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Lode Vanoost : « Dans le cas Assange, intimider le journalisme était le but principal »

Ancien député fédéral (1995-2003) pour les Verts, s'il n’est plus membre d’un parti, Lode Vanoost n'a pas abandonné l’engagement politique qu’il exerce désormais dans le journalisme d’investigation. Riche d’une expérience nourrie dans le domaine international (il a rempli plusieurs missions pour l'ONU au Kosovo, au Monténégro, en Albanie, en Macédoine du Nord, au Congo, au Burundi, au Niger et au Timor oriental), il décida en 2011 de travailler pour le site d'information progressiste www.dewereldmorgen.be (‘le monde demain’), et ce jusqu’à maintenant en tant que collaborateur retraité.

C’est par son attachement à l’investigation journalistique qu’il fit connaissance du site Wikileaks bien avant la publication de la célèbre vidéo ‘Collateral Murder’ en 2010. L’agressive campagne contre son fondateur Julian Assange et puis son emprisonnement ne firent que nourrir l’esprit de solidarité militante de Lode et son site. C’est ainsi que ce dernier comporte un dossier consacré à Wikileaks avec 221 articles et vidéos publiés depuis 2006 que vous pouvez consulter facilement via le lien https://www.dewereldmorgen.be/dossiers/assange-manning-snowden-wikileaks/).

C’est donc très naturellement que, dans cet entretien, Lode traite largement le cas de Julian Assange qui est loin d’être clos et dont l’importance concerne l’avenir du droit à l’information de nos sociétés.

Le Drapeau Rouge. – Julian Assange a récupéré sa liberté après plus d’une dizaine d’années de réclusion mais sa libération a eu lieu en contrepartie de la signature par Julian Assange d’un « plaider coupable » qui, entre autres, l’obligeait à reconnaître d’avoir fauté et de rendre de la documentation de Wikileaks aux Etats-Unis. Bien sûr, nous sommes tous heureux de sa libération et comprenons bien qu’il ait dû accepter ces conditions, mais ne croyez-vous pas que la procédure en elle-même implique des risques pour le métier du journalisme ?

Lode Vanoost. – Il est tout d’abord important de rappeler ici que d’un point de vue humanitaire, il est compréhensible que Julian Assange ait accepté ce compromis. Après 11 ans d’emprisonnement, dont 5 ans à l’isolement dans des conditions de vie brutales, nous devons respecter cette décision.

Julian Assange doit maintenant récupérer dans l’intimité de sa famille avec son épouse Stella et ses enfants. Nous devrions personnellement lui accorder ce repos et lui donner le temps de décider lui-même quand il reviendra sur la scène publique. Je pense qu’il serait inapproprié de commencer à le critiquer (lui et son équipe) maintenant à propos de ce compromis.

Ce résultat n’est pas exclusivement négatif, que ce soit pour Assange ou pour Wikileaks, mais il comporte indubitablement des conséquences négatives qui devront être traitées dans les mois et les années à venir.

Avant tout, permettez-moi de parler des aspects positifs : Assange n’est pas extradé vers les États-Unis et ne sera plus jamais poursuivi pour les faits qui lui étaient reprochés. Il a plaidé coupable pour un seul des 17 chefs d’accusation retenus contre lui.

En d’autres termes, les accusations les plus graves ont été rejetées. Il s’agit d’une victoire gigantesque pour toutes les organisations et médias alternatifs qui l’ont défendu sans relâche pendant toutes ces années, y compris pour les courageux partisans qui ont fait campagne pour lui tous les lundis pendant cinq ans sur la place de la Monnaie à Bruxelles. Toutes mes félicitations !

Cela a été possible alors que les grands médias ont maintenu le public dans l’ignorance ou la désinformation sur son cas. Ce résultat est une humiliation pour les médias et pour tous les journalistes qui ont désinformé à son sujet et qui les poursuivra pendant des années.

Ce cas démontre également que les grands médias ne contrôlent plus l’opinion publique et ont perdu toute crédibilité. C’est donc incontestablement positif.

