mon père, ce genre de sujet menait toujours à des conversations confrontationelles. Mais depuis le 7 octobre, mon père change d’avis sur beaucoup de choses. Il pense encore que l’État d’Israël a le droit d’exister, et c’est là où lui et moi sommes en désaccord, mais mon père se rapproche petit à petit de mes convictions.

Avez-vous fait face à des menaces concrètes de la part de sioniste qui vous considéreraient comme une traitre ?

Les sionistes eux-mêmes peuvent être très antisémites ! Je suis allé à Révolution Permanente en disant que j’étais l’une des étudiantes juives ayant signé la lettre en soutien au Comité Palestine et pour se désolidariser de l’UEJF. Je suis la seule à avoir montré mon visage à la caméra, et je me suis pris un déferlement de haine de personnes dont je ne peux même pas dire si elles sont juives, car c’était sur Twitter. On m’a traité de « capo » – un juif ayant aidé les nazis à faire fonctionner les chambres à gaz – de l’équivalent juif d’une harki, de « p*te des Arabes » également…

Certaines de ces insultes étaient extrêmement antisémites et venaient de la part de sionistes qui ont une vision bien claire de ce que doit être un juif. Et si un juif n’est pas d’accord avec leurs points de vus – et nous sommes de plus en plus nombreux – voilà les insultes que l’on se prend.


Source : Investig’Action

Notes

1 Le cadrage discursif fait référence à la manière dont un événement, un problème ou une question est présenté, interprété et compris dans le discours public. Cela inclut les choix de langage, les angles d’approche, des stratégies de communication ainsi que les implications plus larges sur la liberté d’expression.

2 La répression discursive désigne les mécanismes sociopolitiques et culturels par lesquels certains discours sont marginalisés, censurés ou discrédités dans une société donnée. Cela peut se manifester par la diabolisation, la stigmatisation, la censure, l’intimidation et l’instrumentalisation ( ici, de l’antisémitisme par exemple ).

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