Bien entendu, ce résultat comporte également de nombreux aspects négatifs. Le principal effet de ce qui est arrivé à Assange est l’intimidation. Même s’il est désormais libre, le message est sans équivoque : « Vous journalistes prenez des gros risques si vous osez publier sur nos crimes. Nous vous traquerons avec toutes les astuces sournoises que nous avons dans notre arsenal ». En d’autres termes, il ne fait aucun doute que cette affaire aura un effet dissuasif sur les futurs journalistes d’investigation.

Ne soyons pas naïfs : l’intimidation de tous les autres journalistes de recherche était l’objectif principal de l’accusation d’Assange depuis le premier jour. Les tribunaux suédois, britanniques et américains ont utilisé toutes les procédures possibles pour maintenir Assange en prison le plus longtemps possible.

On peut même affirmer qu’une éventuelle extradition vers les États-Unis n’était même pas l’objectif premier, mais les procédures judiciaires elles-mêmes, la détention provisoire, l’isolement dans une prison de haute sécurité, l’utilisation de la plus petite cellule disponible, la restriction de l’accès d’Assange à ses avocats…

Ces procédures visaient à briser Assange psychologiquement. L’éventualité de sa mort pendant sa détention (y compris pendant la pandémie) faisait également partie des objectifs.

Nous pourrions développer ici toutes les conséquences juridiques, mais je me limiterai à la principale. Ce qui était en jeu ici, c’est le principe de l’extraterritorialité juridique, qui a toujours été un principe de base de la coopération internationale.

Une personne qui n’est pas citoyenne d’un pays tiers ne peut être poursuivie en vertu d’une loi de ce pays pour des actes commis en dehors du territoire du dite pays. Ce que les EU voulaient obtenir était de renverser ce principe de base et de pouvoir exiger l’extradition d’un citoyen non américain pour des actes commis en dehors des EU. Personne dans le monde entier ne serait désormais à l’abri des persécutions américaines.

Si l’extradition d’Assange avait effectivement eu lieu, aucun journaliste ne serait encore en sécurité. Ce nouveau principe aurait eu un effet d’intimidation à titre préventif.

Dans son accord (‘plea deal’) avec la justice américaine, Assange a renoncé à son droit d’accès à son dossier par le biais d’une procédure FOIA (Freedom of Information Act). C’est une conséquence négative de son compromis. Mais en même temps, c’est un aveu implicite de la part des EU que leur dossier était caduc.

En outre, Assange peut également intenter une action en dommages-intérêts contre son gouvernement. Celui-ci a, durant toutes ces années, refusé toute assistance consulaire à son citoyen, une obligation qui engage tous les pays du monde par des traités internationaux. L’ambassade d’Australie à Londres a, par exemple, refusé d’exiger des conditions de prison plus humanitaires pour Assange et ne l’a visité qu’une fois en prison.

Assange vit maintenant en Australie, son pays natal. Rien ne l’empêche de procéder devant la justice australienne, d’obliger le gouvernement australien de publier leur dossier, qui contient sans aucun doute la plupart du dossier américain.

En résumé, la bataille juridique est loin d’être terminée. Le mouvement mondial qui a assuré sa libération a encore du pain sur la planche.

Le DR. – Julian a été un journaliste de haut niveau. Les grands titres de la presse ont publié ses articles et/ou fait référence à ces révélations. Que pensez-vous du comportement du journalisme, notamment de la grande presse, à propos de la persécution dont il fut l’objet ?

L.V. – Les grands médias avaient déjà adopté bon nombre de révélations de WikiLeaks bien avant le vidéo ‘Collateral Damage’ de 2010. Ils ont fait de même avec les révélations de crimes de guerre américains en Irak : New-York Times, Washington Post, Guardian, El Pais, Der Spiegel, Le Monde…

Au début, le gouvernement à Washington n’avait pas tout de suite de réponse à cette attaque à sa réputation (imméritée !). Ces médias ont gagné beaucoup d’argent avec ces articles et ont (brièvement) retrouvé une solide réputation de fournisseur d’information critique. Cette période de grâce n’a pas duré longtemps.

Au lieu de défendre Assange et WikiLeaks, ces médias se sont détournés vers une campagne de ragots, de distorsions et même de mensonges flagrants pour ce distancier de lui.

Au départ, ils l’ont fait pour une raison opportuniste : les services de renseignements américains et britanniques ont fait savoir qu’ils n’auraient plus d’accès privilégié aux scoops, aux ‘fuites’, aux moments de presse, à des interviews, aux contacts, ni aux participations à des missions à l’étranger…

Cependant, progressivement des menaces peu voilées sont apparues. Avec l’argument de la sécurité nationale, ils ont été avertis d’éventuelles sanctions et poursuites judiciaires.

Ceci dit, il y avait des autres motifs derrière la campagne de diffamation d’Assange. Les crimes de guerre en Irak n’étaient pas du tout secrets. Au contraire, la presse internationale était au courant de tout, était souvent des témoins directs. Ils avaient choisi de ne pas chroniquer ces crimes, consciemment.

Cette sélectivité n’a rien de nouveau. Ça a toujours été le cas, comme pour les massacres de la colonisation, des luttes de libération, les massacres au Vietnam – My Lai…

Le DR. – En Allemagne le journal « Junge Welt » est sous les menaces du ministère de l’Intérieur et des services de sécurité de l’État. Chez nous, votre journal ‘De wereld morgen’ est aussi visé par des procédures intimidantes. Situation semblable pour le mouvement pour la paix ‘Vrede’. Que pensez-vous de ces menaces et jusqu’où croyez-vous qu’elles pourraient aller ?

L.V. – Cela va effectivement plus loin maintenant. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que le système montre son vrai visage, le visage qu’il a toujours eu, mais sans la ‘discrétion’ d’avant. Avec l’essor d’internet et les médias sociaux, les grands médias ont perdu leur privilège de garde d’écluse pour déterminer ce qui passe (et comment ça passe) et ce qui ne passera pas.

D’où les récentes initiatives de faire taire la presse alternative. Cela se joue déjà assez ouvertement en Allemagne, en Grande-Bretagne et en France. L’Exemple du ‘Junge Welt’ (le monde jeune’) est pertinent. Je vous conseille tous de le suivre, c’est une excellente source d’information alternative en Allemagne.

Ce qui se passe avec nous ne va pas (encore) si loin. Il s’agit plutôt d’une campagne d’intimidation. Nous sommes suspects. Nous sommes soupçonnés de soutenir des organisations terroristes, d’antisémitisme, de diffuser des ‘fake news’, de violer le Traité Européen des Droits de l’Homme et de violer les codes de conduite journalistiques. Liste impressionnante. Chaque mois l’administration du Ministre-Président Jan Jambon (N-VA) doit lui fournir un audit sur l’information publiée sur notre site.

Chaque mois l’administration écrit dans son rapport qu’il n’y a rien et demande de conclure et d’arrêter cet audit mensuel. Chaque mois Jambon leur ordonne de continuer… On va voir ce que ça va donner avec le nouveau gouvernement régional flamand…

Le DR. – L’ensemble de ces démarches d’intimidation concernent, par hasard, les publications qui posent des questions embarrassantes aux autorités à propos des guerres ou conflits en cours. On peut condamner l’attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre mais non la vengeance sanglante de Netanyahou.

L.V. – Cette question vaut une interview séparée. Nous écrivons toujours de la même façon. Nous rejetons complètement le discours mainstream qui prétend que le 7 octobre serait une date isolée, sans contexte, sans historique. C’est ça notre devoir en tant que médias alternatifs : donner l’information sur le contexte et l’historique.

Le DR.Situation similaire en ce qui concerne la guerre en Ukraine. On peut condamner l’agression russe mais ne rien dire sur le gouvernement de Kiev et encore moins sur la responsabilité lourde de l’Union européenne dans les origines et le déroulement de cette guerre et si on ose le faire, on est immédiatement qualifié de ‘poutiniste’.

L.V. – Idem : contexte et historique. Sur ces deux questions : Gaza et l’Ukraine, nous avons toujours suivi cette ligne de base. Quel est le contexte, quel est l’historique.

Un des reproches classiques est toujours le même : vous êtes 100% avec nous ou vous êtes 100% notre ennemi. Il n’y rien entre ces deux positions. Vous acceptez le narratif de l’OTAN ou vous êtes Poutiniste. Vous approuvez la version sioniste d’Israël ou vous êtes antisémite et terroriste.

Pression ou intimidation, nous ne changerons pas de direction. Comme disait un grand leader cubain : l’histoire nous acquittera…

Le DR.- En Grande-Bretagne des violentes émeutes animées par l’extrême-droite suite au meurtre de trois fillettes. Quel est votre regard sur ce genre d’événements ? Qu’est-ce qu’ils augurent à votre avis ?

L.V. – Il y a plusieurs niveaux à cette affaire. Il y a a toujours eu une tendance fasciste en Grande- Bretagne. Rappelons que la classe supérieure britannique soutenait ouvertement Hitler et Mussolini durant les années 1930. Il y a toujours eu des émeutes d’extrême-droite même avant Margaret Thatcher.

Le racisme et l’antisémitisme sont profondément enracinés dans la société britannique. Après tout, c’était autrefois le plus grand empire colonial du monde.

Ceci dit, l’attaque néolibérale à la société de providence depuis Thatcher en 1979, continuée pas Tony Blair, par le parti conservateur et maintenant de nouveau par le Labour sous Keir Starmer, a donné à ces idées extrémistes un terrain fertile bien plus vaste qu’avant.

Ce n’est pas un hasard que ces émeutes soient principalement menées par des jeunes hommes blancs issus des classes populaires, sous les yeux approbateurs de leurs leaders comme Nigel Farage depuis leurs limousines.

Ces jeunes hommes voient depuis des décennies les messages de leurs médias qui disent que leur sort déplorable n’est pas du tout le résultat de l’exploitation par les riches mais la conséquence de la ‘concurrence déloyale’ des migrants, des LGBTQI, des réfugiés, des musulmans, des citoyens de couleur, des femmes émancipés…

Le DR. – Dans les années 70-80, lorsque le monde vivait une situation moins dangereuse que celle d’aujourd’hui il y avait en Belgique un puissant mouvement pour la paix. Son absence est criante aujourd’hui. Que faire ?

L.V. – Je ne suis pas d’accord que les mouvements pour la paix (pas ‘le mouvement’) soient absents. Voyez les nombreuses manifestations pour Gaza. Disons plutôt qu’ils sont désorientés. Le premier coup dur fut la guerre en Irak en 2003. Seulement quelques semaines avant l’invasion illégale des EU en Irak, les mouvements pour la paix avaient réussis des manifestations énormes, contre une guerre qui n’avait même pas commencé.

La guerre a eu lieu. Je pense que c’était même une des motivations des EU et de la Grande-Bretagne de mener cette guerre pour briser cette résistance massive mondiale pour la paix.

Un deuxième défi était l’invasion russe en Ukraine. Cela a divisé le mouvement pacifiste. Cela est allé tellement loin que certains pacifistes soutiennent maintenant le narratif de l’OTAN.

Vient donc le 7 octobre 2023. Certains pacifistes – disons plutôt des ex-pacifistes – soutiennent pleinement Israël, les EU et l’OTAN.

Cette désintégration morale est également perceptible dans les partis verts. En Allemagne, la ministre Vert des Affaires Étrangères Annalena Baerbock est plus fanatique que les partis de droite…

Que faire ? Repartir de zéro, poursuivre la lutte, informer (comme nous le faisons à dewereldmorgen.be), mobiliser, convaincre. Il n’y a pas de remède miracle.

Suivons l’exemple de nos prédécesseurs, qui ont lutté contre l’esclavage, contre la colonisation, contre le racisme, pour le suffrage universel, pour le suffrage des femmes, pour les droits sociaux. Ils menaient leur lutte dans des circonstances bien plus difficiles, voire dangereuses.

Ils n’ont jamais abandonné leur combat. Faisons de même.

Propos recueillis par Vladimir Caller


Le Drapeau Rouge

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